Oserai-je relever, monsieur le président, que, en me conformant ainsi à une tradition qui remonte à l'année 1832, j'ai l'occasion de monter de nouveau à la tribune de la Haute Assemblée pour la première fois depuis dix-sept ans ? Je ne vous cacherai pas en tout cas l'émotion que j'en ressens, et je vous remercie à cet égard, monsieur le président, de vos propos.
Mesdames, messieurs les sénateurs, vous le savez mieux que quiconque, le rapport public annuel n'est plus la seule publication de la Cour des comptes. Pour s'en tenir, par exemple, aux trois ou quatre derniers mois écoulés, la Cour, outre ses communications sur l'exécution de la loi de finances et sur l'application de la loi de financement de la sécurité sociale, a publié des rapports thématiques consacrés à « l'accueil des immigrants et à l'intégration des populations issues de l'immigration », au « maintien en condition opérationnelle des matériels des armées », ou encore au « démantèlement des installations nucléaires et à la gestion des déchets ».
Près d'une dizaine d'autres rapports publics particuliers - telle est en effet leur appellation - sont actuellement en cours d'élaboration et seront transmis à la Haute Assemblée, pour la plupart, dès cette année ; ils témoigneront de la diversité des interventions de la Cour et de ce qu'elle me paraît pouvoir apporter en termes d'appréciation de l'efficacité des politiques publiques et de contribution à l'amélioration de la qualité de la gestion publique.
S'agissant par ailleurs du contrôle des organismes faisant appel à la générosité publique, la Cour a publié depuis un an des rapports sur le Comité français pour l'Unicef, sur l'Association française contre les myopathies et, voilà quelques jours à peine, sur l'Association pour la recherche sur le cancer.
Elle s'apprête en outre à procéder aux vérifications qui déboucheront sur un bilan global, lequel sera rendu public, de l'utilisation des fonds recueillis en France à la suite du tsunami. Le rapport, élaboré à l'échelon national, sera complété par un autre, de portée internationale, qu'elle réalisera en sa qualité de commissaire aux comptes de l'Organisation des Nations unies.
Si le rapport public annuel, accessible aux citoyens depuis 1938, n'est donc plus la seule expression publique de la Cour des comptes, nous entendons néanmoins lui conserver toute son importance. Bien loin de le considérer comme vidé de son sens par la croissance du nombre des autres publications, nous nous attachons à le faire évoluer pour qu'il ne cesse de constituer à la fois un relevé des activités de la Cour et des chambres régionales et territoriales des comptes, un inventaire des observations les plus significatives et les plus exemplaires des choix et des pratiques des pouvoirs publics dans la mise en oeuvre de leur politique et, enfin, un état des suites réservées aux interventions des juridictions financières.
Les deux volumes du rapport qui vous est remis, monsieur le président, y contribuent chacun à leur manière.
Le rapport d'activité, publié depuis quatre ans dans un fascicule distinct, est le moyen de donner la mesure de nos activités et de répondre à une obligation de transparence à laquelle les juridictions financières veulent d'autant plus souscrire que c'est pour elles le moyen de faire connaître l'efficacité de leurs interventions.
L'absence de suites aux interventions de la Cour est en effet une légende qui n'a probablement que trop duré. Peut-être la Cour et les chambres régionales sont-elles trop modestes pour revendiquer la paternité des réformes intervenues après leur passage ? Peut-être retient-on plus l'anecdote que les réformes de fond auxquelles nous avons contribué ? Toujours est-il que, contrairement aux idées reçues, nombre de nos contrôles produisent des effets tangibles. L'actualité même en offre la démonstration : les péripéties diverses qu'affronte actuellement telle fédération sportive doivent, pour le moins, quelque chose à la Cour des comptes. A l'inverse, le redressement de telle association de lutte contre le cancer n'aurait pas été possible sans l'intervention, en son temps, de notre juridiction.
Dans le rapport d'activité, vous trouverez d'autres illustrations encore des résultats obtenus. Ils sont loin d'être négligeables, si l'on considère, par exemple, la réforme entreprise par la protection judiciaire de la jeunesse après le contrôle de la Cour en 2003, ou les modifications significatives auxquelles ont procédé nombre de collectivités territoriales dans leur mode de relation avec leurs délégataires de service public, après les contrôles des chambres régionales des comptes.
Quant au contenu du second volume, il n'a peut-être pas le caractère exhaustif de jadis, mais il ne se limite pas non plus à un propos d'ambiance. Il permet, à partir de quelques exemples significatifs, de prendre la mesure de ce qu'est la gestion publique et des écarts qui peuvent la séparer de ce qu'elle devrait être, ou encore d'en retracer les évolutions, d'en évaluer les succès ou les insuffisances.
Tant ses nouvelles publications que le nouveau contenu du rapport public attestent que la Cour s'efforce sans cesse de s'adapter aux évolutions de son environnement, parmi lesquelles, en particulier, le renforcement progressif et continu, depuis plus de dix ans, de sa contribution à l'information du Parlement. Ce renforcement - vous l'avez justement évoqué, monsieur le président -, à l'initiative duquel je m'honore d'avoir pris une part, fût-elle modeste, dans une vie antérieure, aura été confirmé, amplifié et approfondi par la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF.
Ainsi la Cour contribue-t-elle activement aux travaux de votre commission des finances et de votre commission des affaires sociales. Depuis 2002, ce ne sont pas moins de douze rapports que la Cour aura élaborés à la demande de la commission des finances, et nous nous attacherons à honorer de même les demandes qui seront formulées au titre de l'année 2005. La Cour est d'ailleurs très sensible à l'habitude prise par la commission des finances, sous l'impulsion de son président, M. Arthuis, d'organiser une audition des ministres ou des directeurs concernés pour débattre des conclusions de chacun de ces rapports.
De la même façon, la collaboration avec la commission des affaires sociales est très fructueuse, et je m'apprête à transmettre à son président, M. About, le rapport qu'il nous a demandé sur la question des victimes de l'amiante. Nous ferons d'ailleurs ainsi, et pour la première fois, une application de l'article L. 132-3-1 du code des juridictions financières, qui autorise désormais la commission chargée des affaires sociales à saisir elle-même la Cour des comptes d'une demande d'enquête sur toute question relative à la loi de financement de la sécurité sociale.
Enfin, les référés de la Cour font désormais l'objet, dans les conditions prescrites par la loi, de communications systématiques à votre assemblée.
Sans doute nous faudra-t-il aller plus loin encore si nous voulons être certains de disposer des meilleurs moyens pour apprécier l'efficience et l'efficacité des administrations, c'est-à-dire leur performance, et pour optimiser l'usage qui est fait de ce bien rare qu'est l'argent public.
Je demanderai ainsi à la Cour - et le président de la commission des finances, M. Arthuis, n'est pas le dernier à nous y inciter - de mieux et plus clairement encore exprimer ses recommandations afin de faciliter les suites qui leur seraient réservées par l'exécutif ou, à défaut, pour mettre davantage le Parlement en mesure d'en pointer l'absence et d'en évaluer les conséquences.
Peut-être faudra-t-il également veiller à ce que l'ensemble de ces recommandations et préconisations soit connu du Parlement. Si l'on ne devait pas souhaiter une communication plus rapide des référés aux deux assemblées, du moins pourrait-on envisager que leur soit transmise trimestriellement une synthèse des propositions qu'y formule la Cour, ce qui faciliterait leur exploitation rapide.
Mais les principales implications à tirer du nouveau contexte que j'évoquais restent à venir.
Demain, on le sait, la Cour des comptes assumera à l'intention du Parlement la tâche nouvelle de certification des comptes de l'Etat. Elle jouera par ailleurs, avec les chambres régionales des comptes, un rôle majeur dans le processus de l'évaluation de la performance des politiques publiques. Il reviendra ainsi aux juridictions financières d'être les garantes d'une mise en oeuvre satisfaisante de la LOLF, dont le législateur a tenu à ce qu'elles soient l'un des rouages essentiels.
Ne nous y trompons pas, en effet : rien n'ira de soi dans le jugement de la performance, qui ne pourra évidemment pas reposer seulement sur les données chiffrées. Un complément d'appréciation d'ordre qualitatif sera indispensable. Les Anglo-saxons l'ont d'ailleurs bien compris, qui sont nombreux à avoir abandonné l'approche par les seuls indicateurs pour opter en faveur d'une autre, fondée sur les mesures de performances, laquelle permet une évaluation à la fois quantitative et qualitative plus conforme à la réalité multiforme et évolutive de l'action publique.
Ce complément d'ordre qualitatif, il va revenir à la Cour des comptes de l'apporter. Mais il n'y aura pas que cela.
La Cour devra ainsi être non seulement autorisée, mais parfois expressément invitée à formuler des propositions de réforme de la LOLF, dont ce serait une erreur de la considérer comme un monument intangible.
Ainsi, je ne suis ni le premier ni le dernier à souligner que la France est probablement le seul pays à présenter la totalité des dépenses de l'Etat sous la forme de programmes, alors même qu'on peut se demander si toutes les formes de l'action publique peuvent y trouver systématiquement leur traduction.
Il est probable que nous découvrirons rapidement le danger qu'il y aurait à rester prisonnier de tel programme qui serait considéré comme complet et immuable, alors que les actions, par nature, changent en fonction des décisions des pouvoirs publics. Il faudra pour le moins accepter que la gestion par programme soit appliquée avec souplesse et pragmatisme en attachant plus d'importance à l'esprit général du programme qu'à son contenu et, si cela ne suffit pas, avoir le courage de procéder aux changements qui s'avèreraient nécessaires.
La réussite de la LOLF constitue un enjeu trop important en termes de renforcement de la démocratie parlementaire, de transparence et de responsabilité des gestionnaires dans l'usage de l'argent public pour que toutes les chances de réussite ne soient pas réunies.
Vous aurez compris, mesdames, messieurs les sénateurs, que les juridictions financières sont résolues à tout mettre en oeuvre pour qu'il en soit ainsi. Mais vous ne serez pas étonnés de m'entendre dire que, pour qu'elles puissent agir avec une totale impartialité et avec efficacité, il me paraît souhaitable de reconsidérer leur place.
Bref, il s'agit de tirer toutes les conséquences du choix qui a été fait par notre pays de ne retenir aucun des modèles habituels de positionnement de l'institution supérieure de contrôle, à savoir son rattachement à l'exécutif ou au législatif. Certes, le choix ainsi opéré en 1958 par le constituant n'était qu'implicite. Et sans doute cela peut-il expliquer qu'il ait fallu attendre les années quatre-vingt-dix pour que le Parlement et la Cour des comptes en tirent les premières conséquences concrètes, et l'année 2001 pour que le Conseil constitutionnel pose clairement le principe de l'équidistance de la Cour vis-à-vis du Parlement et du Gouvernement, qu'ultérieurement la logique de la LOLF allait rendre incontournable.
Dans ces conditions, peu après ma nomination il m'est vite apparu que la présence des juridictions financières dans un programme rattaché à une mission du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie - comme à tout autre élément de l'exécutif - était difficilement défendable. C'est pourquoi la Cour, avec le renfort du Conseil d'Etat, a formulé un certain nombre de suggestions pour que son positionnement soit remis en conformité avec le principe que j'ai rappelé. L'affaire nous a paru d'importance, car ce sont la clarté, la qualité et la pérennité des rapports du Parlement et de la Cour qui sont en question.
Je sais gré à la commission des finances du Sénat d'avoir prêté une oreille attentive à nos analyses et je la remercie de la part qu'elle a prise au dégagement d'une esquisse de solution qui, pour être totalement satisfaisante, devra selon nous prendre en compte le fait que les juridictions financières forment un tout indissociable devant être traité comme tel et, par ailleurs, proscrire tout rattachement qui, par définition, mettrait en cause notre double et égale référence au législatif et à l'exécutif.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, les treize insertions du présent rapport public ne tiennent pas de ce que l'on dénomme communément « l'épinglage ».