Monsieur le président, monsieur le président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication Jacques Legendre, madame la sénatrice Marie-Christine Blandin, monsieur le rapporteur Jean-François Humbert, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est un sujet d’engagement majeur du ministère de la culture et de la communication qui nous réunit aujourd’hui au Sénat autour de cette proposition de loi.
L’intérêt supérieur du journalisme, dans lequel j’inscris naturellement les photojournalistes, justifie une approche globale et mûrement réfléchie sur toutes les questions liées à l’économie du photojournalisme.
Je me suis exprimé à diverses reprises sur le sujet, à Arles à l’occasion des Rencontres internationales de la photographie, à Perpignan à l’occasion du festival Visa pour l’image, et j’ai déjà dessiné les grandes orientations d’une politique volontariste dans ce domaine depuis plus d’un an. Madame la sénatrice Marie-Christine Blandin, vous avez eu la bienveillance d’évoquer mon implication personnelle dans le domaine de la photographie ; je pense en particulier au travail que j’avais réalisé sur l’agence Rapho.
Vous le savez, la France a une longue tradition dans le domaine de la photographie. Sans remonter à l’invention de la photographie par Louis Daguerre et Nicéphore Niépce au début du XIXe siècle, force est de constater que les plus grandes agences de presse photographiques ont été françaises et que nous conservons encore dans ce domaine un savoir-faire et une notoriété internationale considérables.
Le photojournalisme gagne ses lettres de noblesse avec la naissance de grands magazines d’informations dont Match en 1938 ou Vu en 1928. La décennie suivante, leurs équivalents voient le jour aux États-Unis avec Life et Look. Ces magazines innovent dans la manière de raconter les faits en décidant de recourir à la photographie pour montrer, témoigner toujours, accuser parfois. Cette forme de journalisme moderne commence à prendre de l’ampleur lors de la guerre d’Espagne et ne fera que se développer à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
En 1947, l’agence Magnum est créée aux États-Unis : un de ses fondateurs, aux côtés de Robert Capa et de David Seymour, est un Français, Henri Cartier-Bresson.
À partir des années soixante, Paris devient un carrefour incontournable pour les photographes de presse du monde entier. L’agence Gamma est créée en 1966 par Raymond Depardon et le très regretté Gilles Caron.
En 1973, l’ancien directeur de Gamma, Hubert Henrotte, crée l’agence Sygma.
Ce sont les Trente glorieuses de la photographie, l’époque où les magazines publient des grands reportages sur les conflits nés de la décolonisation ou de la bipolarisation du monde, sur les sujets de société, à l’image de l’œuvre de Sebastiao Salgado sur l’homme et le travail. Les photographes laissent alors leurs négatifs et leurs planches-contacts en dépôt dans les agences. Celles-ci se chargent de leur commercialisation, puis de la rémunération de leurs auteurs.
Progressivement, la structure des agences photos évolue, car de nombreux photographes optent pour le statut de salariés et acceptent que des sujets leur soient imposés. Leur nombre se multiplie et de petites agences spécialisées apparaissent.
Mais aujourd’hui, les effets de la crise que traverse le secteur affectent aussi les grands magazines de photos, ce qui les conduit à faire des choix économiques qui ne sont pas toujours favorables aux photojournalistes et à leurs lecteurs. Une idée, très contestable, circule : la photo ne fait plus vendre un journal. Le changement de devise du journal Paris Match illustre particulièrement ce propos et résume l’évolution de sa politique éditoriale. En 2006, il abandonne sa devise historique « le poids des mots, le choc des photos » au profit de la devise « la vie est une histoire vraie ». Un signe des temps !
Il m’a paru opportun de faire ce bref rappel historique pour vous dire combien je suis attentif à la situation actuelle du photojournalisme. Dans mon parcours professionnel, dans les documentaires que j’ai réalisés, j’ai moi-même travaillé étroitement avec plusieurs grands noms de la photographie française et internationale. Cette profession représente selon moi un enjeu majeur pour la liberté d’expression, le pluralisme démocratique, la diversité des opinions et le droit à l’information. Elle est aussi un atout pour la vitalité éditoriale de la presse française.
Vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, la situation actuelle s’est considérablement dégradée. À l’instar du reste de la presse, et pour des raisons sans doute différentes, le photojournalisme traverse une crise grave et inquiétante.
Les agences de presse photos rencontrent des difficultés chroniques, comme l’illustrent des exemples récents : après la fermeture de l’agence l’Œil public et la liquidation du groupe Eyedea, puis sa reprise partielle par M. François Lochon, ancien directeur de Gamma, l’agence Sygma, l’une des agences de photojournalisme les plus importantes, rachetée en 1999 par le groupe Corbis, a été placée en liquidation judiciaire au mois de mai dernier.
Aujourd’hui, le marché mondial de la photo est guidé par une nouvelle génération d’agences qui pratiquent une politique tarifaire prédatrice, face à laquelle les agences et les photographes français peinent à lutter. Par ailleurs, on constate que, dans les rédactions, la force de l’écrit l’emporte souvent sur celle de l’image, alors même que cette dernière a une véritable valeur éditoriale.
Plusieurs raisons expliquent ces difficultés spécifiques du métier de photojournaliste : difficultés économiques et sociales liées à la crise que traverse la presse, émergence de nouvelles concurrences, explosion d’une offre portée par la photo amateur. Cette évolution provoque une profonde déstabilisation des équilibres d’une profession déjà fragilisée.
En effet, la démocratisation numérique facilite le partage des images. Elle rend plus aisée leur circulation et leur mise à disposition d’acquéreurs potentiels par une diffusion sur Internet. Cette technologie permet aux professionnels, mais aussi aux amateurs, de présenter leurs photos sur des réseaux mondiaux. Des sites se sont créés pour collecter ces photos et les proposer à la vente.
La concurrence de sites en ligne qui proposent à très bas prix les photos – Citizenside ou Fotolia, par exemple – crée une tension sur le marché et introduit l’idée erronée que la photo a peu de valeur et que toutes les photos se valent, celles du professionnel comme celles de l’amateur. Face à la multiplication des supports d’information, dans une société soumise à un bombardement incessant d’images, les magazines semblent aujourd’hui préférer l’instantané, qui illustre ponctuellement un événement ou une personnalité médiatique, plutôt que la photographie élaborée avec patience, précision et, souvent, avec un engagement personnel considérable, que l’on mesure malheureusement mal.
En d’autres termes, la photographie risque de devenir un objet anonyme, intrinsèquement lié à notre quotidien, en quelque sorte banalisé. Elle a perdu sa dimension créative : la rencontre d’un œil et d’un fait, celle qui fait dire à Roland Barthes que ce qu’elle « reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois ».
Face à cette nouvelle réalité, le recours à la mention « droits réservés » est porteur de risques considérables pour la profession. Sa banalisation ajoute encore aux difficultés que je viens de rappeler.
L’usage incontrôlé par certaines publications de presse de la mention « droits réservés » en lieu et place du crédit photo pose aujourd’hui problème. Si les libertés prises avec le code de la propriété intellectuelle ont été acceptées par les photojournalistes lorsqu’ils n’étaient pas confrontés à des difficultés économiques, tel n’est plus le cas aujourd’hui. Cette situation n’est ni satisfaisante d’un point de vue juridique ni souhaitable d’un point de vue économique, moral. Elle est ressentie comme une dépossession, comme un déni de la qualité du travail fourni.
Soyons précis : une photo qui comporte la mention « droits réservés », ou « DR », recoupe différentes utilisations. Elle n’est pas toujours synonyme de photo dite « orpheline », c’est-à-dire d’une photo dont les titulaires des droits n’ont pu être identifiés. Le rapport que j’ai moi-même diligenté auprès de l’Inspection générale des affaires culturelles a mis en évidence la diversité des usages en matière de droits réservés.
Dans de nombreux cas, il s’agit en réalité de photos données aux magazines par des entreprises présentant leurs nouveaux produits, par des chaînes de télévision souhaitant illustrer les programmes qu’elles diffusent, par des offices du tourisme faisant la promotion d’une région. Ces photos sont la plupart du temps extraites de dossiers de presse. Elles ne sont pas orphelines : leur auteur a vraisemblablement été rémunéré, mais il n’est pas fait mention de son nom dans le crédit.
Certains photographes, je pense notamment aux paparazzi, ne souhaitent pas que leur nom soit indiqué sous une photo de personnalité. On peut le comprendre. Dans la plupart des cas, ils n’ont pas respecté le droit à l’image en sollicitant un accord avant toute prise de vue photographique.
Il convient d’ajouter les photos d’amateurs diffusées sur Internet sans restriction d’exploitation ou d’usage, sans indication du nom de l’auteur.
Enfin, je citerai les rédactions de journaux qui, pour des impératifs de bouclage du titre, ne prennent pas toujours le temps de vérifier le nom du photographe et pensent se couvrir en ajoutant la mention « DR » à côté de la photographie.
Cette situation de flou juridique et d’incertitude ne peut que rejaillir sur les photojournalistes et sur les conditions d’exercice de leur métier. Régler la question des « droits réservés » ne peut se faire sans l’adoption d’un code de bonne conduite, ainsi que l’a rappelé dans le récent rapport que j’ai déjà mentionné l’Inspection générale des affaires culturelles. Mais la question des « œuvres orphelines » dépasse très largement celle des droits réservés. C’est une priorité à laquelle il convient d’apporter une solution, mais cela ne peut se faire au détriment de la qualité et de la cohérence de la loi. Il importe surtout de promouvoir une approche transversale de la création et de la protection des auteurs à l’ère de la numérisation de masse.
C’est pourquoi il est légitime que la représentation nationale se saisisse d’un sujet qui engage si fortement la liberté et la qualité de l’information dans notre pays.
Je tiens ici à remercier les parlementaires qui ont pris l’initiative de déposer cette proposition de loi. Je vous confirme mon plein accord et mon assentiment afin que nous élaborions un texte qui permette une exploitation licite des œuvres orphelines, qui en organise la gestion collective et qui garantisse la transparence et la publicité dans la reconnaissance du caractère orphelin des œuvres concernées.
Cependant, je regrette que cette proposition de loi ne résolve pas encore toute la question posée par les photos publiées sous mention « DR ». Comme je viens de le rappeler, les origines de son utilisation sont multiples. S’il est judicieux de légiférer sur des images fixes de presse effectivement orphelines, il est aussi souhaitable de renvoyer à un code de bonne conduite les autres cas de photos comportant la mention « DR » afin d’en bannir l’utilisation abusive. Ce code aurait aussi l’avantage de susciter une prise de conscience salutaire.
Cette proposition de loi pose par ailleurs de très sérieuses questions quant à son champ d’application, qui doit être apprécié au regard du cadre constitutionnel français, du contexte juridique international et dans un souci de cohérence avec la doctrine française d’œuvre orpheline.
En outre, ce texte me semble arriver trop tôt dans le calendrier, car un projet de directive sur les œuvres orphelines est en cours d’élaboration par les services de la Commission européenne. Je souhaite soutenir une initiative législative – la loi française doit évoluer –, mais nous ne pouvons pas prendre le risque de voter un texte qui ne serait pas compatible avec une norme européenne. Le projet de la Commission doit être prochainement soumis au Conseil. Il devrait être connu à la fin du mois de novembre, si le calendrier annoncé est respecté.
Comme je m’y suis engagé à différentes reprises au cours de l’été, j’ai demandé à mes services d’élaborer un projet de texte qui sera soumis à la concertation, en lien avec les partenaires sociaux et, plus généralement, toutes les parties intéressées par le sujet. Cette concertation devrait s’engager tout prochainement.
Cette concertation sur tous les aspects de la question des droits réservés doit s’inscrire de manière cohérente au sein du code de la propriété intellectuelle et, comme l’avait suggéré le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, couvrir de manière homogène l’image fixe, particulièrement la photographie, mais aussi les œuvres de l’écrit, également soumises à des perspectives d’exploitation nouvelles du fait des avancées en matière de numérisation. Enfin, tout en renforçant les droits des auteurs, il s’agit d’apporter une sécurité juridique aux divers utilisateurs, notamment aux éditeurs, quels que soient les supports en jeu.
Je remercie donc vivement la commission pour le travail remarquable qui a été accompli et pour les propositions qu’elle a formulées. Si votre assemblée les confirme, la proposition de loi poursuivra son parcours au sein du Parlement, confirmant notre volonté partagée : trouver un cadre législatif durable, équilibré et efficace.
Vous le voyez, mesdames, messieurs les sénateurs, mon ministère est pleinement engagé en faveur de la protection des droits et de la création dans le domaine de la photographie.
Je profite de cette occasion pour souligner combien l’avenir du photojournalisme dépend du redressement économique global de tous les acteurs, ainsi que du financement équilibré du travail des photojournalistes, étant entendu que le photojournalisme et le photoreportage recouvrent des notions complémentaires, mais pas identiques. Il est essentiel d’y réfléchir et d’effectuer toutes les concertations nécessaires pour mettre en œuvre les meilleures solutions.
Une action globale est nécessaire. Je prendrai pour exemple nos dernières initiatives prises dans le cadre des investissements d’avenir : c’est un outil que je souhaite mettre à contribution au service de la photographie et du photojournalisme. Sur le modèle de ce qui a été entrepris dans le domaine du cinéma ou du livre, je travaille actuellement à un projet de numérisation des fonds d’agences photographiques françaises. C’est un enjeu d’ordre économique, culturel et stratégique : il s’agit d’apporter aux détenteurs de ces fonds les moyens de valoriser une richesse patrimoniale, de la diffuser au travers de nouveaux supports et de développer ainsi une nouvelle économie numérique.
J’ai déjà eu l’occasion de l’affirmer : la photographie est une œuvre, dès lors qu’elle est originale, c’est-à-dire qu’elle porte l’empreinte de la personnalité de son auteur. Elle a donc une valeur.
À ce titre, il est légitime que cet auteur soit reconnu comme tel et qu’il puisse être rémunéré pour son activité. Sans cela, comment imaginer que le photojournalisme poursuive sa mission de témoignage et de mémoire pour les prochaines générations ? Milan Kundera le dit clairement dans L’Immortalité : « La mémoire ne filme pas, la mémoire photographie ». Le photojournalisme est un formidable réservoir de contenus, d’histoires vécues, qui ne cesse de s’enrichir : montrer, faire rêver, provoquer parfois, éveiller nos consciences toujours. C’est là son rôle, c’est là sa spécificité. Pour répondre aux enjeux d’une mondialisation parfois mal régulée, je suis persuadé qu’un lien fort doit exister entre information et culture. Cela suppose la diversité des approches, l’ouverture au monde, la liberté de voir et, bien évidemment, de faire voir.