Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, nous voici de nouveau réunis ce soir pour débattre d’un projet de loi portant réforme des collectivités territoriales dont personne ne sait vraiment où il va nous mener.
Je pense très sincèrement que, dès le départ, cette réforme s’est nourrie de présupposés qui étaient faux, qui ont servi d’alibis à un mouvement qui allait à contresens de l’histoire.
Oui, je le crois, cette réforme va d’abord à contresens de notre histoire contemporaine et de l’esprit de la décentralisation telle que nous l’avons connue depuis près de trente ans dans notre pays.
La décentralisation, Jean-Michel Baylet vient de le dire, fut une grande idée, un acte fondateur au début des années quatre-vingt, qui ne manqua pas de susciter, d’un côté, l’enthousiasme, de l’autre, le scepticisme, voire le rejet.
Pour moderniser la France, il fallait ramener le pouvoir de décision au plus près du terrain, au plus près de ceux qui l’incarnent ; il fallait, pour changer la vie publique, faire confiance à l’intelligence des territoires et miser sur la proximité ; il fallait, pour transformer en profondeur notre vie politique, parier sur la démocratie locale et impliquer les élus et les citoyens dans la définition, l’élaboration et la mise en œuvre des décisions qui les concernent.
Ces évidences avaient presque fini par faire consensus : je me souviens de la volonté du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin de graver dans le marbre de notre Constitution que l’organisation de notre République est « décentralisée »...
Eh bien, mes chers collègues, c’est cette tendance de fond qui est aujourd’hui battue en brèche par le présent texte, conçu dans la hâte, discuté dans la précipitation et retouché dans l’improvisation.
Comme vous, je rencontre tous les jours, dans nos assemblées de maires, des élus locaux en proie à un grand désarroi face à un contexte où ils ne sont sûrs de rien mais où, en revanche, ils sont régulièrement désignés comme les grands responsables des difficultés et des déficits.
Mais comment peut-on concevoir que le niveau local puisse jouer son rôle de levier pour dynamiser l’économie, de fédérateur pour contribuer au « mieux vivre ensemble », si, au lieu de dialoguer, on stigmatise, si, au lieu de construire, on dénigre, si, au lieu d’avancer, on démolit ?
Laisser les communes et les intercommunalités sans aucune garantie quant aux ressources nécessaires, sans aucune perspective pour remplacer ce que nous appelons les financements croisés, pourtant si utiles quand il faut faire naître à toute force le projet dont toute la commune rêve... N’est-ce pas cela qui entretient un malaise profond et inquiétant ?
Imaginer, sans jamais le dire, un processus lent et insidieux de fusion du couple département-région, qui dénature simultanément les deux entités...
Inventer un « conseiller territorial » hybride, un « élu génétiquement modifié », nécessairement cumulard, intrinsèquement schizophrène, au four et au moulin, sans même être capable d’expliquer combien il y en aura, comment il sera élu, comment il pourra siéger et travailler… N’est-ce pas cela qui crée l’inquiétude, la suspicion et le découragement de milliers d’élus qui n’en peuvent plus de donner de leur temps sans réelle reconnaissance ?
Alors, messieurs les ministres, on peut s’étonner de votre obstination à vouloir démontrer, sans véritable étude comparative, que votre gouvernement transforme la France en ayant raison contre tout le monde...
Enfin, et ce n’est pas le moins grave pour un gouvernement qui se targue d’être moderne, la réforme va à contresens de toute logique d’efficacité.
C’est vrai pour la méthode : le Parlement a été mis sur la touche, au mépris des travaux de fond conduits ici même, avec des contributions émanant de tous les rangs. La phase de concertation a été totalement bâclée, puisque aucune des voix, souvent autorisées, qui ont contesté la conduite de ce chantier n’a été entendue. Et votre approche de la réforme territoriale s’est faite à l’envers, au détriment de la logique de résultat, puisque vous avez rogné les ressources avant de déterminer les finalités de l’action publique locale.
C’est vrai aussi pour le fond : les économies induites par la réforme seront minimes, loin d’être à la hauteur de l’enjeu. Les gains ainsi obtenus ne compenseront en rien les dégâts en termes de désorganisation territoriale, de déstabilisation des services publics et de l’investissement local, pourtant plus que jamais nécessaires.
En un mot comme en mille, vous réformez dans le vide, vous réformez sans fixer de cap, sans déterminer de but, sans donner de sens.
Au terme de réécritures hasardeuses, d’ailleurs peu maîtrisées, plus personne n’y comprend rien ! Que devront faire, que pourront faire demain les collectivités ? Comment ces instances pléthoriques vont-elles fonctionner concrètement ? Aucune réponse n’est apportée à ces interrogations.
Le texte, dans sa rédaction actuelle, ne répond à aucun des grands défis que nous devons relever.
Alors, je vous pose à nouveau la question : pourquoi vous obstiner ? À moins que l’explication ne soit à chercher ailleurs : la réforme territoriale telle qu’elle nous est présentée aujourd’hui se résumerait-elle à une tentation de manipulation, destinée principalement à changer les règles du jeu électoral à l’approche d’échéances que vous abordez avec crainte ?
Si tel est le cas, alors, ce n’est pas une réforme, et ce n’est certainement pas un progrès ; c’est, pardonnez-moi, une supercherie, obscure dans sa formulation, mais limpide dans son résultat. C’est un hold-up politique que vous nous demandez aujourd’hui d’avaliser !
Vous vouliez simplifier : vous créez de la complexité et de la confusion à tous les étages, des compétences aux financements.
Vous vouliez réaliser des économies substantielles : elles sont négligeables, ridicules en regard du risque que vous faites peser sur l’aménagement du territoire et le développement économique.
Vous vouliez rendre le système plus juste : nous ne voyons rien, aucune avancée concrète en matière de péréquation.
Mes chers collègues, nous avons ici une double mission : représenter les collectivités territoriales et améliorer la loi.
Ce texte, parti d’une stigmatisation de l’élu, est un cas flagrant de régression territoriale mettant en péril le difficile équilibre rendu possible par trente ans d’esprit décentralisateur.
Pour terminer, je voudrais faire une citation : « La clause de revoyure pour les finances locales : escamotée ; le débat sur les compétences : inachevé ; la réforme sur le mode de scrutin : pas consensuelle ». Ce constat lucide, c’est l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin lui-même qui le dresse.
Décidément, il faut tirer les conclusions qui s’imposent : c’est un mauvais projet de loi que vous nous présentez, messieurs les ministres, et c’est pour cela que nous vous invitons, mes chers collègues, à agir en conscience et en cohérence en ne votant pas ce texte.