Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, sur l’initiative de notre collègue Marie-Christine Blandin et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, nous examinons aujourd’hui une proposition de loi relative aux œuvres visuelles dites « orphelines ».
Avant de vous présenter la position de la commission de la culture, je veux saluer la détermination de Mme Blandin, qui nous a permis de prendre conscience de la situation des photographes professionnels et des enjeux du secteur de la photographie, notamment au regard des règles du droit de la propriété littéraire et artistique.
L’œuvre orpheline, qui n’est pas définie dans le code de la propriété intellectuelle, est une œuvre dont on ne retrouve pas l’auteur ou l’ayant droit qui, par définition, ne peut donner son consentement. Elle n’est donc, en théorie, pas exploitable. Mais la réalité peut être bien différente, notamment dans le secteur de la photographie.
C’est d’ailleurs pour réagir au constat de pratiques abusives au regard du droit de la propriété intellectuelle dans ce secteur qu’est née la volonté de déposer la présente proposition de loi. Tous les professionnels du secteur de la presse partagent ce constat : la situation est celle d’une banalisation inacceptable du recours à la mention « droits réservés » ou « DR » en lieu et place du nom de l’auteur de la photographie.
La commission de la culture ne peut que souscrire à cette analyse. Elle souhaite affirmer sa volonté de traiter ce sujet avec sérieux et détermination. Évidemment, comme le soulignait Mme Blandin, la photographie a toute sa place dans la culture et il ne serait pas acceptable d’en négliger les enjeux. Cependant, si nous partageons le constat dressé par les auteurs de cette proposition de loi, nous sommes plus que réservés sur les solutions qu’ils proposent. Nous pensons surtout qu’il est trop tôt pour se prononcer sur les contours politiques du système qui sera choisi pour traiter le cas des œuvres orphelines.
Une fois le constat dressé, le premier réflexe est d’envisager le préjudice moral et patrimonial subi par les photographes dont on utilise les œuvres. La mention « DR », que certains appellent non sans humour « droit à rien », prive le photographe non seulement du droit au respect de son nom et de son œuvre, mais aussi d’une juste rémunération de l’exploitation de son œuvre, c’est-à-dire de son droit patrimonial.
Cependant, les « droits réservés » recouvrent en fait des situations bien différentes qui n’ont pas nécessairement les mêmes conséquences sur les droits patrimoniaux des photographes. Les « droits réservés » concernent aussi bien des photographies de célébrités dites people, pour lesquelles photographes comme agences requièrent l’anonymat ; des photographies institutionnelles ou promotionnelles mises gracieusement à disposition dans les dossiers de presse, dont les auteurs sont en général rémunérés soit forfaitairement soit en qualité de salariés ; des photographies gratuites ou à très bas prix circulant sur Internet ; enfin, bien évidemment, des œuvres dont on n’a pas retrouvé le ou les ayants droit, c'est-à-dire des œuvres orphelines. Mais, d’après les personnes que nous avons auditionnées, ces dernières ne représenteraient que 3 % à 20 % des « DR ».
Ainsi, toute législation sur les œuvres orphelines vise un objectif qui dépasse la lutte contre la dérive de l’usage des « droits réservés », même si elle peut avoir un « effet vertueux », comme le souligne un récent rapport de l’inspection générale des affaires culturelles sur le photojournalisme.
D’ailleurs, la réflexion sur le traitement des œuvres orphelines est née avec l’émergence d’un débat bien plus large : celui de la numérisation du patrimoine écrit qui concerne la France mais aussi l’Union européenne, dont Europeana incarne la naissance du projet de bibliothèque numérique. Cela explique la mobilisation de la Commission européenne sur le sujet des œuvres orphelines, car le patrimoine comprend bien évidemment des œuvres dont on ne connaît pas les ayants droit et dont la numérisation et l’exploitation sont aujourd’hui bloquées.
Nous sommes face à un dilemme juridique entre, d’un côté, la valorisation du patrimoine, une meilleure accessibilité de la culture au plus grand nombre et, de l’autre, la prudence qu’impose toute dérogation au droit de la propriété intellectuelle. C’est parce qu’il s’agit de concilier deux objectifs a priori antagonistes que l’exercice est délicat. D’ailleurs, la Commission européenne, après une réflexion lancée en 2006, a travaillé à l’élaboration d’un projet de directive dont la présentation est imminente. Les grandes orientations européennes en la matière seront alors dévoilées, et nous connaîtrons la logique qui permettra d’autoriser l’exploitation des œuvres orphelines sur la base d’un système de reconnaissance mutuelle entre les États membres de l’Union européenne.
Parallèlement à cette mobilisation européenne, la commission des œuvres orphelines du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, le CSPLA, a rendu un avis en mars 2008. Son rapport met en évidence les points de vigilance à garder à l’esprit, propose une définition des œuvres orphelines et suggère une réforme législative pour recourir à la gestion collective obligatoire.
Finalement, la philosophie de ces travaux semble avoir guidé les auteurs de la présente proposition de loi. Cependant, il existe des différences notables dans la définition des œuvres orphelines, mais aussi dans l’approche sectorielle. Toutes les réflexions menées sur le sujet, à l’échelon tant national qu’européen, abordent conjointement les secteurs de l’écrit et de l’image fixe. C’est à la fois une approche pragmatique mais aussi une conception culturelle du livre, envisagé alors comme un tout, les images et le texte se complétant mutuellement.
Compte tenu des enjeux de numérisation du patrimoine écrit national, il semble étrange de n’envisager de légiférer que sur les seules œuvres visuelles. En pareil cas, l’exploitation des images contenues dans des ouvrages orphelins serait bloquée, ou alors cela pourrait donner des idées d’utilisation qui rompraient avec la logique de l’unité de l’œuvre écrite.
Notre commission a choisi de ne pas élargir le champ de cette proposition de loi au secteur de l’écrit, car elle pense, comme tous les acteurs entendus sur le sujet, que cela serait prématuré, de nombreux débats n’ayant pas encore été tranchés.
D’ailleurs, les questions soulevées par le système de gestion collective proposé à l’article 2 du présent texte semblent également loin d’avoir trouvé une réponse. Sans entrer dans le détail, permettez-moi tout de même d’évoquer plusieurs difficultés soulignées lors des auditions.
Concernant les délais d’autorisation d’exploitation, ne devrait-on pas fixer des durées maximales d’autorisation d’exploitation des œuvres orphelines, à définir en fonction des secteurs ou des utilisations en contrepartie du système dérogatoire proposé ?
De tels délais ne seraient-ils pas une garantie plus satisfaisante pour les ayants droit qui se manifesteraient, plutôt que la caducité des autorisations en cours proposée dans le texte ?
Comment éviter une confusion des rôles des sociétés de gestion collective qui, d’après la rédaction proposée, pourraient être juge et partie et avoir tendance à favoriser la reconnaissance du plus grand nombre d’œuvres orphelines possible afin d’en gérer les droits patrimoniaux ?
Comment s’assurer, enfin, que les barèmes établis ne favorisent pas une concurrence déloyale au profit des œuvres orphelines ?
Là encore, il semble prématuré de vouloir répondre à ces questions dans les délais qui nous sont impartis pour cette première lecture.
Je pourrais résumer mon propos et la position de la commission de la culture en trois points.
Premièrement, les « droits réservés » constituent un vrai sujet qu’il convient de traiter. Nous sommes désormais tous à l’œuvre pour trouver des solutions à ce problème, qui est d’ailleurs devenu l’un des thèmes abordés par les professionnels du secteur de la presse et par le ministère de la culture depuis le dernier festival Visa pour l’image, de Perpignan.
Deuxièmement, la proposition de loi semble aller bien au-delà de la problématique des « droits réservés », sans pour autant aller jusqu’au bout de la logique d’une législation sur les œuvres orphelines. Il serait hasardeux de légiférer sur les œuvres visuelles sans avoir tranché certaines questions qui concernent également le secteur de l’écrit.
Troisièmement, dans ces conditions, la commission de la culture a jugé préférable de ne pas adopter aujourd’hui l’ensemble de la proposition de loi, en particulier les articles 2 et 3 instaurant un système de gestion collective. Elle proposera néanmoins un amendement à l’article 1er visant à donner une définition plus fine des œuvres orphelines et à créer le cadre approprié de définition des critères permettant de l’appliquer.
Nous aurons ainsi jeté ensemble, avec les auteurs de cette proposition de loi, les bases d’une loi qui marquera très certainement une étape décisive dans l’élaboration du droit de la propriété intellectuelle. Nous serons évidemment attentifs aux travaux qui permettront d’enrichir ce texte au cours de la navette parlementaire et qui offriront l’occasion aux différents acteurs, à savoir les auteurs, les éditeurs, les pouvoirs publics, de trancher les nombreuses questions ainsi soulevées.