Intervention de Roland Muzeau

Réunion du 1er mars 2005 à 16h30
Réforme de l'organisation du temps de travail dans l'entreprise — Discussion d'une proposition de loi

Photo de Roland MuzeauRoland Muzeau :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, objet de débat et de controverses dans l'ensemble des pays industrialisés, la question de la durée du temps de travail soulève des enjeux économiques et sociétaux majeurs. En France, elle est au centre d'un combat acharné de la part du MEDEF et de la droite parlementaire depuis le 10 octobre 1997.

Depuis cette date, vous n'avez eu de cesse de dénoncer, sans jamais apporter la preuve de vos assertions, « la stratégie perdante de la RTT » et les régressions tant économiques que sociales dont elle serait responsable. Le très orienté rapport d'information du député Hervé Novelli n'a pu démontrer que la baisse de la durée du temps de travail ait entraîné une baisse de la compétitivité. Son auteur a même dû convenir de la création de 350 000 emplois, ce qui n'est pas sans importance à l'heure où la croissance française est moins créatrice d'emplois que par le passé.

Le président de l'Union professionnelle artisanale, l'UPA, a dit « pouvoir prouver que l'application des accords signés a permis de faire des gains de productivité et d'augmenter les bénéfices ». Quant aux salariés, ils sont une grande majorité à vouloir préserver cet acquis social et à porter en même temps une forte exigence de maintien de leur pouvoir d'achat.

Le chantage à l'emploi auquel se sont scandaleusement livrés de grands groupes, en l'occurrence Bosch, Siemens et SEB, profitant du contexte pour obtenir une nouvelle réduction du coût du travail, visait à arracher aux salariés une augmentation de leur durée de travail sans compensation salariale.

Tout en passant sous silence les contraintes budgétaires plus pressantes du pacte de stabilité, le Gouvernement Raffarin, sans chercher bien sûr à contenir, voire à endiguer ces offensives libérales, s'est engouffré dans les voies déjà ouvertes pour remettre sur le devant de la scène le sujet controversé de la réforme des 35 heures, qualifié jadis de débat imbécile par le Président de la République.

Dans un pays qui compte 4 millions de demandeurs d'emplois, où le taux de chômage officiel a désormais franchi la barre fatidique des 10 % de la population active, où le pouvoir d'achat, moteur de la croissance, est lui aussi en berne et où, en outre, le sous-emploi est massif, notamment aux âges extrêmes, la priorité sociale est-elle vraiment de revenir sur les 35 heures ?

Selon nous, l'urgence est plutôt de lutter résolument contre le chômage, en réfléchissant moins en termes de « travailler plus » qu'au fait d'être plus nombreux à travailler et de travailler mieux.

Au lieu de cela, vous stigmatisez une France paresseuse, notre société de loisirs oubliant au passage les individus privés de travail, ceux qui sont contraints aux petits boulots cumulés pour tenter de vivre, tous les travailleurs pauvres de l'hôtellerie et de la restauration, des services, de la distribution, qui, faute de pouvoir travailler plus de vingt heures payées au SMIC, gagnent 525 euros par mois, mais aussi les femmes, qui occupent 85 % des emplois à temps partiel de moins de quinze heures hebdomadaires, aux journées éclatées et harassantes entre transport, travail peu valorisant et enfants qui attendent, sans compter les saisonniers et tous ceux qui occupent un emploi précaire.

A tous ces adultes en âge de travailler, aux 3, 6 millions de personnes dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté, vous proposez - pour ne pas dire vous imposez - le sous-emploi, en copiant les politiques anglo-saxonnes du workfare.

Le texte que nous examinons est un non-sens dans ce contexte. Avec votre projet, on pourra faire travailler les salariés plus de 2 000 heures, ce qui était la revendication du patronat d'avant 1936 !

Les slogans sont instrumentalisés pour mieux revisiter, dans un sens hyper-individualiste, les relations de travail, comme l'a déploré M. Olivier Favereau : ce professeur d'économie souligne que, « regardés de près, du point de vue de la théorie économique, ces deux slogans, travailler plus pour gagner plus et rétablir la liberté de choix, sous couvert de modernité et de flexibilité, trahissent une vision de l'économie et de l'entreprise qui fleure bon le XIXe siècle ... ».

Qui sont les archaïques ?

Il regrette encore que l'« on nous propose, pour améliorer les performances de l'économie française, le schéma extensif qui est le prototype du capitalisme le plus archaïque - et certainement le moins défendable - non seulement sur le critère de justice sociale, mais aussi sur le critère d'efficacité économique ».

Je vous laisse, mes chers collègues, plaider en faveur d'un texte dit « pragmatique et équilibré ». Quant à moi, je suis convaincu du caractère étroitement idéologique des mesures qu'il recèle, visant prioritairement à accentuer la libéralisation du marché du travail.

Près de sept français sur dix ont exprimé de la sympathie envers les salariés du privé et du public qui sont descendus massivement dans la rue pour défendre les 35 heures, les salaires et l'emploi.

Les syndicats auditionnés par notre rapporteur ont tous confirmé, y compris les organisations patronales - à l'exception, bien sûr, ce qui nous rassure, du MEDEF et de la CGPME, la Confédération générale des petites et moyennes entreprises -, qu'ils n'étaient pas demandeurs d'une remise en cause des 35 heures.

François Fillon fut déjà, de main de maître, à l'initiative de mesures assouplissant substantiellement la loi Aubry II, laquelle, il est vrai, s'était affranchie de deux verrous susceptibles de donner à la réduction du temps de travail toute son efficacité.

En 2003, M. Fillon évoquait aussi la liberté de pouvoir gagner davantage, alors qu'il ouvrait largement la possibilité d'abaisser à 10 % la majoration des heures supplémentaires via la négociation collective, déplaçant par la même occasion lesfrontières entre le rôle de la loi et celui de la convention, puisque les taux de droit commun, 25 % pour les huitpremières heures supplémentaires et 50 % au-delà, devenaientsupplétifs.

Quant à l'aménagement d'un régimespécifique de majoration des quatre premières heuressupplémentaires à 10 % seulement au bénéfice des pluspetites entreprises employant vingt salariés au plus, on peut constater là aussiqu'il était de nature à retirer du pouvoird'achat aux salariés.

Le contingent annuel d'heures supplémentaires, fixé sans limite par simple accord d'entreprise, est passé de 130 à 180 heures. Les conventions de forfaits ont été élargies, contribuant à remettre en cause la durée légale.

Plus récemment, cette fois sous votre responsabilité, monsieur le ministre, à l'occasion de l'examen par le Parlement de la loi dite de cohésion sociale, des dérogations importantes ont été introduites au régime du travail de nuit pour les activités de production rédactionnelle et industrielle de presse, au risque de banaliser ce mode dérogatoire du temps de travail, nécessitant à ce titre une protection juridique sans faille et des garanties de compensation pour préserver la santé et la sécurité des salariés, mais aussi leur vie personnelle.

Une autre norme servant à définir le temps de travail effectif, celle qui a trait au temps de trajet, a elle aussi été appréhendée législativement de façon restrictive, au mépris de la jurisprudence constante de la chambre sociale de la Cour de cassation.

Bref, tous les outils permettant aux entreprises d'échapper à la réduction du temps de travail ou d'instrumentaliser cette dernière pour en tirer un maximum d'avantages, dans une logique de flexibilité et de compétitivité, existent bel et bien.

De l'avis unanime, certains de ces outils ne seraient pas pleinement utilisés par les entreprises. Je pense évidemment au contingent d'heures supplémentaires, porté à 180 heures annuelles, dont seules 70 heures en moyenne seraient utilisées aujourd'hui. Pourquoi alors décider de franchir un pas supplémentaire en portant ce dernier à 220 heures ?

Pourquoi tant d'acharnement de la part du Gouvernement à défendre une réforme contre les salariés, réforme qui, de surcroît, ne répond pas aux besoins de la majorité des entreprises ? Pour le bien-être des salariés, leur santé, leur pouvoir d'achat ? Pour l'emploi ?

Non, bien sûr ! Nous verrons ultérieurement qu'en réalité tout est illusion, leurre, prétexte à masquer les vrais débats.

Pour la CFTC, la Confédération française des travailleurs chrétiens, « le thème de l'adaptation des 35 heures fait figure de bouc émissaire et occulte les autres problèmes structurels de l'économie française, comme la tendance au sous-investissement des entreprises ou l'insuffisance du financement du tissu industriel ».

Si les gouvernements Raffarin successifs ont effectivement agité les 35 heures, c'est pour mieux masquer l'échec de leurs politiques fiscale, économique et sociale, dont on mesure aujourd'hui les effets déplorables sur l'emploi et le pouvoir d'achat et, a contrario, les effets plus que bénéfiques sur le capital.

Aux résultats spectaculaires affichés par BNP-Paribas et la Société Générale a succédé l'avalanche des résultats des grandes compagnies françaises en 2004, tous plus mirifiques les uns que les autres : 9 milliards d'euros de profits nets pour Total, soit un bénéfice en hausse de 23 %, un bénéfice net en hausse de 143 % pour L'Oréal, une hausse de 30 % de profits pour Schneider Electric, un bénéfice net d'Arcelor en hausse de 900 % et, dans toutes ces entreprises, des suppressions d'emplois.

Dans ces conditions, vous aurez beaucoup de mal à nous convaincre de l'opportunité de vos choix, visant notamment à faciliter et à accélérer les restructurations et les procédures de licenciement, à abaisser toujours davantage le coût du travail et, par là même, à « smicariser » le salariat, ou de la nécessité de réduire encore l'impôt de solidarité sur la fortune, voire d'envisager, comme s'y est engagé le Président de la République, d'exonérer totalement, d'ici à trois ans, les entreprises de toute cotisation sociale au niveau du SMIC, sans parler de la réforme de la taxe professionnelle pour les collectivités territoriales.

Il sera particulièrement difficile pour ce gouvernement de rester désespérément sourd aux revendications légitimes des salariés et des fonctionnaires portant sur leur pouvoir d'achat.

Décidément, les contrastes sont trop forts entre, d'une part, l'aisance financière des entreprises, qui leur permet, selon l'Institut national de la statistique et des études économiques, de dégager un taux de marge de plus de 40 %, conduisant ces dernières, au niveau européen, à verser 199 milliards d'euros de dividendes aux actionnaires et à payer, pour les plus grandes, 8 milliards en rachat d'actions et, d'autre part, la réalité de la modération salariale, la perte de pouvoir d'achat des salariés, toujours plus nombreux à être exposés à des carrières précaires et aux bas salaires, alors que leur productivité horaire est parmi les plus élevées d'Europe.

En 1975, moins de 5 % des salariés étaient rémunérés au SMIC. En 1993, ils étaient plus de 8 %. Ils sont désormais 14 %.

Je citerai d'autres statistiques éloquentes : en 2002, les salariés étaient près de 17 % à émarger à 950 euros net par mois, somme inférieure au SMIC, représentant les deux tiers du salaire médian et servant à référencer les bas salaires.

Par ailleurs, le nombre de branches professionnelles dont la grille démarre en dessous du salaire minimum a plus que doublé en quinze ans.

Le résultat des négociations annuelles menées dans toutes les entreprises sur le thème des salaires montre lui aussi toutes ses limites. En moyenne, les ouvriers de la métallurgie, dont près de la moitié vivent avec moins de 960 euros par mois, obtiennent des augmentations de salaires de 1, 8 % !

Allez-vous enfin, monsieur le ministre, prendre la mesure du caractère urgent et crucial de la question salariale, en la traitant dignement, notamment en convoquant sur ce thème une conférence nationale ?

S'agissant plus globalement du pouvoir d'achat des Français, allez-vous enfin admettre que sa moyenne de croissance est effectivement bien inférieure à celle des années passées - quand il ne « dégringole » pas ! - et que, là encore, vous portez une lourde responsabilité.

Par vos choix fiscaux, vous avez fait de la baisse des impôts pour les plus riches une priorité et, par vos pseudo-réformes des retraites, de la sécurité sociale, de la dépendance, vous avez augmenté les prélèvements sociaux.

Mes chers collègues, nous savons également que l'objet de cette proposition de loi déborde de la seule question du temps de travail.

Ne s'agit-il pas aussi, en réservant soi-disant une place plus importante à la négociation collective, d'individualiser encore davantage les rapports de travail et de renvoyer le salarié dans un tête-à-tête forcément déséquilibré avec son employeur ?

Laurent Mauduit, dans une analyse parue dans Le Monde du 16 février dernier, se demande légitimement si la droite libérale n'ambitionne pas toujours de brûler le code du travail, tant il est vrai que les réformes passées ou celles qui sont en préparation, notamment la réécriture du code du travail ou la création du fameux contrat intermédiaire, ajoutées au discours ambiant qui fait suite aux rapports de MM. de Virville ou Camdessus, tendent à remettre en cause le cadre traditionnel du contrat de travail.

La liberté du contrat de travail est un thème présent dans le texte qui nous est soumis. Or cette liberté est une fiction juridique, comme l'a rappelé récemment à La Tribune Philippe Waquet, remarque étant faite « que le contrat de travail est la seule convention qui établisse une relation de subordination entre les parties : le salarié doit obéir au patron ».

A vous entendre, les salariés n'auraient plus besoin d'être protégés par un socle commun de garanties, y compris contre eux-mêmes s'agissant de leur santé, ou contre leur employeur avec qui ils seraient à égalité !

C'est ainsi que vous justifiez l'article 2 du texte favorisant sur la base du volontariat - ou plutôt de la contrainte ! - le développement du temps dit choisi conduisant les salariés à effectuer des heures supplémentaires au-delà du contingent annuel et faisant exploser pour les cadres au forfait la durée maximale de 218 jours actuellement applicable.

Toujours sous couvert de liberté du temps retrouvée, vous dénaturez le compte épargne-temps en l'axant sur son utilisation en argent, et vous circonscrivez étroitement la volonté du salarié dans ses modes d'utilisation tout en valorisant les choix de l'entreprise. Quelle conception univoque de la liberté !

Le MEDEF rêvait d'inverser la hiérarchie des normes, de déplacer l'équilibre entre ce qui relève de l'ordre public social, du législateur, et ce qui relève des normes pouvant être élaborées par la négociation collective, laquelle devrait être la plus décentralisée. M. Fillon, en bon génie, a exaucé ce premier voeu !

En généralisant plus récemment les fameux accords de méthode, ce gouvernement a également ouvert la porte à des dérogations, toujours synonymes de moindres garanties collectives pour les salariés, en matière de licenciements économiques. Avec ce texte, une autre barrière, trop encombrante pour le MEDEF, pourrait, elle aussi, sauter.

Désormais, via la possibilité de racheter des jours de repos, ouverte par l'article 3 aux salariés des PMI-PME, en dehors de tout accord collectif, un salarié pourra individuellement renoncer à ses droits en matière de réduction du temps de travail. Sous couvert de liberté de choix, le système de l'« opting out », cher aux Anglais, s'immisce dans notre droit social français et bouleverse gravement ses fondamentaux.

Bientôt, les contrats de travail fleuriront de clauses individuelles moins favorables aux salariés que la convention collective, moins favorables aussi que le code du travail. Le MEDEF, exhortant hier le Gouvernement pour qu'il abroge une fois pour toutes les 35 heures, est aujourd'hui pleinement satisfait.

Les déclarations de son président, on ne peut plus euphoriques et positives, saluant l'entrée « dans un nouveau monde » - rien de moins ! - confirment que les trois petits articles de la présente proposition de loi, élaborés sous la conduite du Gouvernement, ouvrent véritablement de nouvelles perspectives aux entreprises. Ces dernières pourront négocier directement avec les salariés de l'organisation et de la durée individuelle du temps de travail.

Nous nous opposons farouchement à cette lame de fond désorganisant la protection collective des salariés. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles les parlementaires communistes se sont résolument engagés à la fois contre la directive Bolkestein et contre le traité de Constitution européenne. Ces textes, dont la cohérence est identique, sacrifient les droits et protections des travailleurs sur l'autel de la compétitivité pour asseoir la domination des marchés financiers.

La révision en cours de la directive européenne sur le temps de travail doit, elle aussi, monopoliser toute notre attention.

Tout d'abord, parce que, comme l'a dénoncé Gérard Filoche dans un entretien publié dans l'Humanité le 13 février dernier, « la Commission Barroso espère parvenir à autoriser jusqu'à 65 heures, en sortant du temps de travail, les temps d'astreinte ou les temps de garde ».

Ensuite, parce que la durée maximale fixée à 48 heures, qui n'existe pas dans les dix pays entrants, susceptible d'être revue à la baisse pour la protection de la santé des salariés, est la seule référence qui subsistera en France une fois assoupli le dispositif du compte-épargne temps, tel que prévu par l'article 1er.

A travers la centaine d'amendements déposés par le groupe communiste républicain et citoyen, nous montrerons que d'autres voies praticables au service de l'emploi, de la qualité et de salaires décents, sont possibles.

Nous nous attacherons également, en miroir aux critiques justes formulées à l'encontre du bilan social des 35 heures, de proposer - ce dont se dispensent les auteurs de la proposition de loi - des mesures de nature à améliorer les conditions de travail des salariés, à mieux articuler les temps de vie et, donc, à donner tout son sens à l'idée de temps choisi. Nous défendrons aussi des propositions afin de mettre un terme aux discriminations entre salariés.

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