Intervention de Jean-René Lecerf

Réunion du 25 janvier 2011 à 14h30
Responsabilité pénale des personnes atteintes d'un trouble mental — Discussion d'une proposition de loi

Photo de Jean-René LecerfJean-René Lecerf, auteur de la proposition de loi :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cette proposition de loi, que j’ai déposée avec mes collègues Christiane Demontès et Gilbert Barbier, s’insère d’abord dans la continuité de la loi pénitentiaire et reflète l’obstination du Sénat, commune à l’ensemble des groupes qui le composent, à mettre fin à ce sinistre constat d’humiliation pour la République que nos prisons ont, hélas ! trop longtemps mérité.

Les dispositions adoptées quant à l’évolution des conditions de détention, à l’obligation d’activité, au développement de l’emploi et de la formation en milieu carcéral ainsi qu’au renforcement des aménagements de peine et des alternatives à l’enfermement marquent d’incontestables avancées. D’autres initiatives sont allées opportunément dans le même sens, comme la création du contrôleur général des lieux de privation de liberté.

Il ne peut donc surprendre que le Sénat veille d’abord à la pérennité de ces progrès lorsqu’il craint de les voir, même partiellement, remis en cause. Les débats d’hier sur le projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure – LOPPSI –, et ceux de demain sur le Défenseur des droits en portent et en porteront témoignage.

Toutefois, la loi pénitentiaire, sans doute parce qu’elle fut exclusivement initiée par le ministère de la justice, sans partenariat réel avec celui en charge de la santé, n’a pu appréhender l’un des problèmes essentiels auxquels la prison d’aujourd’hui se trouve confrontée, la présence nombreuse de malades mentaux lourds dans nos établissements pénitentiaires. Non seulement cette présence est terriblement dérangeante pour les codétenus de ces personnes et pour le personnel de surveillance, mais elle est aussi bien peu compatible avec les valeurs de la République.

Tous ceux qui visitent régulièrement nos prisons – c’est le cas de nombreux membres de la commission des lois –, usant pour ce faire d’un droit qui ne leur est guère reconnu que depuis 2000, vous diront combien ils sont agressés par la prégnance de la maladie mentale, par ces regards vides ou ces visages hallucinés trop vite croisés au détour d’une coursive, par ces détenus attendant un train fantôme à votre arrivée et s’étonnant de n’avoir pu s’en aller avec lui lors de votre départ.

Comment s’étonner, dans ces conditions, que surviennent des drames majeurs, comme ceux qu’a connus la prison de Rouen, où, en l’espace d’une année, deux détenus furent tués par leurs codétenus, l’un d’eux dans des conditions particulièrement atroces, son meurtrier lui dévorant en partie les viscères ? Si, comme le pensait Albert Camus, une civilisation se juge au sort qu’elle réserve aux personnes détenues, nul doute qu’il nous reste beaucoup à faire.

Quant au nombre de suicides que l’on déplore chaque année dans nos prisons, la seule explication que l’on puisse donner au fait qu’il dépasse largement celui qu’enregistrent des pays comparables au nôtre tient encore à ce fléau de la maladie mentale, dont on sait bien que ceux qui en souffrent sont davantage exposés à la tentation suicidaire.

Sans doute vous souvenez-vous, mes chers collègues, que le Sénat a souhaité insérer dans la loi pénitentiaire, en guise de préambule permettant d’éclairer les autres réformes, la disposition suivante, qui porte sur le sens de la peine : « Le régime d’exécution de la peine de privation de liberté concilie la protection de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue afin de lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la commission de nouvelles infractions. » Néanmoins, quel sens la peine peut-elle bien revêtir pour ceux qui ne se rendent même pas compte de la nature de l’établissement où ils sont enfermés, pour ceux que terrorisent les voix qui les hantent et les dominent, ou encore pour ceux dont la totale abolition du discernement n’a pas été reconnue, dans la mesure où la prison est apparue aux cours d’assises comme le seul lieu susceptible de protéger durablement la société contre leur folie ?

C’est parce que l’on ne peut se satisfaire d’une pareille situation que les commissions des lois et des affaires sociales ont missionné un groupe de travail sur la prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux ayant commis des infractions, composé des trois signataires de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui, ainsi que de notre collègue Jean-Pierre Michel, qui n’a pas cosigné cette proposition de loi pour pouvoir en être le rapporteur.

Dans son rapport d’information intitulé « Prisons et troubles mentaux : comment remédier aux dérives du système français ? », ce groupe de travail aborde nombre d’aspects qui ne seront pas examinés aujourd’hui, les auteurs de la proposition de loi s’étant bornés à reprendre les seules mesures de nature législative ayant fait l’objet d’un accord unanime.

Les réformes suggérées partent d’un constat accablant. À la lumière de l’expérience des responsables des services médico-psychologiques régionaux, les SMPR, et de l’étude épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues, conduite en 2003 et 2004, 35 à 42 % d’entre elles souffriraient de troubles mentaux, et la proportion de celles qui seraient atteintes des pathologies les plus graves – schizophrénie ou autres formes de psychose –, et pour lesquelles la peine ne revêt guère de sens, atteindrait 10 %, soit plus de 6 000 personnes.

Cette situation ne répond ni aux exigences de l’éthique médicale – la prison, malgré les progrès réalisés, ne sera jamais un lieu de soins adapté –, ni aux exigences de la sécurité – quel que soit le quantum de peine, il ne correspond en aucune manière à l’évolution d’une pathologie –, ni à nos valeurs démocratiques, lorsque l’on voit que des personnes dont le discernement s’avère considérablement altéré sont plus sévèrement punies que celles qui ont pleine conscience de la portée de leurs actes.

Cette dérive du système français s’explique largement par la diminution drastique de la capacité d’hospitalisation en psychiatrie générale, par le souci thérapeutique d’un certain nombre de psychiatres de responsabiliser les malades en retenant plutôt l’altération que l’abolition du discernement, enfin, par l’absence d’alternative proposée aux tribunaux correctionnels et, surtout, aux cours d’assises.

C’est pourquoi, sans remettre en cause la distinction entre abolition et altération du discernement, telle qu’elle a été insérée dans l’article 122-1 du nouveau code pénal, cette proposition de loi entend préciser les dispositions du deuxième alinéa de cet article, pour en revenir à l’intention initiale du législateur.

Selon les termes de cet article, « la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime ». Les travaux préparatoires, notamment le rapport établi pour le Sénat par M. Marcel Rudloff, tout comme l’insertion de ces dispositions dans un chapitre du code pénal consacré aux causes d’irresponsabilité ou d’atténuation de la responsabilité, ne laissent subsister aucune ambiguïté sur la volonté du législateur.

Pourtant, l’altération du discernement mène le plus souvent, et presque toujours devant les cours d’assises, à une aggravation de la peine. Comme le relève Jean-Pierre Michel dans son rapport, citant lui-même un document rédigé en 2005 par la commission santé-justice présidée par Jean-François Burgelin, ancien procureur général près la Cour de cassation, « ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que les individus dont le discernement a été diminué puissent être plus sévèrement sanctionnés que ceux dont on considère qu’ils étaient pleinement conscients de la portée de leurs actes ».

La proposition de loi prévoit donc une réduction du tiers de la peine encourue dans l’hypothèse d’une altération du discernement au moment des faits. Il appartiendra, en outre, en tout état de cause, à la juridiction de fixer, dans la limite du plafond ainsi déterminé, la durée la plus appropriée, en tenant compte du fait que plus la personne est souffrante, plus sa situation justifie une prise en charge sanitaire de préférence à une incarcération.

Recherchant un meilleur équilibre entre réponse pénale et prise en charge sanitaire, la proposition de loi vise à renforcer parallèlement les garanties concernant l’obligation de soins pendant et après la détention. Le texte initial prévoyait que, si un sursis avec mise à l’épreuve était prononcé, il devait nécessairement comporter une obligation de soins. M. le rapporteur a amélioré cette rédaction, en lui retirant son caractère trop systématique, et en prévoyant à la fois un avis médical préalable et la possibilité d’une décision contraire du juge.

L’article 2 de la proposition de loi tend à autoriser le juge de l’application des peines à retirer les réductions de peines en cas de refus de soins de la part d’une personne incarcérée dont le discernement était altéré au moment des faits. Ce mécanisme, conformément aux principes actuels, met en place un retrait facultatif, s’agissant du crédit de réduction de peine dit « automatique », et un retrait de principe, sauf décision contraire du juge, s’agissant de la réduction supplémentaire de peine. Là encore, ce dispositif a été amélioré par M. le rapporteur.

Enfin, l’article 3 de la proposition de loi vise à permettre d’appliquer aux personnes dont le discernement était altéré les mesures de sûreté introduites par la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, destinées pour l’heure aux seules personnes reconnues irresponsables. Comme l’écrit M. le rapporteur, « si des personnes jugées pénalement irresponsables ont été considérées par le législateur en mesure de respecter des mesures de sûreté – et d’encourir une sanction pénale en cas de manquement –, tel devrait, a fortiori, être le cas pour des personnes reconnues responsables dont le discernement était seulement altéré au moment des faits ». Il appartiendrait au juge de l’application des peines d’ordonner de telles mesures, qui seraient complétées par l’obligation de soins. Cet article illustre une fois encore la volonté de concilier la réduction de la peine encourue par les personnes atteintes de troubles mentaux et la nécessaire sécurité due à la société.

Cette proposition de loi ne pouvait évidemment pas reprendre les nombreuses suggestions du groupe de travail qui n’entrent pas dans le domaine législatif, comme le fait de prévoir l’affectation systématique des personnes dont le discernement est altéré dans les établissements pénitentiaires dotés d’un SMPR, de créer une spécialisation de niveau master en psychiatrie pour les infirmiers, de développer les formations communes aux professionnels de la justice et de la santé appelés à intervenir auprès des auteurs d’infractions atteints de troubles mentaux, ou encore d’améliorer les conditions de l’expertise. Sur ces points, je vous renvoie, mes chers collègues, au rapport d’information.

Je tiens néanmoins à évoquer, avant de conclure, un certain nombre de réflexions et d’interrogations, sans doute moins consensuelles, mais que je pense largement partagées par les deux corapporteurs du groupe de travail de la commission des lois, Jean-Pierre Michel et moi-même.

Les unités hospitalières spécialement aménagées, les UHSA, instituées par la loi d’orientation et de programmation pour la justice de 2002, posent ainsi un certain nombre de questions. Ces structures seront implantées dans des établissements de santé, et sécurisées par l’administration pénitentiaire, afin d’assurer l’hospitalisation, avec ou sans consentement, des personnes détenues atteintes de troubles mentaux. La première unité de ce genre vient d’être construite à Lyon.

Ces structures marquent bien sûr un progrès dans la prise en charge médicale des personnes détenues, mais ne risquent-elles pas, dans le même temps, d’encourager à condamner et à incarcérer un nombre croissant de personnes atteintes de troubles mentaux, en toute bonne conscience de surcroît, puisque des structures psychiatriques existeront – enfin ! –, mais qu’elles seront réservées aux personnes condamnées ?

Le dispositif français nous apparaît souvent excessivement manichéen : soit la personne est reconnue irresponsable, et son suivi relève exclusivement du médecin, soit la personne est condamnée, et elle relève alors du juge.

De même, les barrières qui séparent les malades mentaux selon qu’ils ont commis une infraction ou non, et selon qu’ils ont été reconnus irresponsables ou responsables pénalement, ne sont-elles pas bien aléatoires ?

Alors que les unités pour malades difficiles, les UMD, pour lesquelles les listes d’attente sont considérables, accueillent indifféremment toutes les catégories de malades mentaux, ne pourrait-il pas en être de même pour les UHSA, à tout le moins pour ce qui concerne les personnes ayant commis de graves infractions ?

Sinon, n’en arrive-t-on pas à priver de soins ceux qui, souvent par chance, n’ont pas encore commis l’irréparable ? Combien de courriers recevons-nous, mes chers collègues, de parents désespérés nous racontant la tragédie vécue par l’un de leurs enfants ? Alors qu’ils avaient, en vain, alerté plusieurs autorités sur sa dangerosité, personne ne les a écoutés, et le drame mille fois annoncé a fini par se produire.

Enfin, alors que l’avenir de la prison de Château-Thierry a parfois semblé menacé, permettez-moi de rendre un hommage admiratif au personnel pénitentiaire qui y travaille et qui s’est peu à peu spécialisé dans la prise en charge d’une population pénale comptant 85 % de détenus psychotiques. À force d’écoute, de patience et de respect, avec des gestes simples comme celui de la main tendue, des résultats remarquables sont obtenus dans la stabilisation et le suivi des personnes détenues en souffrance. Nous sommes nombreux à penser que ce type d’établissement mériterait non seulement d’être préservé, mais aussi de faire école, car ni les UMD ni les UHSA, dont le prix de journée est sans commune mesure, ne suffiront à faire face à la dimension du problème posé.

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