Intervention de Annie David

Réunion du 11 février 2010 à 9h00
Indemnités journalières versées aux victimes d'accident du travail — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Annie DavidAnnie David, rapporteur de la commission des affaires sociales :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de me féliciter du large débat que cette proposition de loi a suscité au sein de la commission des affaires sociales, débat qui, je l’espère, resurgira ce matin en séance publique. En effet, l’intérêt que nous portons à la question de l’indemnisation des victimes d’accidents du travail, même si nos approches divergent, mérite et, surtout, nécessite d’être rendu public et d’avoir lieu dans cet hémicycle.

Avant d’aborder le contenu de cette proposition de loi, permettez-moi de revenir un instant sur l’origine de l’indemnisation des victimes d’accidents du travail, dont il va être question à présent.

C’est en 1898, après dix-huit ans de débats parlementaires, qu’est adoptée la première loi en la matière. Ainsi, le régime de l’indemnisation des accidents du travail est passé d’une responsabilité individuelle de l’employeur pour faute à une présomption d’imputabilité du fait du risque encouru par le travailleur.

C’est donc d’abord une injustice, l’injustice tenant à la quasi-impossibilité de prouver la faute de l’employeur, qu’est venue corriger la loi de 1898. Mais cette dernière a aussi opéré une évolution fondamentale : la mutualisation du risque social et la reconnaissance de droits inconditionnels pour les salariés, répondant ainsi à une insécurité sociale des travailleurs, dont on disait alors qu’ils vivaient « au jour la journée », du fait qu’ils louaient leur force de travail à la journée et travaillaient dans des conditions extrêmement difficiles.

Mais ce compromis historique a eu pour conséquence l’indemnisation forfaitaire du préjudice subi. Ce système d’indemnisation n’a pas évolué depuis, bien que d’autres lois aient suivi ce texte emblématique, poursuivant toutes le même objectif : réduire cette insécurité sociale. Ces lois ont abouti à la création de notre sécurité sociale, fondée elle aussi sur la mutualisation des risques sociaux, qui accorde également de nouveaux droits inconditionnels aux salariés.

Or nous assistons, il faut le reconnaître, à un effritement, à une fragilisation de notre système social, qui glisse vers d’autres formes de protection répondant à une logique de contrepartie plutôt que de droits inconditionnels.

C’est la raison pour laquelle, après le vote du projet de loi de finances pour 2010, en décembre dernier, le groupe CRC-SPG a souhaité déposer cette proposition de loi dont l’objectif est triple : abroger la fiscalisation des indemnités journalières d’accidents du travail adoptée par le Parlement ; améliorer le montant des indemnisations servies en cas d’accident du travail ; enfin, soumettre à l’impôt sur les sociétés, dont elles sont aujourd’hui exonérées, les cotisations patronales AT-MP, en vue de favoriser la prévention des accidents.

Il me paraît important de rappeler le déroulement des événements qui ont permis de concrétiser cette fiscalisation.

Lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2010, le rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Gilles Carrez, soutenu par le Gouvernement, a pris l’initiative de modifier le régime fiscal des indemnités journalières perçues par les victimes d’accidents du travail, considérant que ces indemnités journalières devaient s’entendre comme un revenu de substitution.

Néanmoins, après débat, l’Assemblée nationale a ajusté sa mesure pour fiscaliser la seule part des indemnités journalières qu’elle jugeait correspondre au revenu de remplacement et non celle qui est destinée à compenser le préjudice subi par la victime.

Ainsi, puisque l’assurance maladie verse, à titre d’indemnité journalière, 50 % du salaire antérieur, le supplément servi par la branche AT-MP correspondrait à l’indemnisation du préjudice subi par le travailleur victime d’un accident.

Ce raisonnement aboutit à considérer que l’indemnisation du préjudice ne correspond qu’à 10 % du salaire pendant les vingt-huit premiers jours de l’arrêt et à 30 % au-delà, ce qui ne constitue pas, selon moi, une prise en compte acceptable du préjudice réel.

La commission des finances du Sénat, saisie à son tour du texte, a proposé, pour des raisons techniques, le principe d’une fiscalisation de 50 % de l’indemnité versée. C’est cette solution qui a été votée par la Haute Assemblée, puis retenue par la commission mixte paritaire. Certes, cette formule aura pour conséquence une moindre imposition des victimes – à hauteur de 40 millions d’euros –, mais elle ne me paraît pas meilleure.

Au-delà même de l’amputation de revenu qui en résultera, quoi qu’il en soit, pour les victimes, cette fiscalisation marque une nouvelle étape dans la mutation de notre rapport au travail, mutation que je crois lourde de périls.

En effet, la fiscalisation accrédite l’idée que l’indemnité journalière est une mesure de maintien du revenu, et non plus l’indemnisation d’un préjudice. J’en veux pour preuve que les rentes et indemnités versées aux victimes de dommages autres que professionnels ne sont pas imposables ! En affirmant que les indemnités journalières, par opposition aux rentes, constituent non pas une compensation mais un revenu, on affirme que le risque fait partie du travail du salarié et que ce dernier doit l’assumer tant que le dommage causé n’est pas irrémédiable. Cela revient à dénier le statut de victimes aux accidentés du travail !

Qui plus est, cette évolution remet en cause le fondement même de la loi du 9 avril 1898, qui avait alors remplacé la notion de responsabilité par celle de risque, dans un double intérêt : d’une part, celui des salariés, qui bénéficient d’une présomption d’imputabilité de l’accident au travail ; d’autre part, celui des employeurs, qui bénéficient de la possibilité de s’assurer collectivement contre le risque lié aux accidents et qui, par ailleurs, versent des compensations d’un niveau moins élevé, puisque le préjudice subi est réparé forfaitairement.

Par ailleurs, il est logique que seul l’employeur cotise au régime AT-MP, puisque c’est lui qui fait assumer un risque au salarié.

Fiscaliser les indemnités journalières revient, à mon sens, à reporter une part du risque sur le salarié. C’est oublier le lien de subordination qui le lie à son employeur.

Cette évolution n’est pas acceptable dans la mesure où elle ne fait qu’accentuer l’érosion progressive des droits des salariés. Selon certains sociologues, notre époque se caractérise par une mutation de notre rapport au travail, qui passe d’un modèle « taylorien » à un modèle fondé sur l’individualisation et l’auto-organisation du travail en vue d’objectifs inatteignables, tout cela sous couvert d’une prétendue autonomie que les salariés ne peuvent obtenir...

Cela aboutit à faire peser sur les salariés la responsabilité de s’auto-organiser et donc d’être adaptables, réactifs et disposés à prendre des risques.

Cette incitation à la prise de risque, au moment même où les formes collectives de travail disparaissent, aboutit nécessairement à des accidents et à une augmentation du mal-être au travail, phénomène sur lequel se penche par ailleurs la mission d’information que la commission des affaires sociales a constituée.

Cette fiscalisation revient aussi sur l’inconditionnalité des droits sociaux, au profit d’une logique de contrepartie.

En effet, la fiscalisation des indemnités journalières participe de la transformation, depuis le milieu des années soixante-dix, des droits inconditionnels reconnus aux salariés – ici, l’indemnisation du préjudice subi à l’occasion du travail – en aides conditionnelles, comme l’est le revenu de solidarité active, par exemple. La logique marchande de la contrepartie est ainsi insensiblement réintroduite dans le cadre de l’État providence, et altère sa nature.

La notion de subordination elle-même, intégrée au droit afin de permettre l’application de la loi du 9 avril 1898 qui nécessitait la caractérisation de la relation de salariat, se trouve amoindrie par cette augmentation des devoirs pesant sur les salariés.

Telles sont les raisons pour lesquelles il me paraît important de revenir sur la disposition adoptée en loi de finances. Cette décision me paraît d’autant plus facile à prendre que la fiscalisation partielle des indemnités journalières n’a qu’une portée symbolique pour les finances publiques : la recette fiscale attendue est de l’ordre de 135 millions d’euros seulement. Au regard du montant total des recettes fiscales – quelque 50 milliards d’euros – ou de celui des niches fiscales accordées à certains de nos concitoyens – 500 millions d’euros –, on mesure la goutte d’eau que représente cette fiscalisation...

Au-delà de cette mesure, la proposition de loi tend à aller plus loin que le simple retour à l’état antérieur du droit. Ses auteurs estiment en effet que, contrairement à une image trop souvent véhiculée par la presse, les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles sont moins bien indemnisées que les autres, et qu’il convient de mettre un terme à cette situation.

Je l’ai dit, l’indemnisation forfaitaire faisait partie du compromis de la loi du 9 avril 1898. C’était, à l’époque, une grande avancée sociale. Mais l’évolution du droit, depuis cent dix ans, fait que, aujourd’hui, le régime AT-MP indemnise moins bien.

Ainsi, d’autres lois, dont celle du 5 juillet 1985 relative aux victimes d’accidents de la route, ont prévu une réparation intégrale du préjudice. Cela aboutit au paradoxe qu’un accident de la route sera indemnisé intégralement et qu’un accident se produisant sur le trajet du domicile au lieu de travail le sera forfaitairement, alors que les préjudices peuvent être les mêmes.

Par ailleurs, les critères de mise en cause de la responsabilité civile ont été progressivement assouplis. À la suite du drame de l’amiante, la Cour de cassation a jugé, en 2002, que l’employeur avait « une obligation de sécurité de résultat », le manquement à cette obligation présentant « le caractère d’une faute inexcusable ». Dès lors, une réparation intégrale est possible pour la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, à condition de se tourner vers les tribunaux pour engager la responsabilité civile de l’employeur. Cela reste néanmoins une procédure longue et douloureuse pour les victimes.

Mais la cohérence, autant que la justice, voudrait que l’on abandonne l’indemnisation forfaitaire pour passer à une indemnisation intégrale du préjudice. De nombreux rapports ont été écrits sur cette question depuis 1991, mais les partenaires sociaux n’ont pas retenu l’indemnisation intégrale, en raison de son coût. Il semble pourtant aux auteurs de la proposition de loi que l’argument budgétaire vise à détourner le débat de son objet véritable, la réparation intégrale, les coûts relevant d’un choix politique qu’il convient d’assumer.

Cette réparation intégrale devrait aussi couvrir le préjudice moral subi par la famille. Le coût de cette mesure a été évalué par le rapport Laroque de 2004 à 3 milliards d’euros. Rapporté au budget de la branche AT-MP, soit environ 10 milliards d’euros, ce montant n’est évidemment pas négligeable; je ferai néanmoins observer que, en l’absence de prise en charge de certains préjudices par la branche, ce sont les départements qui sont amenés à payer au titre des prestations compensatrices du handicap.

Sont donc supportés par la collectivité nationale des coûts qui, dans le cadre d’un contentieux de la responsabilité civile, relèveraient de l’employeur. Il s’agit là d’une charge que l’ensemble des citoyens n’a pas à assumer, ni les départements à budgéter, car elle ne relève pas, par nature, de la solidarité nationale.

Dans le même souci, les auteurs de la proposition de loi souhaitent que le calcul des rentes se fasse à partir du taux réel d’incapacité, en supprimant la référence actuelle au taux minimal d’incapacité de 10 %, au-dessous duquel aucune rente n’est due, et en n’autorisant plus la caisse à moduler la rente. Dès lors, toute incapacité permanente ou tout cumul d’incapacités permanentes ouvriraient droit à une rente égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité. Une première estimation de son coût, par la branche AT-MP, l’établit à près de 3 milliards d’euros.

Toujours en cohérence avec l’objectif général d’indemnisation intégrale, cette proposition de loi tend à fixer le montant de l’indemnité journalière au salaire net perçu, et non plus à 60 % du salaire journalier de base jusqu’au vingt-huitième jour de l’arrêt de travail et à 80 % au-delà. Le coût de cette mesure est estimé à 160 millions d’euros.

Enfin, je m’arrêterai un instant sur le troisième volet de la proposition de loi qui réintègre, dans l’assiette de l’impôt sur les sociétés, les 10 milliards d’euros de cotisations versés par les entreprises au titre du régime AT-MP et qui sont, pour l’instant, exclus de l’assiette de l’impôt. Cette fiscalisation aurait pour vertu d’augmenter les recettes de l’État d’environ 2 milliards d’euros par an, et donc de participer à la compensation des sommes déjà versées par les départements en raison de l’absence de réparation intégrale du préjudice par le régime AT-MP. Par ailleurs, cette mesure serait de nature à renforcer l’incitation, pour les entreprises, à mettre en œuvre des mesures de prévention.

Telles sont, mes chers collègues, les dispositions de cette proposition de loi auxquelles, vous l’aurez compris, je suis pleinement favorable.

Conformément à l’accord passé entre les présidents des groupes politiques, la commission des affaires sociales n’a pas adopté de texte, afin que cette proposition de loi soit discutée ce matin dans sa forme initiale. Je souhaite que nos débats parviennent à convaincre le Sénat du bien-fondé des mesures qu’elle comporte et vous invite donc, mes chers collègues, à la voter.

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