Intervention de Hugues Portelli

Réunion du 13 octobre 2009 à 14h30
Article 61-1 de la constitution — Adoption d'un projet de loi organique

Photo de Hugues PortelliHugues Portelli, rapporteur :

En 1993, un texte très proche fut soumis aux assemblées avec un sort identique.

Pourtant, le contrôle de constitutionnalité a posteriori ouvert au justiciable, voire directement au citoyen, était déjà reconnu dans un nombre croissant d’États. Il n’était donc que temps pour la France de rejoindre ces pays en démocratisant l’État de droit.

L’aboutissement que connaît aujourd’hui la question prioritaire de constitutionnalité est en grande partie dû à un consensus auquel sont parvenus les partis composant les deux assemblées et que votre commission des lois tient à saluer. L’adoption du présent projet de loi organique par l’Assemblée nationale à l’unanimité le 14 septembre dernier en est la manifestation la plus éclatante.

Le contrôle de constitutionnalité tel qu’il résulte de l’article 61-1 de la Constitution est en grande partie tributaire de son prédécesseur jurisprudentiel, l’exception d’inconventionnalité.

Le contrôle de conventionnalité s’exerce ainsi par voie d’exception sur l’initiative d’un justiciable qui conteste devant un juge l’application qui lui est faite d’une loi au motif que celle-ci est incompatible avec une convention internationale. Il appartient alors au juge de statuer directement sur ce moyen.

Les décisions du juge, judiciaire ou administratif, qui écartent dans un litige l’application d’une loi comme contraire à un accord international n’ont que l’autorité relative de la chose jugée : la disposition contestée n’est écartée que dans le cadre de ce litige, mais demeure en vigueur à l’égard de tous.

Par ailleurs, si le contrôle de conventionnalité a certainement contribué à conforter l’État de droit en France, il ne revêt pas la même portée que le contrôle de constitutionnalité, ni dans le champ des droits concernés ni dans la façon dont il s’exerce.

Le champ des principes conventionnels – au premier chef, les droits visés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – et celui des principes formant ce que l’on appelle en France le « bloc de constitutionnalité » ne se recouvrent pas entièrement. Il en est ainsi du principe d’égalité, qui dépasse très nettement, par sa portée, le principe de non-discrimination posé par la convention européenne.

Par rapport au contrôle de conventionnalité, le contrôle de constitutionnalité a posteriori présente davantage de garanties dans la mesure où il permet d’assurer la sécurité juridique et l’égalité des justiciables. Selon l’article 62 de la Constitution, une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution est abrogée immédiatement et erga omnes.

Voilà donc, mes chers collègues, le contexte dans lequel ce projet de loi organique nous est soumis.

Dans sa première version, c’est-à-dire le texte proposé par le Gouvernement, la question de constitutionnalité s’y organise selon deux principes simples.

D’une part, elle peut être soulevée par toute partie à l’instance, devant l’ensemble des juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, à toute étape de la procédure – première instance, appel ou cassation.

D’autre part, si les juridictions concernées sont habilitées à apprécier la recevabilité de la question, le Conseil constitutionnel demeure seul compétent pour statuer au fond sur la conformité à la Constitution.

Sur cette base, la procédure s’organise, selon les cas, en trois temps ou en deux temps.

Lorsque la question est soulevée devant une juridiction de première instance ou d’appel, celle-ci transmet la question à la cour suprême de son ordre si elle l’estime recevable. Puis le Conseil d’État ou la Cour de cassation procède de nouveau à un examen de recevabilité – c’est le principe de double filtre – et renvoie, le cas échéant, la question au Conseil constitutionnel.

Quand la question est soumise directement au Conseil d’État ou à la Cour de cassation, la Haute juridiction procède de même à un examen de recevabilité et décide du renvoi de la question au Conseil constitutionnel.

Selon que la question de constitutionnalité est posée devant une juridiction relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation ou directement devant l’une des cours suprêmes, l’examen n’est pas régi exactement par les mêmes règles.

Dans le premier cas de figure, le projet de loi organique retient six lignes directrices.

Premièrement, la question de recevabilité peut être invoquée devant toutes les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Néanmoins, des règles particulières sont proposées en matière pénale. Ainsi, au cours de l’instruction la question doit être portée devant la chambre de l’instruction et ne peut être soulevée devant la cour d’assises. Toutefois, le texte permet que la question de compatibilité avec la Constitution soit soulevée au moment de la déclaration d’appel formé contre un arrêt de la cour d’assises statuant en premier ressort. Elle est alors transmise à la Cour de cassation.

Deuxièmement, l’initiative de soulever la question de constitutionnalité est réservée aux seules parties. Le juge n’est pas autorisé à la relever d’office.

Troisièmement, la recevabilité de la question est admise si trois conditions sont réunies : la disposition contestée commande l’issue du litige ; la disposition n’a pas été déclarée conforme par le Conseil constitutionnel dans les motifs et le dispositif de sa décision, sauf changement de circonstances ; la question n’est pas dépourvue de caractère sérieux.

Quatrièmement, la juridiction doit, si elle est saisie de moyens contestant, de façon analogue, la conformité de la disposition à la Constitution et aux engagements internationaux de la France, se prononcer en premier lieu sur la question de constitutionnalité.

Cinquièmement, la décision de transmettre la question est admise au Conseil d’État et à la Cour de cassation dans les huit jours de son prononcé. Le refus de la transmettre ne peut être contesté qu’à l’occasion d’un recours contre la décision réglant le litige, c’est-à-dire en appel ou en cassation.

Enfin, sixièmement, lorsque la question est transmise, la juridiction est tenue de surseoir à statuer.

Dans le second cas de figure, lorsque la question de constitutionnalité est soulevée devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation, les cours suprêmes procèdent à un examen de la recevabilité de la question sur la base de trois critères.

Les deux premiers – lien avec le litige et éventuel changement de circonstances – sont communs à ceux qui ont été retenus dans le premier cas de figure, alors que le troisième est spécifique : il requiert que la disposition en cause soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse.

Le Conseil d’État ou la Cour de cassation doivent renvoyer la question au Conseil constitutionnel si ces conditions sont satisfaites.

Une fois que le Conseil constitutionnel est saisi, il lui faut statuer dans un délai de trois mois, au terme d’une procédure contradictoire et, sauf cas exceptionnel, publique. Ce point mérite d’être souligné : il s’agit bien d’une procédure juridictionnelle. Par ailleurs, la décision doit être notifiée aux parties et communiquée aux principaux pouvoirs constitutionnels de l’État.

Mes chers collègues, le texte du Gouvernement a fait l’objet de modifications importantes de la part de l’Assemblée nationale.

Tout d’abord, nos collègues députés ont renommé la procédure en « question prioritaire de constitutionnalité », afin de bien indiquer que l’examen devant le Conseil constitutionnel doit toujours précédé celui qui a lieu dans le cadre d’un contrôle de conventionnalité.

Ensuite, ils ont apporté trois séries de modifications à la première étape de la procédure devant les juridictions relevant du Conseil d’État et de la Cour de cassation.

Le critère de recevabilité a été considérablement assoupli. Il n’est plus exigé que la disposition contestée commande l’issue du litige ou la validité de la procédure, il suffit qu’elle soit simplement applicable au litige ou à la procédure.

De plus, la réserve qui figurait dans le projet de loi organique initial à propos des exigences résultant de l’article 88-1 de la Constitution, à savoir un contrôle dans le cadre de l’Union européenne par renvoi à la Cour de justice des Communautés européennes, a été supprimée.

Par ailleurs, pour garantir la rapidité de la procédure, les députés ont prévu que, dans tous les cas de figure, le juge transmette « sans délai et dans la limite de deux mois la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation ».

Enfin, suivant la même logique, l’Assemblée nationale a procédé à deux harmonisations dans le cas où la question de constitutionnalité est soulevée à l’occasion d’une instance devant les cours suprêmes. Le Conseil constitutionnel est automatiquement saisi de la question de constitutionnalité si le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne se sont pas prononcés dans un délai de trois mois.

Mes chers collègues, la commission des lois du Sénat a validé, pour l’essentiel, le texte adopté par l’Assemblée nationale. Elle y a cependant introduit deux modifications.

La première concerne la question du filtrage.

Le juge constitutionnel doit bien évidemment rester seul juge de la constitutionnalité des dispositions législatives. Dans le même temps, il est indispensable d’éviter les manœuvres dilatoires et l’engorgement du Conseil constitutionnel.

La commission des lois partage la volonté de l’Assemblée nationale de maintenir une transmission rapide, voire automatique, par le Conseil d’État ou la Cour de cassation de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Cette règle se retrouve d’ailleurs dans toutes les autres juridictions constitutionnelles d’Europe, qui sont également soumises à des délais extrêmement brefs.

En revanche, le choix d’un délai de deux mois pour la transmission de la part des juridictions inférieures vers le Conseil d’État ou la Cour de cassation nous a paru excessivement contraignant.

En effet, le risque existe que les juridictions laissent courir systématiquement le délai et qu’elles renvoient en bloc les questions soulevées sans examiner les conditions de leur recevabilité. Les cours suprêmes pourraient ainsi se trouver saturées et les procédures contentieuses considérablement allongées.

C’est la raison pour laquelle la commission a adopté, sur mon initiative, un amendement visant à supprimer le délai de deux mois, tout en maintenant l’exigence, pour la juridiction, de se prononcer « sans délai » sur la transmission de la question de constitutionnalité aux cours suprêmes.

L’absence de délai déterminé permettra d’introduire davantage de souplesse dans le règlement, notamment, du contentieux de masse : lorsque la même question aura été posée dans un grand nombre d’affaires devant plusieurs juridictions, comme cela peut arriver en droit fiscal ou en droit de l’environnement, celles-ci pourront attendre la décision du Conseil d’État ou de la Cour de cassation et procéder par analogie pour les questions identiques.

La seconde modification proposée par la commission des lois porte sur la motivation des décisions des juridictions.

Elle a ainsi prévu que les décisions portant sur la transmission de la question de constitutionnalité, quelle que soit la juridiction qui l’opère, doivent être motivées, comme c’est le cas pour toutes les décisions juridictionnelles. À ses yeux, la motivation permettra d’éclairer utilement les parties sur l’appréciation des trois critères de recevabilité par le juge saisi.

En conclusion, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je souhaiterais attirer votre attention sur deux sujets qui soulèvent encore des incertitudes.

Le premier a été débattu ce matin en commission. Il s’agit des effets de la décision du Conseil constitutionnel.

L’abrogation d’une disposition législative par le Conseil constitutionnel, comme celle qui est opérée par le législateur dans une loi nouvelle, ne devrait pas avoir d’effet rétroactif. Comment pourrait être réglé, en trois temps, le vide juridique né de ces situations ?

Il appartiendra d’abord au juge constitutionnel, comme le lui permet l’article 62 de la Constitution, de moduler les effets de sa décision dans le temps. En effet, le deuxième alinéa de cet article précise : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ».

Ainsi, le Conseil constitutionnel pourrait tempérer la portée et les modalités d’application dans le temps de sa décision, de façon analogue à la technique du report des effets d’une déclaration d’inconstitutionnalité déjà utilisée par le juge constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori.

Enfin, il reviendra naturellement au législateur de déterminer le nouveau cadre juridique applicable à la suite de l’abrogation de la disposition législative censurée par le Conseil constitutionnel.

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