Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mon intervention portera uniquement sur la rétention de sûreté, à travers laquelle plusieurs questions fondamentales sont posées.
Au préalable, je souhaiterais indiquer que notre rôle de législateur me semblait devoir nous tenir à l'écart des turbulences émotives et de la « politique-spectacle ». Je pensais que la loi, dans son humble définition, avait pour vocation de répondre à des enjeux sociétaux, sans surfer sur l'émotion véhiculée par les médias. Naïvement, je me faisais la même idée de la politique, une politique qui ne soit pas le relais de coups de force médiatiques ou d'une instrumentalisation de faits divers dramatiques au service d'un affichage politicien. Mais je dois me rendre à l'évidence : ce temps est révolu !
M. Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, utilisait déjà cette méthode - comme il l'a fait durant la campagne présidentielle - pour créer des peurs afin de se présenter en seul défenseur de la sécurité.
Je suis d'ailleurs choquée, madame, choquée de vous entendre citer dans cet hémicycle, pour justifier votre projet de loi, les prénoms de victimes. Certes, je comprends parfaitement la souffrance des familles ; mais cette personnalisation n'est pas concevable quand il s'agit de légiférer dans un domaine aussi important et aussi sensible.
Oui, je suis choquée, madame le garde des sceaux, que l'on puisse, pour justifier un texte législatif, s'en référer à l'actualité la plus brûlante. Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas dans l'émotion, la colère ou la souffrance qu'on légifère : la justice n'est pas la vengeance.
Dorénavant, à chaque fait divers son projet de loi !
Permettez-moi de vous rappeler qu'une loi est au service de l'intérêt général et non de l'intérêt individuel. Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas dans l'urgence que l'on construit un projet de société, alors que, au contraire, la concertation et la maturité sont les clés de voûte du système judiciaire et juridique.
Ce projet de loi, l'un des plus scandaleux qui nous aient jamais été soumis, madame, est la traduction fidèle de votre urgence à légiférer. Pourquoi cette urgence, lorsque l'on sait que ce texte ne sera applicable que dans quinze ans, sauf à violer, mais c'est d'ailleurs ce que souhaite votre gouvernement, le principe de non-rétroactivité ?
Cette urgence qui anime la moindre des initiatives du Gouvernement est préjudiciable non seulement au travail législatif, mais également à la qualité de la loi. À ce rythme, nous ne serons bientôt plus un Parlement, mais un simple appareil d'enregistrement !
Aujourd'hui, toujours dans l'urgence, vous nous présentez un texte qui, au détour d'un seul article, remet en cause tous les principes fondamentaux de notre droit pénal.
Encore un texte relatif à la prévention de la récidive qui prône la répression au détriment de la prévention ! Encore une tentative déplorable de surfer sur l'émotion des Français pour installer une politique de l'enfermement ! Encore un affichage médiatico-législatif qui n'apporte aucune réponse au véritable problème !
Ce projet de loi marque à lui seul un revirement sans précédent dans notre conception du droit pénal. Il ouvre une brèche qui deviendra une plaie béante dans la politique pénale française, jusqu'à ce jour régie par les principes des Lumières.
Ce que vous nous proposez, madame, n'est ni plus ni moins qu'une mise à mort sociale des personnes dangereuses. Après le bagne, voici revenue dans notre droit une méthode d'exclusion sociale, au mépris du sens de la peine !
Vous nous proposez après la prison, la rétention. Autant dire : la peine après la peine.
Notre droit pénal est pourtant clair sur ce point : toute peine doit être nécessaire et proportionnelle au fait reproché. Elle doit normalement intervenir à l'issue d'un jugement et être fondée sur un acte contraire à la loi.
La juridiction que vous créez de toutes pièces aura la lourde tâche de priver de liberté des personnes en raison de leur état. Cette privation de liberté sera fondée non plus sur l'acte commis, mais sur la dangerosité de l'individu, notion très complexe. Mais de quelle dangerosité parlons-nous ? De la dangerosité psychiatrique ou de la dangerosité criminologique ? Il est important de ne pas les confondre !
Je ferai plusieurs commentaires d'ordre juridique sur le fondement de cette peine, car il s'agit bien d'une peine, et non d'une mesure de sûreté comme on souhaite nous le faire croire, puisqu'il y a privation de liberté.
D'abord, cette peine intervient à l'expiration de la peine du condamné. Elle n'est pas une modalité d'exécution de celle-ci puisqu'elle ne s'intègre pas dans le quantum de la peine. Ainsi, alors qu'un condamné aura payé sa dette à la société, qu'il n'aura pas commis de nouveau crime, il sera tout de même privé de sa liberté.
Cette mesure aurait pu se concevoir si elle s'était en partie substituée à la peine. C'est d'ailleurs sur ce fondement que le Conseil constitutionnel a considéré que la surveillance de sûreté était conforme à la Constitution.
Mais la rétention de sûreté que vous nous proposez dans ce texte ne se confond pas avec la peine ; elle s'y superpose. Elle est par conséquent contraire à la Constitution : elle ne se fonde ni sur un jugement initial ni sur un jugement intervenant à l'issue de la peine. L'objectif est de mettre en place un sas de sécurité entre sortie sèche et libération surveillée. En réalité, c'est un véritable couloir de la mort que vous construisez !
L'individu pourra ainsi être enfermé à vie sur le simple fondement de sa dangerosité et sur la probabilité qu'il commette un crime !
Cette « peine après la peine » est contraire aux principes les plus fondamentaux de notre droit pénal.
D'abord, cette mesure est contraire au principe du droit à la liberté et à la sûreté garanti par l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme. Selon cet article, nul ne peut être privé de liberté, sauf dans des cas énumérés. Pardonnez-moi de vous rappeler que la dangerosité n'est pas considérée dans cet article comme un motif légitime de privation de liberté. Seule une condamnation judiciaire peut entraîner une privation de liberté. Or la rétention de sûreté qui nous est ici proposée n'a rien à voir avec la condamnation initiale pour l'un des crimes énumérés, car, pour ces crimes, l'individu a déjà purgé sa peine !
La rétention de sûreté est fondée sur une appréciation de la dangerosité de l'individu et sur la probabilité - pour ne pas dire la virtualité - qu'il commette un nouveau crime. Or il n'y a pas de lien de causalité entre le crime initial et la mesure de sûreté. Cette dernière n'est pas une conséquence de la condamnation initiale.
Afin de contourner cet écueil, votre projet de loi prévoit que la mesure de sûreté est possible lorsque « la juridiction a expressément prévu dans sa décision le réexamen de la situation de la personne ». Mais vous savez bien que le réexamen de la situation de la personne conduit normalement à des aménagements de peine ou à une libération conditionnelle. Cet examen est toujours profitable au condamné et n'a jamais pour effet d'aggraver la peine ni d'en augmenter le quantum ou la durée.
Le Conseil constitutionnel nous rappelle qu'une mesure de sûreté est, dans tous les cas, prononcée pendant une durée qui ne peut excéder celle correspondant au crédit de réduction de peine ou aux réductions de peines supplémentaires dont le détenu a bénéficié et qui n'ont pas fait l'objet d'une décision de retrait.
S'agissant en l'occurrence d'une personne condamnée à quinze ans de prison minimum, le réexamen a justement pour objectif soit la libération conditionnelle, soit l'aménagement de la peine, mais il ne peut jamais en prolonger les effets au-delà de la peine prononcée. Or ce projet de loi permet un réexamen dans le seul but de prolonger la peine après la prison, en tentant vainement de rattacher la décision à la peine initiale. Mais dans ce cas, la rétention de sûreté n'est pas une conséquence de la condamnation initiale. Elle en est un prolongement arbitraire, indigne et contraire au droit à la liberté et à la sûreté.
Dans un arrêt de 2002, la Cour européenne des droits de l'homme dit clairement qu'une mesure de privation de liberté fondée sur la dangerosité d'un individu ayant déjà purgé sa peine de prison est contraire à l'article 5 de la Convention. Ainsi, elle fixe l'état du droit positif dans ce domaine.
Ce dispositif est également contraire au principe de la présomption d'innocence, comme l'a indiqué M. Badinter. Dans la mesure où le condamné qui a déjà purgé sa peine a par la force des choses fait amende honorable et a acquitté sa dette à l'égard de la société, le placement en rétention de sûreté est une atteinte flagrante au principe de la présomption d'innocence puisque la décision de rétention se fonde sur une dangerosité virtuelle et non sur un acte matériel.
On ne punit pas un futur délinquant. Il n'y a pas dans ce domaine de plasticité établie d'un point de vue scientifique. Celui qui a purgé sa peine de prison est un homme libre. L'enfermer, sans avoir établi qu'il a commis un crime ou en tentant de rattacher sa privation de liberté à un crime commis quinze ans plus tôt, est absurde et contraire à l'article IX de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en vertu duquel tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable.
Enfin, cette mesure est également contraire au principe, en vertu duquel une personne ne peut être punie deux fois pour les mêmes faits, sauf dans des cas très précis, comme la réouverture d'un procès pénal. Cette règle répond à une double exigence d'équité et de sécurité juridique. Ainsi, la Convention européenne des droits de l'homme n'autorise pas la réouverture d'un procès, sauf en cas de survenance de faits nouveaux ou de découverte d'un vice fondamental de la procédure précédente. Hormis ce cas, un jugement ayant autorité de la chose jugée ne peut être complété par une mesure complémentaire ou un nouveau jugement. Le réexamen de la situation d'une personne condamnée n'a rien à voir avec la réouverture de son procès et ne doit jamais emporter violation du principe de la chose jugée, notamment en ce qui concerne le quantum de la peine prononcée.
Si, comme cela est prévu dans le texte, la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté statue sur une mesure de sûreté à l'expiration de la peine, elle agira au-delà du jugement initial. Elle jugera donc une seconde fois.
Madame le garde des sceaux, la juridiction hybride que vous souhaitez mettre en place est une aberration juridique. Elle n'est ni une juridiction de jugement ni une autorité administrative. De manière détournée, vous instaurez dans notre droit une justice d'exception, une justice contraire à tous les principes de notre droit pénal, une justice qui se prononce non plus sur les faits, mais sur des hypothèses et des virtualités, une justice indigne de notre République.
Encore une fois, la seule réponse que vous proposez face à la récidive est l'enfermement. Et vous faites d'une pierre deux coups : vous psychiatrisez la criminalité tout en criminalisant la psychiatrie.
Madame le garde des sceaux, pourquoi ne pas avoir songé, avant de nous soumettre ce texte, aux raisons pour lesquelles le personnel psychiatrique refuse d'exercer en milieu pénitentiaire ? Pourquoi ne pas avoir réfléchi aux conditions déplorables de détention, au problème de la surpopulation carcérale comme au manque de moyens de l'administration pénitentiaire ? La loi pénitentiaire n'était-elle pas une priorité ? Votre seule préoccupation est l'enfermement, qui est devenu le de votre politique pénale.
Pour conclure, nous regrettons que ce projet de loi mette en place une relégation, une mort sociale, lente et assurée des individus les plus dangereux. Voilà pourquoi nous voterons contre ce texte, même si nous soutenons l'effort de M. le rapporteur pour tenter de le rendre acceptable moralement et juridiquement au regard de la Constitution.