Pourtant, toujours selon la FAO, la quantité de nourriture à disposition de l’humanité n’a jamais été aussi élevée qu’aujourd'hui : elle est suffisante pour nourrir 12 milliards de personnes !
Comment expliquer ce paradoxe ? Comment expliquer que les premières victimes de la sous-alimentation, voire de la famine, soient des paysans ?
La réponse est à chercher dans la dérégulation systématique des marchés agricoles promue par l’OMC. L’ouverture imposée des marchés conduit à mettre en concurrence les systèmes de production agricoles traditionnels avec ceux, industriels et subventionnés, des pays industrialisés.
Dans les pays dits du Sud, l’effondrement des cultures vivrières qui résulte de cette mise en concurrence sape la base même du développement puisque les flux de nourriture sont inversés : les villes nourrissent les campagnes avec des produits importés ; autrement dit, ce sont les urbains qui nourrissent les paysans ! Symétriquement, les cultures d’exportation prolifèrent, notamment pour alimenter le bétail des pays industrialisés. Au final, les déficits agro-alimentaires se creusent, les pays industrialisés finissent par prétendre nourrir le monde, mais les paysans paupérisés, toujours plus nombreux, ne mangent plus à leur faim !
Sur ces mécanismes pervers viennent se greffer de sinistres considérations géostratégiques : la nourriture peut devenir une arme.
Chacun aura donc compris que la question de la souveraineté alimentaire devient centrale et pèse beaucoup plus lourd que la liberté du commerce. C’est pourquoi nous devons affirmer que la capacité ; pour une entité politique – qu’il s’agisse d’un pays ou d’un groupe de pays –, à maîtriser son alimentation, et par conséquent à développer son propre modèle agricole, à l’abri des turpitudes d’un marché mondial toujours en proie à des fluctuations erratiques, est un droit fondamental.
Alors, que faire ?
D’abord, il faut réaffirmer et appliquer ce principe de souveraineté alimentaire que l’OMC met à mal depuis des décennies en considérant que l’alimentation est un bien comme un autre et qu’il convient de le soumettre aux sacro-saintes lois du marché.
Ensuite, il convient de se rappeler le positionnement audacieux de la Communauté économique européenne qui, en 1962, contre la logique néolibérale du GATT, avait osé mettre en œuvre sa politique agricole commune en protégeant son agriculture du marché mondial.
Aujourd’hui, devant la gravité de la crise alimentaire, et au nom du droit à l’alimentation ratifié par la majorité des pays via la Déclaration universelle des droits de l’homme, il nous faut, je le dis sans ambages, faire sortir l’agriculture de l’OMC et de sa logique aveugle !
Cette nouvelle orientation passe par l’application de dispositions claires.
La première consiste à mettre en place des marchés locaux et régionaux protégés de la concurrence déloyale provoquée par la surproduction des agricultures industrielles et subventionnées des pays industrialisés.
La deuxième suppose la modification des accords de partenariat économique, ou APE, qui imposent aux pays ACP – Afrique, Caraïbes et Pacifique –, toujours au nom de l’OMC, l’ouverture de leurs marchés aux exportations européennes.
La troisième réside dans la mise en œuvre d’un moratoire mondial sur les agro-carburants, qui, selon Edgard Pisani, constituent « un obstacle considérable et insurmontable à l’équilibre alimentaire du monde ».
La quatrième consiste à supprimer toutes les subventions aux exportations et, pour ce qui concerne l’Union européenne, les fameuses restitutions à l’exportation ; sur ce point très précis, je ne serai pas en contradiction avec l’OMC.
Va-t-on prendre cette direction ? À la fin du mois de janvier, l’ONU a réuni à Madrid de nombreux acteurs internationaux de premier plan pour aborder la question essentielle de la « sécurité alimentaire pour tous ». On y a lancé l’idée d’ouvrir un nouvel espace de discussion, « un partenariat mondial pour l’agriculture et la sécurité alimentaire ». Cette proposition rejoint celle d’Edgard Pisani, qui affirmait encore lors de la table-ronde que j’évoquais : « Je crois absolument nécessaire la création d’un Conseil de sécurité alimentaire et environnementale à l’échelle du monde. » En clair, il faut introduire du politique là où l’OMC s’évertue à imposer le seul marché.
Je laisserai le mot de la fin à Guy Paillotin, secrétaire perpétuel de l’Académie d’agriculture et président honoraire de l’Institut national de la recherche agronomique, l’INRA, qui concluait notre table-ronde en déclarant : « Je ne suis pas idéologue, je regarde les faits. […] le nombre de personnes qui meurent de faim augmente. […] Or on nous avait dit, et je n’avais pas a priori à récuser cette idée, que le libre-échange des marchandises ferait que ce nombre diminuerait. Donc, ce n’est pas vrai. »
Monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, l’OMC doit être remise à sa place pour que l’agriculture puisse répondre à sa vocation fondamentale, qui est de nourrir les hommes, afin que cesse enfin le scandale de la faim.
La France et l’Europe, au nom de leurs valeurs fondatrices, doivent prendre leurs responsabilités.