Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de notre collègue Jean-René Lecerf nous est présentée comme devant permettre de lutter concrètement contre un phénomène en augmentation constante, celui de l’usurpation d’identité.
Que le nombre des cas de vols d’identité, particulièrement sur Internet, augmente est un fait que je n’entends pas remettre en question, tout comme je ne conteste ni le fait que l’usurpation d’identité est une infraction traumatisante pour ses victimes, ni le désarroi qui peut habiter celles-ci et les difficultés importantes auxquelles elles doivent faire face.
Cependant, la présente proposition de loi ne nous satisfait ni sur la forme, c'est-à-dire le support législatif, ni sur le fond.
En effet, elle ressemble beaucoup au projet d’identité nationale électronique sécurisée, dit « projet INES », porté hier par l’ancien premier ministre Dominique de Villepin et qui prévoyait d’instaurer, comme il nous est à nouveau proposé de le faire, une nouvelle génération de carte nationale d’identité comportant un volet biométrique.
Devant le mécontentement grandissant des associations dénonçant un projet instaurant un fichage biométrique généralisé de nos concitoyens, le Gouvernement avait dû renoncer.
Aujourd’hui, ce projet fait donc sa réapparition au travers de cette proposition de loi et, voyez-vous, mes chers collègues, je m’interroge : pourquoi une proposition de loi ? Notre collègue Jean-René Lecerf est, à l’évidence, très intéressé par le sujet, mais, à mon sens, cela n’explique pas tout.
Pour ma part, je vois là une technique destinée à contourner l’avis du Conseil d’État, qui aurait été obligatoire si les dispositions qui nous sont proposées avaient fait l’objet d’un projet de loi. Or le Conseil d’État comme la CNIL sont très réservés sur la création des titres d’identités contenant des données biométriques.
C’est d’ailleurs tellement vrai que, toujours pour contourner le Conseil d’État, c’est par décret que le Gouvernement a autorisé la création des passeports biométriques. Ce processus particulier a été contesté par de nombreuses associations, dont la Ligue des droits de l’homme et l’IRIS, qui ont déposé plusieurs recours en annulation devant le Conseil d’État.
Ce dernier, qui ne s’est pas encore prononcé malgré un dépôt relativement ancien puisqu’il date du 4 juillet 2008, a, chose rare, récemment procédé à une nouvelle audition des associations engageant le recours. C’est dire l’embarras qui doit être le sien ! De son côté, la CNIL a fermement condamné le procédé.
Si la forme suscite des questions, le fond, lui, ne laisse que peu de place aux interrogations. Il mêle deux aspects qui devraient n’avoir aucun lien entre eux : le commerce en ligne et la sécurité, tantôt de nos concitoyens, tantôt de la nation, particulièrement face au risque terroriste.
La sécurité sert ainsi une nouvelle fois de prétexte à la création d’un fichier supplémentaire, d’autant plus dangereux qu’il intégrera des données biométriques, c’est-à-dire extrêmement personnelles.
La CNIL, dont il est prévu qu’elle sera sollicitée sans toutefois aller jusqu’à demander un avis conforme, est opposée à ce type de fichier. Elle l’a fait savoir clairement en 2009, au moment où le projet INES était de nouveau relancé : les raisons avancées par le Gouvernement – la sécurité et la lutte contre le terrorisme – « ne justifient pas la conservation, au plan national, de données biométriques telles que les empreintes digitales », écrit-elle dans sa délibération, et « les traitements […] mis en œuvre seraient de nature à porter une atteinte excessive à la liberté individuelle ».
C’est aussi notre conviction.
Nous considérons en outre que les fichiers, systématiquement présentés comme des armes anti-délinquance, ont radicalement changé de nature. Comment expliquer sinon que le STIC, le plus célèbre de nos fichiers, répertorie 34 millions de nos concitoyens, associant des personnes effectivement condamnées, d’autres ayant fait l’objet d’enquêtes non suivies de condamnation, voire parfois des personnes innocentes en raison d’une erreur ou, pis, les victimes elles-mêmes ?
Dans sa décision du 10 mars dernier sur la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dite LOPPSI 2, le Conseil constitutionnel a décidé de modifier les conditions d’utilisation de certains fichiers qu’il a jugés trop intrusifs. Ces fichiers ne contenaient pourtant pas les données aussi sensibles que celles qui pourraient être contenues dans le futur fichier national si la présente proposition de loi devait, hélas ! être adoptée.
Par ailleurs, vous n’êtes pas sans savoir, chers collègues de la majorité, que les cartes de nouvelles générations que vous prévoyez de créer ne sont elles-mêmes pas sans risques. Des groupes de pirates informatiques sont parvenus, en Allemagne comme au Royaume-Uni, à pirater leurs propres cartes biométriques, en moins de douze minutes, accédant ainsi à tout leur contenu, qu’ils ont d’ailleurs modifié avec aisance.
Ces risques sont, compte tenu de la nature des informations contenues dans ces cartes, encore plus graves que ceux qui existent avec l’actuelle carte d’identité, nouvelle démonstration de l’adage selon lequel « le mieux est l’ennemi du bien ».
Enfin, mes chers collègues, nous considérons que la carte nationale d’identité, parce qu’elle a pour vocation d’établir l’identité de nos concitoyens, ne doit pas être considérée comme un outil au service du commerce en ligne.
Celui-ci connaît un fort développement et, s’il est vrai que les cas de fraudes augmentent eux aussi, ils sont plus souvent dus à des usurpations de comptes ou de données bancaires qu’à des usurpations d’identité au sens où l’entend la proposition de loi.
Ce mélange, transformant tour à tour la carte d’identité en un document administratif ou en un document à portée commerciale, participe d’un mouvement politique que nous condamnons : tout devrait toujours être tourné vers le commerce. C’est un dévoiement des missions et des services publics dont la fonction est, et doit rester, la satisfaction de l’intérêt général.
Comme le soulignait déjà la Ligue des droits de l’homme en 2005, « ce soudain intérêt porté par le ministère de l’intérieur aux désirs des consommateurs et son ingérence dans ce domaine masquent en réalité sa volonté d’imposer un outil de contrôle policier, sous couvert de prétendus bienfaits pour ses détenteurs ».
Cette association de données très différentes de par leur nature comme de par leurs fonctions rendra l’individu totalement transparent tant pour les autorités publiques que pour les opérateurs commerciaux, raison pour laquelle nous voterons notamment contre l’article 3 de la proposition de loi.
Par ailleurs, considérant que les moyens de l’État comme ceux des collectivités locales et territoriales – qui en manquent d’ailleurs cruellement – ne devaient pas servir au développement d’activités marchandes et lucratives qui bénéficient d’abord et avant tout aux actionnaires de ces entreprises, nous voterons également contre le dernier article de cette proposition de loi.
Nous regrettons que vous n’ayez pas prévu que le financement des nouvelles cartes repose partiellement sur une contribution des entreprises concernées par le e-commerce, dans la mesure où le second composant électronique est un outil qui est en partie dédié à l’accroissement de leur chiffre d’affaires.
En tout état de cause, parce que nous considérons qu’elle présente, malgré les amendements adoptés en commission, des risques importants en termes de libertés publiques et parce qu’elle ancre encore un peu plus dans notre droit une conception biologique de l’identité, jouant sur les peurs et les craintes de nos concitoyens pour justifier un fichage biométrique étendu à tous, le groupe communiste républicain et citoyen et des sénateurs du Parti de gauche votera contre la proposition de loi.