Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nul ne peut mieux incarner les valeurs fondamentales des libertés et des droits des justiciables que le président Robert Badinter. C’est donc avec beaucoup d’humilité que j’interviens en ce début de soirée.
L’introduction, en droit français, de l’exception d’inconstitutionnalité a longtemps relevé de la chimère, tant l’attachement à la suprématie du Parlement a marqué notre système politique et juridique.
Le « légicentrisme » qui a longtemps prévalu faisait de la loi, expression de la volonté générale, la norme indépassable par excellence. L’existence même d’une forme de contrôle de conformité des lois à une norme supérieure, Constitution ou norme internationale, était difficilement concevable.
L’histoire a montré qu’une majorité parlementaire, même investie de l’onction du suffrage universel, pouvait, oubliant toute tempérance, se laisser emporter par ses passions et s’affranchir du respect de certains principes qui délimitent la démocratie de l’excès de pouvoir.
Cette réflexion a conduit certains juristes – je songe bien sûr, en premier lieu, à Hans Kelsen – à proposer de limiter la souveraineté parlementaire en créant un contrôle de constitutionnalité des lois, s’inspirant en partie du système mis en place de façon prétorienne par la Cour suprême américaine.
La toute jeune République fédérale d’Allemagne, traumatisée par les événements que l’on connaît, érigeait en 1949 l’État de droit en paradigme de son système institutionnel : désormais, aucune norme ne pourrait plus déroger aux valeurs qui forment le substrat de la dignité de la personne humaine et ses attributs.
La France, pourtant, dut attendre, non pas 1958 et la création du Conseil constitutionnel, mais le 16 juillet 1971 pour que prenne finalement corps un contrôle au fond de la conformité d’une loi aux normes de valeur constitutionnelle, en l’espèce la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.
Par cette décision historique, le Conseil constitutionnel signifiait pour la première fois au législateur que le franchissement par lui de certaines limites portait atteinte au respect des valeurs qui forment ce que le doyen Hauriou appelait la « Constitution sociale de la République ». Nul n’a mieux exprimé que le doyen Vedel la nouvelle règle : « La loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ».
Cette première révolution du droit constitutionnel fut naturellement suivie de la réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974. En étendant la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou soixante sénateurs, l’opposition fut enfin habilitée à contester en droit la toute-puissance politique de la majorité. Mais aussi décisive que fut cette réforme, elle laissait toujours le simple citoyen à l’écart de la contestation juridictionnelle de la loi.
Contrairement à nos voisins européens, le droit français a longtemps persisté à refuser aux justiciables le droit de demander la remise en cause de la loi au nom des droits et libertés. L’approfondissement permanent de l’État de droit commande pourtant cette évolution.
L’exemple de la pénétration de plus en plus importante de la Convention européenne des droits de l’homme en est une illustration patente : les magistrats, eux, ont parfaitement appris à se servir de ce texte, ainsi que des autres normes internationales, pour écarter l’application d’une loi, même postérieure. Des pans entiers de législation ont évolué grâce à l’apport fondamental de ce « bloc de conventionalité » : égalité des enfants légitimes et naturels, création d’un appel devant les cours d’assises, égalité du droit à pension des anciens combattants, abrogation du droit de suite en matière de chasse, amélioration des droits de la défense…
Le maintien d’une saisine restreinte du Conseil constitutionnel a pu également laisser la place à des compromis permettant de ne pas saisir le Conseil constitutionnel, au détriment de la préservation de l’intérêt général et des droits et libertés fondamentaux. Je pense, par exemple, à l’accord tacite qui avait abouti en 2001 à la promulgation sans examen par le Conseil constitutionnel de la loi relative à la sécurité quotidienne, pourtant manifestement inconstitutionnelle sur certains aspects.
Le présent texte, qui traduit l’article 61-1 issu de la révision constitutionnelle de 2008, incarne une nouvelle évolution de notre droit, dont il est aujourd’hui difficile d’apprécier les effets futurs. Un premier projet de même nature fut présenté en 1990 par Michel Rocard. Mais ce dernier dut l’abandonner à la suite des désaccords persistants de notre Haute Assemblée.