Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comment ne pas approuver ce qui est un droit nouveau donné à nos concitoyens ? Ce droit de saisir le Conseil constitutionnel, liberté nouvelle, est conforme à ce qui existe dans nombre de pays d’Europe. Nous devons, je pense, souligner l’aspect très positif de ce qui nous est aujourd’hui proposé. Mais cela ne doit pas nous conduire à fermer les yeux sur certaines imperfections du texte, sur certaines questions pour lesquelles nous n’avons pas de réponse, sur certains problèmes qui restent posés.
Commençons par rappeler que, durant toute la IIIe République et toute la IVe République, l’idée même du contrôle de constitutionnalité n’était pas acceptée par les parlementaires et par tous ceux qui présidaient aux partis politiques, quels qu’ils soient – les « leaders d’opinion », comme on dirait aujourd’hui –, qui considéraient que, finalement, la loi qui était écrite par les représentants du peuple, lesquels constituent le Parlement, était la norme absolue, la norme devant laquelle aucune autre norme n’avait de légitimité.
À cet égard, il a été important d’observer la façon dont les choses ont évolué depuis la Constitution de 1958, en particulier avec la grande nouveauté, la réforme constitutionnelle de 1974 permettant à soixante députés ou à soixante sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel. Mais comment ne pas souligner – et j’ai écouté attentivement les propos de Mme Borvo Cohen-Seat tout à l’heure – que, d’emblée, le débat a été quelque peu biaisé par le fait que la nomination des membres du Conseil constitutionnel procédait de manière tellement étroite, tellement explicite, du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif de la période que les qualités qui sont reconnues à une cour constitutionnelle ou à une cour suprême dans un certain nombre de démocraties n’étaient pas celles que l’on devait constater s’agissant de la nomination des membres du Conseil constitutionnel dans notre pays.
Toujours est-il que Robert Badinter, à qui nous devons rendre hommage, a été, là encore, le militant qui s’est battu pour que cette liberté nouvelle existe. Il a rappelé à cette tribune combien il avait dû œuvrer auprès de François Mitterrand, qui lui-même n’était pas forcément un adepte résolu du Conseil constitutionnel ; vous aurez noté, mes chers collègues, que c’est là un euphémisme ! Quoi qu’il en soit, François Mitterrand a déclaré, le 14 juillet 1989, qu’il fallait que tout Français puisse s’adresser au Conseil constitutionnel s’il estimait qu’un droit fondamental était méconnu.
Qu’il me soit permis de rendre hommage aussi à Michel Rocard, qui, en sa qualité de Premier ministre, a présenté devant le Parlement un projet de loi constitutionnelle dont l’objet était, justement, de permettre aux citoyens de saisir le Conseil constitutionnel. Je rappellerai également, parce que c’est un fait d’histoire, qu’il suscita de vives réactions négatives et que notre cher Sénat ne s’illustra pas, en cette époque, par une adhésion forte à une telle idée : il était carrément contre !
Les choses étant ce qu’elles sont, la France évolue et rejoint tous les pays qui ont mis en œuvre cette possibilité donnée aux citoyens de saisir une instance de la question de la constitutionnalité d’une loi. Dominique Rousseau, à propos du contrôle a posteriori, celui qui nous est ici proposé, déclare : « Il possède deux mérites principaux. Le premier est d’assurer une meilleure protection de libertés et droits fondamentaux. En effet, si, au moment de sa conception, une loi peut apparaître parfaitement conforme à la constitution, elle peut se révéler, au moment de son application, contraire à tel ou tel principe constitutionnel, soit parce qu’il en est fait un usage non prévu par le législateur, soit parce qu’elle s’applique à des situations nouvelles, soit encore parce qu’une nouvelle liberté ou un nouveau droit s’est vu reconnaître une valeur constitutionnelle ou donner une autre interprétation. Bref, c’est par son application qu’une loi peut s’avérer porter atteinte aux droits et libertés des individus. Or, à la différence du contrôle a priori, le contrôle a posteriori permet de saisir, au moment où elles vont ou peuvent se produire, ces atteintes aux principes constitutionnels. Le second mérite de ce système est de faire participer les individus à la défense de leurs droits puisque sa mise en œuvre n’est pas réservée aux seules autorités politiques mais ouverte aux justiciables qui disposent du pouvoir de faire apprécier par le Tribunal constitutionnel la constitutionnalité de la loi qu’une administration ou un juge veut leur appliquer. »
Ce texte va donc dans le bon sens, et nous voterons pour.
Néanmoins, un certain nombre de problèmes subsistent, et ces problèmes, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, monsieur le président de la commission, il faut les regarder en face. Pour terminer cette intervention, j’en listerai sept.
Le premier point est celui des filtres. J’ignore ce que vous en pensez, monsieur le secrétaire d’État, mais qu’il y ait filtre, c’est normal : il faut éviter des situations ubuesques dans lesquelles le Conseil constitutionnel serait submergé par des recours de circonstance. Mais, en l’espèce, les filtres sont particulièrement filtrants, et l’on peut dire que le rapport entre le citoyen et le Conseil constitutionnel est quelque peu indirect !
Le deuxième point porte sur le champ d’application d’une loi organique. Nous pensons, et nous proposerons un amendement en ce sens, que l’organisation interne de la Cour de cassation ne relève pas nécessairement de la loi organique. Si, mon cher président de la commission, mon cher rapporteur, vous pensez le contraire, nous écouterons avec une grande attention les arguments que vous avancerez pour nous convaincre que cela relève de la loi organique ; si vous ne produisez pas d’arguments, je pense que c’est très volontiers que vous voterez notre amendement.