Monsieur le ministre délégué, le projet de loi que vous nous soumettez touche les fondements essentiels de la protection de l'enfance.
Encore convient-il de rappeler que les premiers acteurs de cette protection sont les parents eux-mêmes, qui disposent pour cela des droits et devoirs de l'autorité parentale.
La légitimité de l'intervention de l'État dans ce domaine, que ce soit sur les plans judiciaire ou administratif, ne peut donc résulter que de dysfonctionnements graves dans l'exercice de l'autorité parentale, une autorité parentale qu'il faut donc accompagner, en respectant le principe de la proportionnalité de l'action, ou à laquelle il convient de se substituer, dans le cadre du principe de subsidiarité.
Votre projet de loi tend donc à réformer l'ensemble de la protection administrative, qui relève des politiques de prévention, et de la protection judiciaire, qui relève de l'action éducative, voire le passage de l'une à l'autre et, aujourd'hui, l'association des deux. Tel est l'enjeu.
Notre système de protection de l'enfance implique une articulation forte du domaine administratif et du domaine judiciaire. Votre réforme pose bien les enjeux fondamentaux dans une vision contemporaine, j'allais dire moderne, de leur approche : disposer de l'information la plus parfaite possible, c'est l'enjeu du signalement ; analyser l'information, c'est l'enjeu du diagnostic ; évaluer la nature de l'intervention, c'est l'enjeu et le défi de la pertinence de la mesure elle-même.
Les acteurs et professionnels, judiciaires ou administratifs, sont nombreux mais souvent seuls et agissent dans un contexte judiciaire ou administratif très spécifique. La réforme était donc devenue nécessaire ; elle répond à bien des attentes.
Du renforcement du pouvoir du juge des enfants à la prise en compte de mesures plus adaptées, le projet de loi répond à une évolution et à harmonisation nécessaires, que bien des initiatives avaient déjà imposées ou amorcées sur le terrain.
La distinction dépassée entre milieu ouvert et milieu fermé avait conduit nombre de départements à instaurer des pratiques novatrices, reposant sur la proportionnalité de l'intervention éducative.
De l'action éducative à domicile au placement éducatif, en passant par le placement éducatif de jour, ce ne sont pas moins de sept mesures que le département de Savoie pratique depuis déjà une dizaine d'années, avec une évaluation trimestrielle au sein d'un comité de suivi ouvert à tous les professionnels, y compris les acteurs judiciaires. Cette meilleure prise en compte de l'intérêt de l'enfant va naturellement de pair avec une plus juste appréciation de l'information sur leur vraie situation.
Mais protéger l'enfant, c'est également se protéger et protéger ceux contre lesquels on voudrait se servir de lui.
L'enfant ne doit pas être victime : c'est l'objet même de cette loi. Mais on ne saurait davantage créer des victimes au nom d'une trop facile mise en oeuvre, par des esprits mal intentionnés, d'un principe de précaution appliqué à la protection de l'enfant.
Qui n'a pas le souvenir de telle affaire, d'origine familiale le plus souvent, où l'enfant a servi de prétexte à un règlement de comptes servi en cela par un encadrement judiciaire qui laisse peu de marges de manoeuvre ? J'ai à l'esprit la situation d'un père, victime il y a une quinzaine d'années d'une telle démarche lors d'un divorce, en vue de le priver de ses deux filles : il en reste marqué aujourd'hui encore, ainsi que ses deux filles vraisemblablement.
De la même façon, et plus récemment, en qualité de président de conseil général, j'ai eu à connaître de mesures administratives privatives de droits, par le seul effet mécanique du déclenchement de l'action publique que le parquet allait bientôt abandonner en l'absence de preuve, si ce n'est un acte de délation facile qui allait, là encore, meurtrir et traumatiser toute une famille.
J'évoque ces exemples, monsieur le ministre délégué, parce que la protection du droit doit bénéficier à tous. Au moment où votre projet de loi ouvre des voies utiles, par la diversité des approches, mais aussi la facilité du signalement, il conviendrait que, sur le plan pénal, soient renforcées les peines à l'encontre de ceux qui seraient tentés de prendre la cause de l'enfance en otage.
Une approche trop judiciaire peut être excessive. Une approche trop administrative peut être insuffisante et fragile.
C'est donc cette harmonisation renforcée que vous nous proposez, en faisant du département le chef de file ; en adaptant le secret professionnel pour une information mieux partagée ; en instaurant une coopération plus active, avec la mise en place d'un protocole entre les acteurs et la création d'une cellule opérationnelle.
Les actions déjà expérimentées par beaucoup de nos départements et les pratiques d'autres pays nous poussent, monsieur le ministre délégué, à souhaiter l'entrée en vigueur rapide de votre projet de loi. À la présentation de la politique de la protection de l'enfance et du traitement de la maltraitance des mineurs au Québec qui m'était faite récemment par un magistrat, je n'ai pas pu m'empêcher de rêver un peu, tant votre projet de loi paraît s'en inspirer ou s'en rapprocher par bien des aspects.
Mais le meilleur des rêves est celui que l'on réalise, et je souhaiterais, pour conclure, aborder deux points sur lesquels je m'interroge.
J'évoquerai tout d'abord, comme beaucoup de nos collègues l'ont fait, l'évaluation du coût de l'application de cette nouvelle loi. Monsieur le ministre délégué, vous vous êtes engagé à ce que les moyens mis en oeuvre, notamment par les départements, soient compensés par l'État. Je n'ai aucun doute sur votre volonté, et connais votre détermination pour avoir pu en juger dans le cadre de la discussion de la loi sur le handicap, texte dont vous conviendrez qu'il est encore trop tôt pour en évaluer le coût.
En l'espèce, vous proposez une contribution de l'État de 150 millions d'euros. Très sincèrement, je crois que c'est insuffisant.
Si l'on examine le budget des départements qui se sont engagés de façon volontaire depuis quelques années dans des politiques novatrices, la progression des moyens consacrés est bien supérieure. Dans le cas de mon département, elle aura été, durant les cinq dernières années, de 45 % à 55 % selon les actions engagées.
Il est donc important, monsieur le ministre délégué, que le Parlement puisse être saisi d'une étude d'impact, au terme de deux années, afin d'établir un juste bilan, quantitatif et qualitatif, des mesures engagées.
Ensuite, la création d'une cellule opérationnelle appelle de ma part quelques observations. Si celle-ci apparaît nécessaire, sur le principe, vous nous proposez de créer ce dispositif dans chaque département et cette généralisation pose problème.
Il s'agit, c'est vrai, d'une mesure forte. J'évoquais, il y a un instant, l'exemple du Québec. Je sais qu'une telle cellule y existe, placée sous l'autorité de l'exécutif de la collectivité, et que son fonctionnement peut être largement envié. Mais comparaison n'est pas raison, et je me demande si l'article 5 du projet de loi ne va pas ou trop loin ou pas assez loin !
Dans les départements qui accueillent des tribunaux importants, avec des parquets spécialisés pour mineurs, et qui disposent d'administrations très structurées, une cellule opérationnelle n'aura pas de difficulté à prendre corps, et l'on peut considérer qu'elle existe déjà de facto.
Dans les autres départements, en revanche, où les services souffrent déjà d'une insuffisance de moyens, il est à craindre que la démarche ne soit saisie par beaucoup comme un prétexte pour se désengager ou se déresponsabiliser, du fait de l'obligation imposée au département de créer les services nécessaires ou de les renforcer.
Beaucoup de décisions seront partagées entre l'autorité judiciaire et le président du conseil général, mais il n'est pas dit dans quelle mesure les services de l'État seront mis à disposition de ce dernier ; vous me permettrez de citer l'exemple du service de la protection judiciaire de la jeunesse, la PJJ.
Je n'évoquerai pas davantage le cas de l'éducation nationale, qui n'a pas encore vraiment appliqué les politiques prévues par le législateur, sans parler de la situation particulière des médecins et infirmiers scolaires - elle va devenir de plus en plus incompréhensible -, qui se trouveront au coeur des établissements mais en dehors du dispositif de la politique confiée aux présidents de conseil général.
J'évoque ces quelques aspects, monsieur le ministre délégué, car, s'agissant de la création de cellules opérationnelles, le plus important est non pas la structure, avec son inévitable lourdeur, mais la démarche qui en est attendue et qui relèvera surtout de la mise en oeuvre des protocoles.
Sans vouloir faire référence à d'autres structures que les départements doivent aujourd'hui assumer, il serait à mon sens plus raisonnable et plus efficace pour les départements qui ne disposent pas des moyens nécessaires de pouvoir, dans un premier temps, mettre en oeuvre la loi sans avoir forcément l'obligation de créer une cellule opérationnelle, à partir du moment où un protocole établirait la règle du partenariat et de la collaboration entre l'ensemble des acteurs, administratifs et judiciaires.
Sous réserve de la mise en oeuvre progressive de l'article 5, monsieur le ministre délégué, le projet de loi réformant la protection de l'enfance constituera, bien sûr, une étape importante pour la cause de l'enfant, mais il doit aussi participer à la modernisation du fonctionnement de l'État dans la mesure où il conduit les acteurs et les collectivités, au premier chef, les départements, à adopter un autre mode de fonctionnement.
Il y a les belles lois ; ce sont celles qui sont votées. Il y a les grandes lois ; ce sont celles qui sont appliquées. Vous avez constaté, monsieur le ministre délégué, la volonté des élus, notamment des présidents de conseil général, de tout faire pour mettre en oeuvre votre loi. Nous avons noté que vous étiez prêt à nous donner les moyens pour que cette belle loi devienne une grande loi, et je vous en remercie.