Le Parlement était souverain et tout se jouait au Parlement. Nous étions alors très loin de la République présidentielle qui est aujourd'hui la nôtre…
La raison inclinait à penser qu’il y avait là un défaut, un manque de garanties s’agissant des droits des citoyens. Cela apparaissait certes fâcheux, mais, dans le même temps, il était difficile d’envisager une censure des lois votées par le Parlement.
Finalement, j’eus le bonheur de convaincre François Mitterrand qui, le 14 juillet 1989 – cette grande commémoration constituait une belle occasion – annonça l’exception d’inconstitutionnalité, comme on l’appelait alors : belle illustration de l’avancée nécessaire.
À l’instar de François Mitterrand, de nombreux parlementaires, et une écrasante majorité au Sénat, étaient fondamentalement opposés à toute extension des pouvoirs du Conseil constitutionnel.
Lorsque je reçus le président Jacques Larché au Conseil constitutionnel, il me déclara avec sa courtoisie habituelle que tout cela était intéressant, mais que ce n’était pas la voie dans laquelle il souhaitait que nous nous engagions. Il ajouta que je devais savoir qu’au Sénat un tel projet n’aboutirait pas, la majorité étant absolument hostile à cet accroissement des pouvoirs du Conseil constitutionnel.
Cela explique sans doute l’échec des projets de 1990 au Sénat. En 1993, lorsque cette idée a été reprise dans le projet inspiré de l’excellent travail du comité Vedel, la voie n’était pas plus ouverte.
Le temps passa ; des générations nouvelles arrivèrent. La culture du contrôle de constitutionnalité s’étant considérablement développée dans les milieux judiciaires et juridiques, le moment était venu de revenir sur ce sujet. J’ai eu la très grande satisfaction de voir l’exception d’inconstitutionnalité reprendre corps dans le cadre des travaux du comité Balladur, qui comptait d’ailleurs parmi ses membres nombre d’éminents partisans de cette procédure.
Cela m’a fait d’autant plus plaisir que M. Balladur, pour lequel j’ai beaucoup de considération, n’avait pas toujours eu pour le Conseil constitutionnel – non pas celui que je présidais à l’époque, mais pour l’institution elle-même – les yeux de Chimène ; je vous renvoie à cet égard aux propos qu’il avait tenus devant le Congrès. Ce changement d’orientation chez un homme d’une telle qualité et d’une telle expérience ne pouvait évidemment que me combler.
Des incertitudes subsistèrent encore quelque temps. Finalement, le Président Nicolas Sarkozy choisit la voie de ce renforcement de l’État de droit. Et c’est très bien, parce que la France n’a pas à clopiner sur le chemin des libertés.
Au-delà de ce rappel, je souhaite formuler deux considérations prospectives, car, outre des dispositions d’ordre technique, cette réforme entraînera un progrès culturel important en matière de respect des libertés.
Examinons tout d’abord ce qu’il adviendra du fait de l’association des deux juridictions suprêmes, le Conseil d’État et la Cour de cassation, au mécanisme de contrôle a posteriori.
Lors des travaux de 1989, nous avions beaucoup réfléchi au mécanisme délicat qu’il convenait d’adopter pour mettre en œuvre un système qui demeurera une spécificité française, à savoir un contrôle a posteriori concret complétant un éventuel contrôle a priori abstrait. L’ajustement était difficile. Le premier président de la Cour de cassation, Pierre Drai, le vice-président du Conseil d’État, Marceau Long, et moi-même avons longuement examiné cette question.
On aurait pu envisager, et on y a songé, un renvoi direct par la juridiction du fond saisie au Conseil constitutionnel, sans passer par les deux juridictions suprêmes.
Finalement, nous avons considéré, et j’étais très favorable à cette solution, qu’avec la technique du renvoi non seulement on unifiait les jurisprudences, ce qui est très important, mais, surtout, on faisait pénétrer en profondeur, via les décisions, toute la culture constitutionnelle dans l’ensemble des juridictions françaises. L’idée était que celles-ci baignent dans la culture du respect des garanties fondamentales.
Nous ne sommes pas les héritiers de cette culture-là, qui, maintenant, ne cesse de progresser, comme dans tous les États européens. Le système choisi devrait tout à la fois favoriser l’unification des jurisprudences et éviter l’engorgement du Conseil constitutionnel, mais cet aspect culturel, croyez-le bien, m’est toujours apparu essentiel.
Lorsque j’observe ce qu’il est advenu depuis 1981 – je fais allusion au mécanisme de l’exception de non-conventionalité qui concerne les dispositions contraires à la Convention européenne des droits de l’homme – je remarque que l’effet culturel de ce dispositif sur la justice française a été considérable, y compris au sein des commissions des lois du Parlement ; j’en porte témoignage.
Il suffit de considérer de près l’évolution du droit, les travaux conduits par la doctrine, la jurisprudence, pour constater que la question réflexe : « Cette disposition est-elle contraire à la Convention européenne des droits de l’homme ? » jaillit, imprègne dorénavant la culture juridique française. Et c’est tant mieux !
Je m’exprime peu désormais, mais je tiens à dire avec force – on ne le dira jamais assez – tout ce que nous, Français, devons à la construction européenne en matière de progrès de l’État de droit.
Si j’ai enracinée en moi la conviction que c’était dans cette direction, celle d’une Europe toujours plus intégrée, qu’il fallait aller, c’est parce que sans la Cour européenne des droits de l’homme, sans octobre 1981, sans la pénétration de cette culture dans notre système juridique, nous bégaierions encore dans bien des domaines. Voilà quelques heures encore, nous avons pu constater l’influence bénéfique que les règles pénitentiaires européennes exercent sur les progrès de l’État de droit en France.
Nous avons assisté à la diffusion de la culture du respect des principes contenus dans la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Nous verrons, de la même façon, se répandre la culture du respect des libertés fondamentales et des droits des justiciables garantis par la Constitution. Certes, les avocats et les magistrats s’interrogeront. La Cour de cassation sera saisie et s’interrogera à son tour. Mais la réponse ultime reviendra au Conseil constitutionnel. Ainsi, l’ensemble du système baignera enfin littéralement dans ce à quoi j’aspire depuis toujours, dans cette culture qui rejette l’idée que l’on puisse méconnaître les droits et les libertés fondamentales du fait d’une erreur ou d’une ubris législative.
Nous vivons, j’en suis convaincu, un très grand moment. Je dis cela non pas parce qu’il s’agit de l’aboutissement d’une très longue marche, mais parce que je suis convaincu des effets bénéfiques des dispositions qui nous sont proposées.
Malheureusement, je ne peux pas vous donner rendez-vous dans vingt ans, mais je suis convaincu que nos petits-enfants juristes seront aussi imprégnés de la culture conventionnelle que les jeunes juristes d’aujourd’hui le sont de la culture constitutionnelle. Et ce sera très bien ainsi !
Nous n’avons pas toujours l’occasion de nous féliciter des lois votées par le Parlement. Mais aujourd’hui, je le dis franchement, c’est un beau jour pour l’État de droit !