Intervention de Pierre-Yves Collombat

Réunion du 14 juin 2011 à 21h45
Équilibre des finances publiques — Question préalable

Photo de Pierre-Yves CollombatPierre-Yves Collombat :

Le prêchi-prêcha qui accompagne ce projet de loi constitutionnelle fait penser à ces contes moraux bourgeois du XIXe siècle, illustrés de vignettes émouvantes, destinés à l’édification des prolétaires.

Sur la première vignette, on voit l’expulsion d’une famille éplorée agrippée aux basques d’un homme visiblement ivre. Dans un angle, le garde des sceaux rappelle : « Quand les parents boivent, les enfants trinquent ! »

Sur la seconde vignette, on voit la même famille, mais radieuse cette fois, dans un appartement respirant une honnête propreté. La morale de l’histoire revient au ministre du budget : « Sobriété égale prospérité ; c’est le bon sens ! »

Éprouvée, la méthode consiste à réduire toute question complexe à un unique problème et à lui trouver une solution simple, compréhensible pour les gens pressés, relevant soi-disant du bon sens. Sa pertinence importe peu, le but n’étant pas de changer l’ordre des choses, puisqu’il est parfait, mais de corriger les hommes. Pour cela, lois et prédications suffisent.

En l’espèce, la question se limite à celle de l’équilibre budgétaire et de l’endettement public.

On a évacué – au moins jusqu’à tout récemment – les liens que cet endettement pourrait avoir avec l’endettement privé, la dynamique économique et l’emploi ou encore le mode de fonctionnement de l’Europe et de la zone euro. Ce débat est jugé inutile, puisqu’on connaît déjà l’origine des déséquilibres : l’électoralisme idiosyncrasique des parlementaires, qui pousse à la dépense.

Hier, l’irresponsabilité des élus locaux a justifié la réforme territoriale ; aujourd’hui, celle des parlementaires justifie qu’on leur ôte toute initiative en matière financière.

On oublie que le Gouvernement, en France, dispose déjà de tous les moyens constitutionnels de s’opposer à ces fâcheuses manies, à la différence de l’Allemagne ou du Royaume-Uni, qui ignorent les facilités du régime consulaire. « À celui qui n’a pas on lui ôtera même ce qu’il a », avait prédit Saint-Mathieu !

Personne non plus ne se fait d’illusion sur l’efficacité du dispositif. Jean-Jacques Hyest nous rappelle dans son rapport que, là où elle existe, la camisole budgétaire constitutionnelle reste dans le placard. Il précise ainsi que « cette constitution financière n’a pas suffi à garantir la vertu budgétaire en Allemagne » et que « l’emballement des déficits et de la dette consécutif à la crise financière a contraint les autorités [britanniques] à adapter leur règle budgétaire et décaler le retour à l’équilibre à l’horizon 2017-2018 ».

Quant au Gouvernement, s’il ne se sent pas capable de conduire la politique financière de la France, qu’il s’en aille !

Constatons par ailleurs que la non-application par le Gouvernement de la règle qu’il entend constitutionnaliser, c’est-à-dire une loi de règlement non conforme à une loi de programmation, n’aurait aucune conséquence.

On néglige aussi que l’origine comptable de la dette publique française n’est pas l’excès de dépenses, mais le défaut abyssal de recettes, dont l’origine structurelle, par-delà la crise, est à rechercher, premièrement, dans la chute de la part relative des revenus du travail dans le partage de la valeur ajoutée au cours de ces trente dernières années et, deuxièmement, dans les dépenses fiscales et les exonérations de cotisations sociales généreusement accordées.

Concernant ce dernier point, les chiffres auxquels parviennent Philippe Marini et Jean Arthuis dans leur récent rapport sont impressionnants. Selon les modes d’évaluation, les allégements fiscaux varient entre 148 milliards et 220 milliards d’euros, et les allégements sociaux entre 41 milliards et 80 milliards d’euros.

Au total, le manque de recettes publiques se situe entre un minimum de 190 milliard d’euros et un maximum de 300 milliards d’euros. Il faut comparer ce chiffre au déficit des comptes publics pour 2009, qui s’élevait, en pleine crise, à 145 milliards d’euros !

Si ce n’est pas organiser l’insolvabilité de l’État et la faillite des régimes sociaux, c’est bien imité ! Faire le contraire ne ferait pas de mal aux comptes publics !

Origine plus sournoise de la faiblesse des recettes publiques : la réduction de la part des revenus du travail par rapport à celle du capital ces trente dernières années. Moins de revenus du travail, compte tenu du traitement de faveur dont bénéficient les revenus du capital, c’est moins d’impôts et de cotisations.

Si cette « déformation du partage de la valeur ajoutée », comme on dit dans le jargon, n’est pas une spécialité européenne, elle a été particulièrement forte dans l’Europe des Quinze et en France : moins 12, 1 points de PIB dans l’Europe des Quinze, contre moins 5 points aux États-Unis.

Ces chiffres sont ceux de l’excellent rapport d’information de nos collègues Joël Boudin et Yvon Collin relatif à la coordination des politiques économiques en Europe.

En France, en Allemagne et au Royaume-Uni, la diminution est de l’ordre de 10, 2 à 10, 4 points de PIB. Mais les pays actuellement dans la tourmente accusent une baisse bien plus importante : moins 13, 4 points de PIB pour l’Espagne et moins 35 points de PIB pour la Grèce.

Si le credo libéral, résumé par la célèbre formule d’Helmut Schmidt – « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain » – avait été vérifié, cette évolution n’aurait pas eu un impact aussi négatif sur l’emploi, la consommation et les recettes de l’État. La production aurait trouvé ses débouchés dans l’investissement, l’emploi puis la consommation.

Mais, en l’occurrence, la foi n’a pas suffi à déplacer les montagnes. L’excédent de revenus du capital n’a pas été réinjecté dans l’économie réelle, mais est allé croître et se multiplier dans des bulles spéculatives récurrentes.

Le maintien du niveau de la consommation et de l’emploi a donc imposé de compenser les fuites.

Trois ingrédients ont été utilisés, dans des cocktails de composition variable selon les pays et les gouvernements : recherche d’excédents extérieurs, endettement public ou privé. En fait, deux ingrédients seulement, puisque les balances excédentaires supposent des balances déficitaires et des pays endettés. Le vrai moteur de la croissance de ces années fut donc l’endettement public ou privé. Là où l’endettement public était contenu, comme au Royaume-Uni et en Espagne, l’endettement privé a explosé.

La France, elle, a globalement opté pour le « mou » : croissance molle, en tout cas inférieure à celles du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Irlande, de la Grèce ou de l’Espagne ; endettement des ménages et endettement public comparativement modéré, même aujourd’hui.

Ce qui, aux yeux des libéraux français, passe pour du keynésianisme pur sucre s’est globalement limité à caler la croissance de l’emploi sur celle de la population active, sans parvenir à réduire autant qu’ailleurs un solde de chômage et de sous-emploi relativement élevé.

J’emploie le terme « globalement », car tous les gouvernements n’ont pas fait la même chose. On doit aux cinq années du gouvernement de Lionel Jospin 60 % des créations d’emplois salariés de ces vingt dernières années, période durant laquelle le niveau de la dette publique a légèrement baissé et l’endettement privé légèrement augmenté.

Entre 1989 et 1996, 726 000 emplois salariés supplémentaires ont été créés, soit une moyenne de 90 750 par an.

Entre 1997 et 2002, 2 197 000 emplois salariés supplémentaires ont été créés, soit 366 000 par an.

Entre 2003 et 2009, 466 000 emplois salariés supplémentaires ont été créés, soit 66 600 par an.

On me répondra que le gouvernement de Lionel Jospin a bénéficié d’une période de croissance. Comme si, en vingt ans, il n’y avait eu que cinq années de croissance… En réalité, ce résultat est bien le produit d’une politique.

Rappeler cela, c’est poser la question de savoir comment le Gouvernement entend nourrir la croissance, l’emploi, la consommation et les recettes fiscales sans augmenter les revenus du travail et en réduisant l’endettement public.

Songe-t-il à appliquer la recette du candidat Nicolas Sarkozy, qui, au printemps 2007, déclarait : « Les ménages français sont aujourd’hui les moins endettés d’Europe. Or, une économie qui ne s’endette pas suffisamment, c’est une économie qui ne croit pas en l’avenir, qui doute de ses atouts, qui a peur du lendemain. […] Il faut réformer le crédit hypothécaire. Si le recours à l’hypothèque était plus facile, les banques se focaliseraient moins sur la capacité personnelle de remboursement de l’emprunteur et plus sur la valeur du bien hypothéqué. »

Il est toutefois douteux, monsieur le ministre, que vous songiez à appliquer cette méthode, la crise ayant montré ses limites. À l’usage, l’endettement privé, retraité par la machine spéculative bancaire, est encore plus dangereux que l’endettement public, qu’il a par ailleurs lui-même contribué à stimuler, comme vous l’avez rappelé, monsieur le ministre.

C’est en effet pour sauver un système bancaire gavé de titres toxiques que le lapin blanc de la dette privée a été changé en lapin noir de la dette publique. Que la France se soit plutôt mieux tirée de ce numéro de cabaret financier que l’Allemagne, le Royaume-Uni et, évidemment, l’Irlande – modèle de réussite libérale brutalement ramenée au rang de pays du « Club Med » – ne signifie pas qu’elle ne pâtisse pas de la déstabilisation de l’euro qui en est résultée.

Si la France n’était pas devenue la cible de la spéculation, nous ne serions pas là aujourd’hui. Vous l’avez d’ailleurs avoué candidement dès mai 2010, monsieur le ministre, en affirmant : « Nous devons maintenir notre AAA, réduire notre endettement pour éviter d’être trop dépendant des marchés, et nous devons le faire dans la durée, d’où l’idée de révision constitutionnelle, pour bien montrer que ce n’est pas simplement un coup pour rien pour faire plaisir à des marchés, mais vraiment une nouvelle inflexion, une nouvelle tendance, une nouvelle discipline budgétaire française. »

« La politique de la France ne se fait pas à la corbeille ! », disait le général de Gaulle. Autres temps, autres mœurs, autres hommes…Grandeur et décadence !

Pourquoi d’ailleurs les marchés ne dicteraient-ils pas leur loi puisqu’on les a placés en situation de le faire ? Une promesse d’équilibre budgétaire, voire un excédent budgétaire réel suffiront-ils à changer leur comportement ?

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