Une consultation publique organisée par le Forum des droits sur l’internet avait d’ailleurs montré la large confiance de l’opinion dans ces avancées technologiques, même si les préoccupations de respect des libertés s’étaient également exprimées chez les initiés. Selon un sondage réalisé par l’institut IPSOS en mai 2005, les personnes interrogées s’étaient déclarées favorables à 74 % à la création d’une carte nationale d’identité électronique comportant des données personnelles numérisées, telles que les empreintes digitales, la photographie ou l’iris de l’œil, et à 75 % à la constitution d’un fichier informatique national des empreintes digitales, tandis qu’elles étaient 69 % à estimer que la future carte nationale d’identité électronique devrait être obligatoire pour garantir une réelle diminution des fraudes.
Depuis, nous avons assisté à la création du passeport biométrique, destinée à répondre aux engagements européens de la France et aux exigences des États-Unis. Mais, sur la carte d’identité, nous avons été rattrapés, puis distancés par de nombreux États, dont nombre de nos voisins et amis, au risque de remettre en cause le leadership de notre industrie, qui découvrait alors la pertinence du proverbe selon lequel nul n’est prophète en son pays.
Il est également à noter que, si le Sénat et le Parlement sont aujourd’hui saisis de ce dossier, c’est dans le cadre d’une proposition de loi et d’une niche parlementaire, et dans des contraintes de temps particulièrement sévères, ce qui a d’ailleurs amené le report de la discussion – ultime incident ! – du 27 avril à aujourd’hui.
Pourtant, l’usurpation d’identité se développe de manière particulièrement inquiétante. Je ne reviendrai pas sur les controverses relatives à l’ampleur de la fraude, notre excellent rapporteur François Pillet ayant réalisé le point le plus précis possible sur cette question en l’état de nos connaissances statistiques. Sans doute le nombre de 200 000 victimes par an issu d’une étude de juin 2009 du CREDOC, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, nombre que j’ai repris dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, se révèle-t-il exagéré et en tout cas peu fiable. Mais force est de reconnaître l’extrême facilité de cette usurpation d’identité : selon la même étude, on trouverait dans une poubelle sur dix des ménages français toutes les informations nécessaires à la réalisation de cette infraction aussi rentable pour ses instigateurs que traumatisante pour ses victimes ; cela ne laisse donc aucune illusion sur son développement exponentiel dans les années à venir si nous ne nous préoccupons pas, enfin, de lutter efficacement contre de telles dérives.
J’ajoute que l’unanimité se reconstitue immédiatement lorsqu’on évoque les conséquences de cette forme redoutable de délinquance pour les victimes.
S’il ne s’agissait que de créer une fausse identité et d’inventer un nom imaginaire, c’est la collectivité publique prise dans son ensemble qui en paierait le coût. Mais s’il s’agit de voler l’identité de monsieur X ou de madame Y, c’est dans un véritable enfer que sont précipités les concitoyens concernés.
La victime peut se voir opposer un refus de délivrance de tout titre d’identité ou de voyage, subir d’énormes préjudices financiers en raison, par exemple, de multiples emprunts contractés en son nom, découvrir, alors qu’elle souhaite se marier, que c’est impossible parce qu’elle l’est déjà, être poursuivie, voire condamnée, pour des infractions commises par l’usurpateur, perdre son emploi pour une inscription indue au casier judiciaire, et ainsi de suite.
Le vol de sa personnalité, de soi-même, est, à mon sens, le pire vol dont on puisse être victime, avec l’extrême difficulté de prouver sa bonne foi aux autorités comme aux huissiers.
Les conséquences de cette usurpation d’identité sont dramatiques pour les victimes, dont certaines ne voient que dans le suicide le moyen d’échapper à cet univers kafkaïen. Elles peuvent aussi être redoutables pour la sécurité de chacun d’entre nous, quand on sait que des identités usurpées ont permis à leurs nouveaux titulaires de franchir tous les barrages censés permettre de contrôler la totale fiabilité de ceux qui travaillent, par exemple, à proximité immédiate des avions.
Équiper la carte nationale d’identité de puces électroniques sécurisées qui contiendront des données biométriques numérisées permettra de s’assurer sans doute possible de l’identité de la personne et de l’unicité de cette identité. Les impératifs de liberté et de sécurité me paraissent se rejoindre dans cette initiative, en même temps que s’ouvrent bien d’autres possibilités de nature à faciliter la solution d’un certain nombre de problèmes liés à la vie quotidienne ou à des événements exceptionnels. Je fais ici allusion à la possibilité d’identifier des personnes désorientées, des enfants fugueurs ou perdus, des personnes décédées dans une catastrophe accidentelle ou naturelle. Sans doute convient-il aussi de s’interroger sur l’utilisation qui pourrait être faite des potentialités de ces innovations dans le cadre d’enquêtes judiciaires.
Mais nous touchons ici, mes chers collègues, la question la plus sensible, celle de la mise en place d’une base centrale des titres d’identité et des finalités assignées à ce fichier. Faut-il aller jusqu’à permettre d’obtenir une identité à partir d’une empreinte grâce à un fichier général ? Comment assurer, dans ce cas, la conciliation nécessaire entre la sécurité et les libertés ? Peut-on se satisfaire des garanties juridiques qu’offrent le respect de la loi Informatique et libertés, l’autorisation d’accès au fichier délivrée par un magistrat, la traçabilité intégrale de tous les accès, la sanction à l’égard de ceux qui auraient excédé leurs pouvoirs ? Ou convient-il, en outre, de multiplier les garanties techniques, comme celle qu’apporte le système à liens faibles ?
L’on voit bien que tout ce que l’on gagnera d’un côté sera perdu de l’autre, en fonction du positionnement du curseur. C’est en tout cas de la seule compétence du législateur de clarifier à la fois les usages que celui-ci souhaite donner à cette nouvelle génération de carte nationale d’identité et les garanties tant techniques que juridiques dont il veut s’entourer. Le bilan coût-avantages, la proportionnalité des usages nécessaires ou simplement utiles au regard des risques d’atteinte aux libertés ou à la vie privée exigent que nous formulions dans la plus grande transparence nos attentes comme nos objectifs.
Cette proposition de loi vient également rappeler que la protection, je dirais même la sanctuarisation de l’identité, doit demeurer une compétence à part entière de l’État et qu’il est pour cela nécessaire que les documents d’identité que ce dernier délivre engendrent la confiance la plus totale et permettent de démasquer les fraudeurs.
En outre, la proposition de loi prévoit, si son titulaire le souhaite, de doter la carte d’un second composant électronique propre à lui permettre de s’identifier à distance sur les réseaux de communications électroniques et à mettre en œuvre sa signature électronique.
Ainsi que Michel Houel et moi-même le rappelons dans l’exposé des motifs, dans le monde virtuel d’Internet, on évaluait en 2009 en France à 400 000 le nombre de cette autre forme d’usurpation d’identité.
Enfin, la proposition de loi se préoccupe de la sécurisation de la procédure de délivrance des titres d’identité et de voyage, apportant ainsi une réponse au développement des fraudes aux documents d’état civil. Une telle évolution se révèle indispensable, même si l’identité biométrique, en interdisant les identités multiples, devrait permettre de confondre, mais à terme, cette catégorie de fraudeurs.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, en 2005, je notais en conclusion du rapport de la mission d’information présidée par Charles Guené les deux réflexions qui avaient guidé notre travail. Je vous les livre de nouveau aujourd'hui : « D’une part, la sécurisation de l’identité n’est pas antinomique de la sauvegarde des libertés. Protéger l’identité d’un individu, c’est protéger les droits attachés à sa personne, que ce soit le droit de propriété ou la liberté d’aller et venir. Protéger l’identité, c’est aussi sécuriser les relations contractuelles. Si le système d’identité est altéré, les conditions de la confiance ne sont plus réunies de la même façon que la fausse monnaie porte atteinte à la confiance dans le système monétaire.
« D’autre part, il faut se garder de sacrifier la liberté au nom de la sécurité et rester conscient qu’un système parfait n’existe pas. L’objectif raisonnable que les autorités publiques doivent se fixer est de contenir la fraude dans ses proportions acceptables en évitant les solutions excessives qui pourraient conduire à transformer un système d’identité en un système de contrôle et de police. » De là à invoquer, comme certains interlocuteurs de la mission, hier, ou certains interlocuteurs du rapporteur de cette proposition de loi, aujourd'hui, au nom de la période de l’Occupation, un droit à la dissimulation d’identité, il y a un pas qui reste difficilement franchissable.
Je précisais à l’époque : « Les progrès technologiques ne doivent pas être redoutés mais utilisés afin que le renforcement de la sécurité et la protection des libertés se soutiennent mutuellement. »
En 2005, nous avions choisi d’intituler le rapport de la mission d’information Identité intelligente et respect des libertés. C’est à cette nécessaire et féconde complémentarité qu’il nous faut désormais continuer à travailler !