Intervention de Thierry Breton

Réunion du 21 février 2006 à 16h00
Offres publiques d'acquisition — Adoption d'un projet de loi en deuxième lecture

Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie :

Tout d'abord, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens à vous dire le plaisir que j'ai à me retrouver dans cet hémicycle, pour lequel j'éprouve, si vous me permettez l'expression, une affection toute particulière, pour la deuxième lecture de ce projet de loi.

A cette occasion, je suis très heureux de saluer M. le rapporteur ainsi que M. le président de la commission des finances, avec lesquels nous avons beaucoup travaillé sur ces questions essentielles pour notre économie.

Il m'est naturellement impossible d'ouvrir cette discussion sans me référer aux événements qui ont eu lieu ces dernières semaines et qui illustrent l'importance du texte dont nous allons débattre à nouveau cet après-midi.

En effet, concevoir le cadre juridique des offres publiques d'achat est indispensable. Ce projet de loi a pour vocation première de protéger non seulement les actionnaires, mais également toutes les parties prenantes, y compris les parties prenantes non-actionnaires. Je souhaite montrer à nos concitoyens que se trouvent là les moyens à la fois de promouvoir l'intérêt des actionnaires et de protéger les intérêts industriels et sociaux des entreprises concernées.

Tel est l'objectif que je me fixe pour cette deuxième lecture, qui se déroule aujourd'hui au Sénat et qui aura lieu dans quelques jours à l'Assemblée nationale.

Tout d'abord, je reviendrai sur les enjeux du sujet d'aujourd'hui. Ensuite, j'aborderai le contenu du texte lui-même, que le débat va, je n'en doute pas, enrichir et perfectionner. Enfin, je rappellerai qu'il s'agit d'une étape dans la politique que nous menons en faveur de la stabilisation de l'actionnariat des groupes français ; j'aurai l'occasion d'y revenir, en particulier lors de l'examen du projet de loi sur lequel nous travaillons avec Gérard Larcher et qui vous sera, je l'espère, présenté prochainement.

Quel est l'enjeu de ces offres publiques d'achat, ces fameuses OPA, dont nous parlons aujourd'hui ?

Chacun d'entre nous a à l'esprit l'offre de Mittal Steel sur Arcelor, ce grand groupe franco-luxembourgeois, mais également belge et espagnol, champion de l'acier. Toutefois, en l'espèce, il s'agit d'une offre hostile initiée par une société de droit néerlandais sur une entreprise de droit luxembourgeois

Il nous faut tirer ensemble les leçons de situations concrètes - je sais que mon point de vue est partagé par M. le rapporteur -, qui nous incitent à réfléchir et à enrichir notre législation.

Où en sommes-nous sur ce dossier précis ?

Je rappelle que la société Mittal Steel a annoncé son offre hostile - elle a été caractérisée comme telle par le conseil d'administration d'Arcelor - le 27 janvier dernier.

J'ai rencontré les présidents des deux entreprises concernées et j'ai exprimé au président de l'entreprise Mittal Steel, au nom du gouvernement, mes très vives préoccupations sur la façon dont la démarche avait été initiée.

Je lui ai également fait part de mes interrogations et des lacunes que j'avais pu observer. L'État français est en effet un stakeholder, c'est-à-direune partie prenante, non-actionnaire, qui a un intérêt dans le développement économique d'une grande entreprise.

Quelles sont ces parties prenantes non-actionnaires ? Ce sont les salariés, les syndicats, les fournisseurs, les clients, les collectivités locales et aussi, parfois, lorsqu'un intérêt majeur est en jeu, les États.

S'agissant de l'entreprise Arcelor, compte tenu du fait qu'en France près de 30 000 emplois se trouvent concernés, que quatre pôles de compétitivité ayant un intérêt dans le développement de cette entreprise participent à de nombreux échanges de recherche et de développement, l'État français s'intéresse évidemment de très près à cette entreprise, qui représente un enjeu économique important.

La position du gouvernement français sur ce dossier n'a pas varié d'un iota depuis le premier jour où il a eu connaissance de l'offre : il n'est, à ce stade, ni pour ni contre cette OPA.

En revanche, en tant que partie prenante très concernée, au même titre du reste que d'autres parties prenantes comme l'État luxembourgeois, qui lui est en outre actionnaire, ou encore l'État espagnol, l'État français a posé un certain nombre de questions essentielles : quel est le projet industriel concret ? Quel est le projet social ? Quel est le projet d'intégration des cultures ? Quel est le projet de gouvernance pour le futur groupe ?

Ces interrogations ont fait naître par ailleurs des questions sur les règles de gouvernance actuelles du groupe Mittal Steel, que nombre d'actionnaires d'Arcelor se sont naturellement posées : par exemple, comment son conseil d'administration a-t-il pu engager une offre hostile de cette ampleur sur la base d'un projet aussi peu précis ?

J'ai choisi d'affirmer haut et clair mon rôle de partie prenante dans cette affaire. Certes, l'État français n'est pas actionnaire, mais il est une partie prenante non-actionnaire. Et à ce stade, compte tenu de la situation, il est évidemment de ma responsabilité de partie prenante, en fonction des seuls intérêts économiques que je défends pour le pays - certaines régions françaises sont très fortement impliquées -, de constater les faits ou les lacunes du dossier, de dire ce que nous voyons et de faire part des questions qui sont les nôtres.

C'est ce que je fais, ni plus ni moins, dans l'intérêt de la partie prenante non-actionnaire que je représente.

Dans notre monde moderne et dans notre économie mondialisée, ce serait une erreur de penser que les entreprises peuvent vivre dans une bulle, branchées sur les seuls marchés financiers. Les entreprises doivent comprendre que l'adhésion de leur environnement, des salariés, des collectivités locales, des États à leur projet est crucial pour leur développement et la création de valeur pour leurs actionnaires.

Les parties prenantes de l'entreprise ont droit à la parole lorsque l'entreprise se prépare à une importante mutation. Le pouvoir politique, qui rend compte aux Français, ne remplirait pas son rôle s'il se taisait, s'il restait inactif dans de telles circonstances. Je note du reste que de tels débats existent dans d'autres pays.

Aux États-Unis, par exemple, l'attaque d'un conglomérat chinois sur Unocal n'a pas abouti. En ce moment, la reprise de l'armateur anglais P&O par une société établie à Dubaï fait l'objet de fortes interrogations du Sénat américain. Le législateur américain n'est pas un actionnaire, mais il s'interroge en tant que partie prenante non-actionnaire. Il s'inquiète du fait que cet armateur contrôle six ports américains, donc il pose des questions.

Au Royaume-Uni, on parle de l'intérêt du gazier russe Gazprom pour Centrica, qui contrôle British Gas. Le gouvernement britannique a adressé de façon ferme des messages on ne peut plus clairs.

Pour ma part, je conteste le monopole de parole que se sont arrogé les seuls marchés financiers. Une entreprise, c'est beaucoup plus qu'un placement financier. L'État a le devoir de s'exprimer et de faire valoir ses intérêts spécifiques en tant que partie prenante non-actionnaire si cela se justifie. À l'évidence, c'est le cas pour Arcelor compte tenu de l'importance de l'implication de certaines de ses activités sur le territoire national.

Cela dit, je le répète, je ne suis ni pour ni contre l'OPA de Mittal Steel ; les actionnaires d'Arcelor auront le dernier mot, et c'est parfaitement normal. Mais le Gouvernement doit aussi prendre en compte les intérêts du pays en termes d'emploi et de projet industriel.

Dans cette affaire, vous l'avez compris, je me bats également pour restaurer la légitimité de la parole publique face au risque d'une économie exclusivement financière, tout en qualifiant très précisément ce droit à la parole au regard des intérêts dont j'ai la charge en tant que ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Je tiens d'ailleurs à souligner que je m'en suis entretenu à plusieurs reprises avec mes homologues du G7. Gordon Brown agit de même en Grande-Bretagne, tout comme John Snow, secrétaire au Trésor, aux États-Unis. Telle est la réalité du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Nous devons le reconnaître !

Le projet de loi que vous examinez aujourd'hui, mesdames, messieurs les sénateurs, est l'un des instruments de l'action publique en ce sens.

Les entreprises françaises ont recours à la bourse pour avoir accès aux meilleurs financements. C'est ce qui leur permet de se développer dans de bonnes conditions et de créer de l'activité, des emplois. En sollicitant les marchés financiers, elles acceptent les règles qui protègent les investisseurs : c'est l'objet du droit boursier et de l'information financière C'est aussi l'origine du régime des offres publiques qui donne un caractère ordonné et équitable aux tentatives de prises de contrôle d'une entreprise cotée.

On voit d'ailleurs, chez nos voisins luxembourgeois, que l'absence de règles sur les OPA n'est pas une protection pour leurs entreprises, bien au contraire, puisque le Luxembourg vient de décider d'accélérer la transposition de la directive qui nous réunit aujourd'hui.

Le débat de première lecture, bien que largement convergent, laisse ouvertes quelques options. Le texte qui en résulte peut, comme nous l'avions déjà évoqué, être enrichi d'un dispositif de défense ciblé, dont je prends l'initiative.

L'examen en première lecture du présent projet de loi a conforté le consensus autour des choix de transposition que je vous proposais.

La protection des actionnaires en période d'offre se trouve ainsi confirmée. Les décisions importantes reviennent à l'assemblée générale des actionnaires en période d'offre. C'est du reste l'option que notre droit retenait déjà.

Comme vous l'aviez fait en première lecture, l'Assemblée nationale a choisi de ne pas transposer l'article 11 de la directive. Il nous semble en effet qu'annuler systématiquement des dispositions conventionnelles et statutaires en cas d'offre publique est excessif au regard du principe de la liberté du contrat.

Enfin, le principe de réciprocité a, lui aussi, été validé.

À l'issue de cette première lecture, il vous revient désormais de trancher deux points.

Il s'agit, d'abord, de l'ampleur du principe de réciprocité. Pour être concret, il arrive que des offres concurrentes existent sur une seule entreprise. Certaines de ces offres viennent d'entreprises qui peuvent se défendre elles-mêmes contre les OPA et d'autres qui ne le peuvent pas. Faut-il alors conserver à la structure française ses moyens de défense ? Vous aviez dit oui et je vous avais suivis. L'Assemblée nationale, pour sa part, a considéré qu'en aucun cas un offreur appliquant le principe de « désarmement », celui de l'article 9 de la directive, ne pouvait se voir opposer la cause de réciprocité, et ce même si un offreur concurrent restait « armé » ; nous aurons l'occasion d'y revenir.

Il s'agit, ensuite, de la solidité des accords entre actionnaires en période d'offre.

Vous aviez donné un signal pour encourager les entreprises françaises au désarmement en faisant tomber les pactes d'actionnaires en cas d'offre. Vous aviez également choisi, en contrepartie, d'appliquer dans ce cas un principe large de réciprocité. L'Assemblée nationale a considéré qu'il fallait s'en tenir, comme nous y oblige la directive, à l'ouverture de la possibilité pour les entreprises de désarmer en période d'offre leurs actionnaires liés par des pactes, mais sans les y inciter. Ma recommandation a été de retenir cette transposition minimale ; nous y reviendrons également.

Dans les équilibres que je viens de citer, mesdames, messieurs les sénateurs, vous l'avez compris, la notion de réciprocité est essentielle. Elle permet de choisir les options les plus attractives pour les actionnaires, tout en retenant un principe de défense dans le cas où les attaques ne se font pas à armes égales.

Une fois ce principe de défense retenu, comme vous l'avez fait, la question qui se pose est donc celle des moyens de défense des entreprises, celle de la « substance de la réciprocité ».

Cette question est posée depuis le début de vos travaux. Votre rapporteur l'a abordée à l'occasion d'une prise de parole. Elle a également fait l'objet de débats à l'Assemblée nationale. Nous avons examiné un amendement consacré aux augmentations de capital réservées en période d'offre, dispositions que nous n'avons finalement pas retenues comme un moyen de défense pertinent.

Pour aller dans le sens que nous souhaitons tous, j'ai déposé aujourd'hui un amendement, au nom du Gouvernement, qui vise à introduire dans notre droit une mesure permettant une défense efficace tout en respectant les règles de bonne gouvernance. La proposition du Gouvernement consiste à autoriser les entreprises attaquées à émettre des bons de souscription d'actions spécifiques pour se défendre.

C'est une faculté qui est connue et employée dans de nombreux pays, en particulier aux États-Unis, que personne ne peut soupçonner d'entraver la liberté d'entreprendre ni de nuire aux intérêts des actionnaires. Les entreprises qui l'utilisent sont très nombreuses, dans tous les secteurs économiques.

Très concrètement, il s'agit de prévoir que les assemblées générales puissent autoriser l'émission, en période d'offre, de bons de souscription d'actions. Ces BSA donnent le droit aux actionnaires d'acquérir des actions nouvelles à un prix préférentiel.

C'est une défense efficace : elle confronte l'offreur au risque d'une forte dilution, qui rend la prise de contrôle plus onéreuse.

C'est une défense juste, car l'amendement prévoit que les BSA doivent être proposés à l'ensemble des actionnaires existants, notamment les actionnaires minoritaires. Ce point était très important pour moi.

C'est enfin une défense intelligente : elle a en fait vocation à conduire au dialogue. Elle pousse l'offreur à améliorer, le cas échéant, son offre, tant dans son prix que dans son contenu stratégique et industriel, dans l'intérêt des actionnaires mais également des parties prenantes.

Que les choses soient claires ! Mon intention n'est certainement pas de transformer les entreprises françaises en forteresses dont la stratégie ne serait jamais remise en cause. Elle est de rendre la partie plus égale dans les cas où les entreprises françaises ont une gouvernance ouverte, et de les autoriser à appliquer les mêmes clauses, dans les mêmes conditions que les autres.

Mon intention n'est pas de porter atteinte aux droits des actionnaires. Je suis convaincu que ce mécanisme est au contraire de nature à augmenter le prix et la qualité de l'offre lorsque celle-ci réussira, dans l'intérêt de toutes les parties.

Je rappelle d'ailleurs que ce sont les actionnaires qui décident in fine si l'entreprise qu'ils possèdent doit se doter ou non de telles possibilités de défense.

Cette nouvelle mesure de défense s'insère naturellement dans la procédure de gouvernance introduite par la directive. Le système des BSA devra avoir été approuvé au préalable, autrement dit « à froid », par l'assemblée générale des actionnaires. En cas d'usage de la réciprocité, il pourra être actionné sur délégation par le conseil d'administration pendant l'offre ; sinon, c'est l'assemblée générale des actionnaires qui devrait le confirmer « à chaud ».

Nous aurons l'occasion, pendant le débat, de revenir sur le fonctionnement de ce mécanisme, mais je tenais d'ores et déjà à l'évoquer, car il me semble parfaitement légitime et équitable par rapport à la situation des entreprises françaises, notamment dans le souci de réciprocité que nous recherchons.

Avant de conclure, je voudrais vous dire combien je souhaite mettre tous les atouts du côté du dynamisme de nos entreprises et leur permettre de développer une base actionnariale large et stable. C'est tout le sens des mesures que je vous ai proposées lors de la dernière session budgétaire et qui ont été adoptées.

Nous avons ainsi stabilisé l'actionnariat des entreprises françaises en favorisant la durée d'investissement grâce au nouveau régime d'imposition à l'impôt sur le revenu des plus-values d'actions à long terme. Nous avons également ajusté la fiscalité patrimoniale de l'actionnariat salarié pour supprimer certains effets pervers qui poussaient à la vente.

Je souhaite aller au-delà et donner une nouvelle impulsion à la participation et à l'actionnariat salarié dans notre pays. Je suis convaincu qu'il s'agit d'une stratégie « gagnante-gagnante » : gagnante pour les entreprises, qui stabilisent ainsi leur actionnariat, mais aussi gagnante pour les salariés, qui bénéficient encore plus des bonnes performances de nos groupes.

C'est dans cet esprit que je proposerai très prochainement, avec Gérard Larcher, des mesures de nature à associer davantage les salariés au capital de leur entreprise. Nous allons du reste engager une concertation sur ce projet de texte dans les jours à venir.

Vous le voyez, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ce texte s'inscrit dans une stratégie globale, celle du gouvernement de Dominique de Villepin, en faveur de la stabilité et de la croissance des entreprises qui sont établies dans notre pays. Par la voie normative, par l'intervention fiscale, par l'incitation à la négociation, je veux défendre nos entreprises, leurs salariés, leurs actionnaires, et plus généralement l'ensemble des parties prenantes non-actionnaires qui ont un intérêt, à des degrés divers, dans les entreprises françaises.

Je choisis de mettre tous les atouts du côté du dynamisme de nos entreprises en leur permettant de développer une base actionnariale la plus large et surtout la plus stable possible, afin de les accompagner sur le long terme dans leurs projets ambitieux.

Dans toutes les situations, nous sommes donc vigilants, exigeants, et nous continuerons à l'être. Mesdames, messieurs les sénateurs, je ne doute pas que nous aurons, comme en première lecture, un débat riche qui nous permettra de progresser ensemble.

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