Monsieur le ministre, nous excusons bien volontiers votre petit retard s’il s’agit d’éviter qu’une sanction trop lourde ne soit prononcée à l’encontre du salarié d’un magasin Monoprix qui, en fin de compte, n’a commis qu’une erreur bénigne.
Avant que la présente proposition de loi ne soit définitivement adoptée, le Gouvernement et le rapporteur souhaitant un vote conforme, permettez-moi de rappeler à quel point le parcours de cette réforme de la médecine du travail aura été chaotique.
Trop longtemps repoussé, le chantier a finalement été ouvert voilà un peu plus de trois ans, mais les réunions se sont succédé sans qu’aucun accord puisse être signé entre patronat et syndicats. Nul besoin de revenir aujourd’hui sur les responsabilités des uns ou des autres dans cet échec. Surprenant tout le monde, le Gouvernement a alors décidé de greffer cette réforme par voie d’amendements sur celle des retraites. Force est de constater que ce choix a cristallisé les positions et largement envenimé le débat avant que le Conseil constitutionnel n’invalide ce volet au mois de novembre dernier, l’estimant sans lien avec le projet de loi initial.
Finalement, c’est donc par le biais de cette proposition de loi déposée par le groupe centriste à la fin de l’année dernière que nous allons aboutir à cette réforme qui aurait dû être, si ce n’est consensuelle, tout au moins partagée, mais qui, en réalité, laissera un sentiment d’inachevé à de nombreux acteurs de la médecine du travail.
La France a fait le choix d’une organisation spécifique de la santé au travail fondée sur la prévention et reposant sur un corps de médecins spécialistes du travail. La mission qui lui a été assignée, à savoir éviter toute altération de la santé du fait du travail, est l’une des plus grandes conquêtes sociales du siècle dernier. Nous sommes lucides et considérons comme nécessaire de faire évoluer les services de santé au travail ; mais nous restons très attachés à cette spécificité de la médecine du travail préventive.
C’est pourquoi, tout en réaffirmant notre ferme volonté de garder un exercice médical spécifique au milieu du travail, nous souscrivons à la pluridisciplinarité et à la régionalisation des services de santé au travail. Les dispositions renforçant l’indépendance des médecins du travail sont, elles aussi, très importantes et nous semblent aller dans le bon sens, bien qu’elles soient encore largement insuffisantes par rapport à la réalité que nous connaissons tous.
Mais la question sur laquelle nous ne pouvons plus vous suivre, et vous le savez, monsieur le ministre, est celle de la gouvernance des services de santé au travail. C’est l’un des principaux dysfonctionnements de la médecine du travail. Nous aurions pu espérer sur ce point un consensus politique et syndical, c’est-à-dire une présidence alternée.
Nous sommes convaincus que l’une des pistes importantes pour répondre à la situation constatée – ce constat peut d’ailleurs être partagé – consiste à impliquer les organisations syndicales de salariés et donc à mettre en place un véritable paritarisme, tel que l’avait d’ailleurs proposé la mission d’information du Sénat sur le mal-être au travail que j’ai eu l’honneur de présider. L’idée du paritarisme renvoie au dialogue social ; elle constitue en ce sens un progrès. Mais nous rejetons avec fermeté la conception du paritarisme qui nous est proposée et qui inclut une présidence permanente des employeurs pour ce qui concerne les services de santé au travail.
C’est bien la remise en question de la rédaction adoptée par le Sénat par deux fois à l’unanimité qui est aujourd’hui au cœur de notre désaccord. C’est également l’une des principales raisons pour lesquelles nous ne pourrons voter en faveur de l’adoption de la présente proposition de loi si les amendements que nous avons déposés, notamment celui qui porte sur la gouvernance, ne sont pas adoptés.
Certes, la médecine du travail est financée par les employeurs, et ce parce qu’elle renvoie à la responsabilité directe de l’employeur. Mais ce mode de financement ne doit pas avoir pour conséquence une emprise patronale majeure sur le système ne lui offrant pas l’indépendance nécessaire à sa mission. Cette question est cruciale, car il ne peut y avoir de véritable santé au travail sans une indépendance des acteurs de la prévention.
Le schéma retenu par l’Assemblée nationale – présidence patronale, trésorerie dévolue aux représentants des salariés – n’est pas satisfaisant : les organisations représentatives des salariés devront gérer ad vitam aeternam la trésorerie de services dont ils ne maîtriseront ni les ressources ni les décisions ou les objectifs puisqu’il est prévu que le patronat ait une voix prépondérante. C’est un leurre, à moins de supprimer cette voix prépondérante.
Monsieur le ministre, je souhaite en cet instant faire une petite digression, qui n’est toutefois pas sans lien avec le présent texte. C’est pour la raison précitée que je suis opposé à toute modification de la gouvernance du FIVA, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante. Vous avez soumis aux associations un projet de décret visant à confier la majorité des sièges aux représentants de l’État et des employeurs, et la présidence non plus à un magistrat indépendant, mais à un membre de la Cour des comptes ou du Conseil d’État choisi par le Gouvernement.
L’argument utilisé, que je réfute, est le même que celui qui a été évoqué à propos de la médecine du travail : « celui qui paie décide ». Je vous le rappelle, le FIVA ayant pour vocation de se substituer aux procédures judiciaires, nous, législateur, avons conçu son conseil d’administration comme un premier degré de juridiction. C’est pourquoi il est présidé par un magistrat indépendant, membre de la Cour de cassation, et repose sur un équilibre entre les parties ; ni les représentants des « payeurs » – État et employeurs – ni les représentants des « bénéficiaires » – associations de victimes et organisations syndicales de salariés – ne disposent de la majorité. C’est cet équilibre, dans lequel le président joue un rôle d’arbitre, qui assure une certaine équité à l’indemnisation.
Imaginer donner aux « payeurs », qui sont aussi les responsables de cette catastrophe sanitaire, laquelle, je le rappelle, aura fait près de 100 000 morts d’ici à 2020, le droit de décider librement du montant des indemnisations des victimes est, à mon avis, une véritable gageure.
Les associations des victimes de l’amiante en sont persuadées, ce projet de reprise en main du conseil d’administration du FIVA n’a qu’une seule finalité, hormis ne plus perdre de temps à discuter avec les associations, comme l’ont clairement annoncé les services de l’État, à savoir faire des économies sur le dos des victimes. J’avoue que je partage la crainte de celles-ci. Depuis plusieurs années, les fonds relatifs à la question de l’amiante, FIVA comme FCAATA, le Fonds de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante, sont accusés de coûter cher à la sécurité sociale, et, pour certains, la tentation est grande de remettre en cause les fondements de ces indemnisations.
Cette nouvelle composition, au-delà de la baisse des indemnisations qu’elle annonce, est en soi un véritable déni du droit des victimes à une réparation intégrale de leurs préjudices, tel qu’il a bien été prévu par la loi. C’est pourquoi je vous demande, monsieur le ministre, en tant qu’ancien rapporteur de la mission commune d’information sur le bilan et les conséquences de la contamination par l’amiante du Sénat, d’y renoncer.
Monsieur le ministre, même si cette question est quelque peu hors sujet, j’avais à cœur, pour cette intervention qui sera peut-être ma dernière au Sénat en raison du prochain renouvellement du mois de septembre, de vous alerter sur ce point qui inquiète beaucoup tous les salariés victimes de l’amiante.
Pour en revenir au présent texte, nous ne le voterons pas, à regret, tous nos amendements ayant été rejetés en commission ; ou alors il faudrait que ces derniers soient votés en séance plénière…
Pourtant, je vous l’assure – et nous l’avions indiqué à votre prédécesseur, Éric Woerth –, nous étions disposés dès le départ à trouver un consensus sur ce sujet. §