Voilà plus de deux décennies en effet que je souhaite, avec d’autres, très ardemment que les justiciables français puissent demander dans le cours d’un procès que soit déclarée non conforme à la Constitution une loi qui porterait atteinte à leurs droits et libertés garantis par cette même Constitution, sous réserve, bien entendu, que cette loi n’ait pas déjà fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel. Deux décennies…
Cette exception d’inconstitutionnalité, comme on l’appelait et que l’on nomme aujourd'hui « question prioritaire de constitutionnalité », elle était nécessaire !
Il est prodigieux de penser – et, en termes de sociologie juridique, l’on s’interrogera d’ailleurs longtemps – que cette nécessité n’ait pas été reconnue tant elle était évidemment nécessaire, et cela pour deux raisons.
En premier lieu, le contrôle a priori, abstrait, de constitutionnalité, essentiellement exercé aujourd'hui – au-delà des quatre plus hautes instances de l’État – sur saisine des parlementaires est, par définition, partiel : nombre de lois lui échappent, ou par indifférence ou pour des raisons politiques.
Je citerai, à titre d’exemple, les lois mémorielles. Dieu sait qu’elles posaient des problèmes de constitutionnalité, mais aucune n’a été déférée au Conseil constitutionnel : la chose était politiquement trop sensible…
Un texte me tenait particulièrement à cœur, le nouveau code pénal, instrument considérable, voté, après de très longs travaux parlementaires, en 1994. J’attendais au Palais-Royal, je guettais même la saisine par le Premier ministre afin qu’un contrôle a priori intervienne et nous permette ensuite de ne plus nous interroger sur la constitutionnalité de telle ou telle disposition. Eh bien, rien n’est venu !
Indépendamment de ces lois qui sont « oubliées » pour des raisons politiques ou parce qu’on les considère comme des textes de consensus, il y a un deuxième cas : certaines lois, notamment en matière fiscale ou sociale – lois généralement complexes dans le détail –, se révèlent, dans leur application, porteuses d’inconstitutionnalités que personne, au moment de leur discussion, n’avait décelées, le cas le plus commun, souvent évoqué, étant celui de la rupture d’égalité entre justiciables.
Enfin, demeure, évidemment, le cas des lois antérieures à l’institution du contrôle de constitutionnalité en France.
En toute logique juridique, dès lors qu’on avait instauré un contrôle de constitutionnalité, contrôle dont de surcroît, grâce à la révision de 1974, on avait, disons-le, largement étendu le champ, on ne pouvait conserver de pareilles lacunes.
Il fallait donc compléter le dispositif en instaurant un mécanisme de contrôle a posteriori, cette fois-ci concret, dont le justiciable pourrait bénéficier face à une loi dont on lui ferait application et qui, à ses yeux, porterait atteinte à ses droits et libertés constitutionnels.
En second lieu, cette protection nécessaire du justiciable me paraissait une exigence d’autant plus essentielle que, comme cela a déjà été relevé, notamment par M. le rapporteur et par M. Zocchetto, nous avions atteint un point de contradiction juridique insoutenable, très exactement depuis octobre 1981.
Un des jours de ma vie publique auquel j’attache le plus de prix est celui où je me suis rendu à Strasbourg pour lever les réserves barrant au justiciable français l’accès à ce qui était alors la Commission européenne des droits de l’homme et, surtout, à la Cour européenne des droits de l’homme.
Il y avait dans cette situation quelque chose de véritablement inouï quand on pense au rôle que la France avait joué dans le cadre de l’élaboration de la convention européenne des droits de l’homme et, partant, dans la création de la Cour européenne des droits de l’homme, dont l’un des fondateurs fut, je le rappelle, le grand René Cassin, qui en fut aussi président.
Je me souviens fort bien d’une conversation dans laquelle celui-ci disait, en riant : c’est merveilleux, je suis le président d’une grande juridiction qui ne connaît pas d’affaires !
Nous Français, nous avions interdit aux justiciables français l’accès à ces instances européennes instaurées pour assurer le respect de leurs droits !
Cette contradiction absolue ne pouvait pas subsister.
En effet, à partir du moment où on reconnaissait au justiciable français la possibilité d’user du recours en « non-conventionnalité » en leur ouvrant l’accès à Strasbourg, on ne pouvait pas à Paris les traiter en mineurs : alors qu’ils étaient devenus des majeurs conventionnels, les citoyens français ne pouvaient rester des mineurs constitutionnels, attendant que leurs représentants parlementaires veuillent bien saisir le Conseil constitutionnel et développer leurs moyens…
C’était un système à proprement parler boiteux et qui ne pouvait subsister. À peine étais-je arrivé au Conseil constitutionnel que, bien entendu, j’entrepris de voir comment forcer la voie pour régler cette contradiction insupportable et tout à fait contraire à l’intérêt des justiciables français.
Le grand Churchill disait toujours que le propre des notables vieillissants est de confondre leurs discours et leurs souvenirs ; un instant, je vais m’abandonner à la tentation…
Je le dis très franchement, j’ai eu beaucoup de mal à convaincre le Président Mitterrand.
Si l’on revient en arrière, on remarquera que, dans les programmes successifs pour l’élection présidentielle et, en général, dans les programmes de la gauche, on était partisan d’une cour suprême, à l’américaine ou à l’allemande, devant laquelle jouerait évidemment l’exception d’inconstitutionnalité.
Je ne trahis pas de secrets en disant que cette perspective grandiose était en réalité un moyen de mettre en cause le Conseil constitutionnel, que, chacun le sait, en tout cas chacun des lecteurs de ses écrits, le Président Mitterrand n’aimait guère, et le terme est faible !
Par conséquent, le projet d’une cour suprême permettait de dénoncer tous les défauts du Conseil constitutionnel alors même que sa réalisation apparaissait, il faut bien le reconnaître, difficile.
À cet égard, le Président Mitterrand rejoignait la sensibilité commune à tous – je dis bien à « tous » – les grands parlementaires de la iiie République et de la ive République, élevés dans la tradition jacobine, républicaine : pour eux, le Parlement était le dépositaire de la volonté générale.
N’oublions pas qu’il s’agissait de républiques fondamentalement parlementaires, culture dont les hommes et les femmes de cette génération étaient imprégnés : le Parlement était souverain et l’idée qu’une loi votée par lui puisse faire l’objet d’une évaluation, d’une censure, d’une abrogation par des juges leur était insupportable, impossible à admettre.