Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, une querelle de famille qui se transforme en feuilleton où le ministre de la comptabilité vient s’égarer et où le parquet assume sans complexe son rôle de bouclier judiciaire du pouvoir, un ex-ministre de la charité prêchant la fin des conflits d’intérêts à des petits camarades outragés sur fond de crise qui s’éternise et de rigueur sélective : tel est le contexte de cette discussion, contexte qui suffit à expliquer la fin de non-recevoir de la majorité sénatoriale et du Gouvernement à la présente proposition de loi constitutionnelle. À politicien, politicien et demi !
Pourtant, ce texte, qui concerne uniquement les acteurs les plus importants de la vie politique, s’en tient à des propositions très modérées. On s’étonnerait – n’était le contexte, comme je l’ai dit – qu’elles n’aillent pas de soi.
Interdire au Président de la République durant son mandat ainsi qu’aux membres du Gouvernement de recevoir des avantages en espèces ou en nature de la part de personnes morales, mais l’autoriser de la part de personnes physiques – ce qui préserve la sociabilité et les liens d’amitiés –, est-ce si scandaleux ? On pourrait commencer par là avant d’aller plus loin ; c’est d’ailleurs ce à quoi nous invite cette proposition de loi constitutionnelle.
On pourrait le faire en donnant par exemple aux institutions dont c’est déjà la mission – ce qui a été rappelé – les moyens d’exercer celle-ci correctement.
Il existe un corpus de textes relatifs au sujet ainsi qu’une Commission pour la transparence financière de la vie politique. Le rapporteur et le secrétaire d’État n’ont pas manqué de le rappeler.
Le problème, c’est que ce corpus est passablement « à trous » et que la Commission pour la transparence financière de la vie politique, dont la composition et le mode de nomination pourraient être améliorés, ne dispose pas vraiment des moyens de ses fins.
Cette institution le déplore d’ailleurs régulièrement, à chacun de ses rapports. En effet, elle insiste sur le trop grand nombre d’élus à contrôler, de l’ordre de 3 000. Elle pointe ses moyens d’investigation trop limités, puisqu’elle n’a accès ni aux revenus des intéressés ni à leur dossier fiscal et ne dispose aucunement du pouvoir de demander des explications complémentaires, susceptibles en tout cas d’être obligatoirement suivies d’effet. Le contrôle est donc limité à la détection des progressions inexplicables du patrimoine, le revenu dépensé ou évadé se trouvant exclu. En outre, elle signale que des déclarations de patrimoine ne sont pas rendues publiques et que leur absence ou leur caractère mensonger ne peut pas être sanctionné. Elle note à cet égard la particulière discrétion des dirigeants d’entreprises publiques, de Gaz de France à La Poste, puisque, à en croire le rapport de 2007, cette année-là, 112 non-dépôts ont été constatés.
Rien d’étonnant donc à ce que, depuis 1988, 13 dossiers seulement aient connu une suite judiciaire, aucune d’ailleurs ne visant plus haut que l’échelon de conseiller général.
On pourrait aussi s’intéresser au régime baroque des incompatibilités entre fonctions gouvernementales, mandats parlementaires et activités professionnelles. Étrangement, si l’on ne peut pas être sénateur et professeur de philosophie, on peut en revanche être parlementaire et conseiller des entreprises dans leurs opérations fiscales ou leurs opérations de fusions-acquisitions ou vendre des armes et des avions à l’État. Rien de plus simple ! Il suffit de ne pas exercer de fonctions de direction ou d’influence significatives entrant dans le champ des incompatibilités dans les filiales de la holding que l’on dirige, laquelle n’entre pas dans ce champ.
Le byzantinisme flamboyant des décisions du Conseil constitutionnel qui le confirment mérite toute notre admiration. Ce n’est plus un bouclier, c’est du blindage !
On pourrait aussi étendre les pouvoirs des commissions d’enquêtes parlementaires, rendre leur ouverture possible à la demande de l’opposition, lever l’obstacle si commode de l’ouverture d’une instance judiciaire. Le judicaire n’étant pas un pouvoir mais une autorité, rien ne l’en empêche, à part l’absence de volonté politique.
On pourrait aussi s’arrêter sur le pantouflage multiforme et sur ce que je qualifierai de « pantouflage inversé », à savoir la mise en couveuse des futurs – qui sont aussi souvent d’ailleurs d’anciens – élus locaux ou nationaux et des fonctionnaires à responsabilité par les grands délégataires de services publics, les grandes entreprises travaillant pour les collectivités ou l’État. Ces décideurs, une fois parvenus ou revenus aux affaires, pourront, en respectant le code des marchés publics – ce qui n’est pas un problème –, contracter en toute légalité, au nom de leur collectivité ou de l’État, avec leurs anciens employeurs. Les marchés publics représentant de l’ordre de 120 milliards d’euros, par les temps qui courent, l’enjeu n’est pas mince !
S’agissant du pantouflage des fonctionnaires, la réglementation – rigoureuse sur le papier – s’accompagne dans les faits d’une tolérance molle dans son application, quand ce n’est pas d’un encouragement en vertu de la nécessaire perméabilité du public et du privé au nom de l’efficacité.
Quant au pantouflage du personnel politique, il est devenu une pratique mondialement si courante que, sur ce chapitre, la France est en retard. Nous manquons encore de Gerhard Schröder pour passer au service de Gazprom ou de Tony Blair pour conseiller les banquiers... Mais ce n’est probablement qu’une question de temps : nous allons certainement nous moderniser en ce domaine !
Des frontières de plus en plus diaphanes entre haute fonction publique, gouvernement et cabinets ministériels, entourage présidentiel, direction des grands groupes économiques et financiers, publics ou privés, organes de contrôle prétendument indépendants ; une classe dirigeante endogamique, habitant les mêmes lotissements parisiens ou azurés ; une oligarchie rompue au jeu des chaises musicales, des renvois d’ascenseurs, des participations croisées : quelle place peut-il bien rester à l’intérêt général ?
Plus fondamentalement, cela a-t-il un sens de demander à l’État moderne libéral de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers, quand sa fonction est uniquement de permettre le jeu libre et non faussé des intérêts particuliers, quand l’intérêt collectif est conçu comme la résultante de ce jeu concurrentiel ?
Manquer aux « devoirs de probité », pour reprendre la formulation du code pénal, a-t-il encore un sens pour le serviteur d’un État reformaté selon les principes du management moderne, lequel connaît seulement des coûts et ignore les valeurs et pour qui il n’existe qu’un seul impératif catégorique : faire du profit et s’enrichir ?
Le général de Gaulle considérait que « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille ». C’était hier. Aujourd’hui, non seulement la politique se fait à la corbeille et pour la corbeille qu’il faut à tout prix rassurer puisque l’on s’est placé entre ses mâchoires, mais celle-ci est installée au cœur de l’action publique.
J’illustrerai mon propos par deux exemples.
D’une part, le Fonds de réserve pour les retraites fonctionne ouvertement comme un fonds spéculatif. Ainsi, son conseil de surveillance, lors de la réunion du 16 juin 2009, après avoir constaté les pertes du Fonds, à la suite de la crise, n’entend pas remettre « en cause les bases sur lesquelles il avait fondé ses choix initiaux, à savoir qu’un investisseur de long terme qui n’a pas de contrainte de liquidité avant 2020 peut bénéficier dans la durée du surcroît de performance attendu des catégories d’actifs présentant une volatilité importante et, en particulier, les actions ».
En français courant, ce jargon signifie que le FRR entend bien récupérer par la spéculation ce qu’il a perdu par la spéculation !
D’autre part, l’Agence des participations de l’État, l’APE, a été créée pour veiller aux « intérêts patrimoniaux » de l’État – comme si ce dernier était une personne privée … – et pour exercer la mission de l’État actionnaire dans les entreprises où celui-ci détient des participations, majoritaires ou minoritaires.
Le problème est le suivant : la mission de l’État actionnaire est-elle de gagner le plus d’argent possible ou de conduire une politique industrielle ? La réponse ne va pas de soi, comme l’a montré l’affaire EADS. Je la rappelle en deux mots.
En 2005, EADS traverse une crise grave, entraînant un plan de suppression de 10 000 emplois et la chute de 35 %, en moyenne, du titre. Seule l’oligarchie, au sommet de laquelle figurent l’ex-coprésident d’EADS, Noël Forgeard – ancien haut fonctionnaire ! –, et les dirigeants des groupes Lagardère et Daimler, réussira à retirer ses billes à temps, empochant ainsi 90 millions d’euros de plus-values. Un instant suspectés de délit d’initié, tous les bénéficiaires seront mis hors de cause par l’Autorité des marchés financiers, en novembre 2009, dans la plus grande discrétion.
Voilà pour la partie privée.
S’agissant de la partie publique, celle qui nous occupe aujourd’hui, on apprendra que, à la fin de 2005, le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie de l’époque avait été informé de la situation par l’APE, qui lui avait conseillé de se désengager au plus vite. Thierry Breton n’a pas suivi cet avis, faisant passer la politique aéronautique de la France avant la protection du patrimoine de l’État. Ce dilemme est la preuve que le « conflit d’intérêt » est désormais niché au cœur même de l’État.
Pour en finir avec les conflits d’intérêts, il faudra donc beaucoup plus que des déclarations, beaucoup plus qu’une réforme des programmes de l’ENA, beaucoup plus qu’un code d’éthique, des circulaires ou le renforcement des pouvoirs d’autorités prétendument indépendantes, même si, comme je l’ai dit, cela ne ferait pas de mal de commencer par là.
Puisque le texte proposé aujourd’hui est « inefficace » et « contestable », pour reprendre les qualificatifs du rapporteur, on aurait pu le renvoyer en commission, comme on l’a fait ce matin pour la proposition de loi organique visant à interdire le cumul du mandat de parlementaire avec l’exercice d’une fonction exécutive locale.