Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, M. le rapporteur vient de nous dire qu'il convient de continuer à délibérer. Je suis tout à fait d'accord avec lui !
Je souhaite néanmoins le renvoi du texte à la commission des lois, car, à mon avis, malgré tous les efforts qui ont été faits, cinq questions essentielles ont été contournées.
Première question : faut-il continuer à légiférer « hors sol », autrement dit sans avoir les moyens d'appliquer correctement ce que l'on vote ?
La lecture tant du dernier rapport de la commission d'analyse et de suivi de la récidive que du rapport de Jean-René Lecerf est édifiante.
La commission de suivi relève que les moyens de l'application effective des précédentes lois manquent. Ainsi, l'injonction de soin stagne faute de psychiatres et de thérapeutes formés au traitement de la délinquance sexuelle.
« L'évaluation de la dangerosité est aujourd'hui très insuffisante en France », souligne M. le rapporteur. Il note également « les grandes insuffisances du système français », conclusion confirmée par le professeur Jean-Louis Senon, lors de son audition devant la commission des lois.
La commission de suivi regrette qu'aucune évaluation des mesures de sûreté mises en place depuis la loi Perben II n'ait été faite : la notion de « dangerosité avérée à la sortie de prison [...] n'est pas encore bien définie par les praticiens, qu'ils soient experts, personnels pénitentiaires ou mêmes juges d'application des peines. »
Pour M. le rapporteur, le Centre national d'observation de Fresnes, élément central du dispositif, ne dispose ni d'une méthodologie d'évaluation suffisante en matière de dangerosité ni des moyens matériels nécessaires à la mission qui lui sera assignée.
Selon Jean-Louis Senon, pas plus de trois ou quatre équipes seulement sont susceptibles, en France, de traiter les délinquants sexuels présentant des troubles de la personnalité ou du comportement. On est loin du dispositif québécois avec le centre Pinel de Montréal, les institutions carcérales disposant de moyens spécialisés, et avec le regroupement des intervenants en matière d'agression sexuelle, le RIMAS, réseau d'institutions, de psychiatres, de psychologues et de criminologues.
J'en viens à la deuxième question.
Jusqu'à présent, lutte contre la récidive, particulièrement en matière sexuelle, a surtout signifié alourdissement des peines et simplification des procédures. Depuis quelques années s'y sont ajoutées les mesures dites de sûreté que renforce considérablement le présent projet de loi. Comment ces deux approches s'articulent-elles ? On ne le sait pas.
Les législations pénales forment système et l'on ne peut se contenter d'importer des dispositifs de sûreté allemands ou canadiens en oubliant que, dans ces pays, les peines, notamment pour délits sexuels, y sont bien moins élevées qu'en France.
Ainsi, une personne coupable d'inceste sera condamnée à quatre ans de réclusion en Allemagne et à douze ans en France.
Selon Xavier Lameyre, « dès 1990, sur le vieux continent, notre pays est celui qui condamnait à la prison le plus fréquemment et le plus longuement les auteurs de viol ».
Selon les statistiques du Conseil de l'Europe, au 1er septembre 2005, la part des détenus condamnés pour une peine égale ou supérieure à dix ans, hors perpétuité, est plus élevée en France - 21, 5 % - que dans la plupart des autres pays de l'Union européenne, particulièrement ceux qui pratiquent les mesures de sûreté : 1, 6 % en Allemagne, 4, 9 % aux Pays-Bas, 7, 6 % en Angleterre et au Pays de Galles.
Peut-on sérieusement continuer à empiler les dispositifs répressifs sans se poser la question de leur efficacité et de leur articulation ? Peut-on se satisfaire de voir la France conjuguer les pénalités à durée déterminée les plus lourdes, les peines incompressibles les plus longues, la détention à perpétuité avec l'équivalent des peines à durée indéterminée des Anglo-Saxons ?
Troisième question : la « rétention de sûreté » peut-elle trouver sa place dans notre code pénal ?
En France, à ce jour, une condamnation pénale résulte obligatoirement de trois catégories d'actes : actes intentionnels ayant ou non créé un dommage ; actes non intentionnels ou omission d'obligations ayant créé un dommage, actes préparant manifestement la commission de délits, tel le cas de « l'association de malfaiteurs », par exemple.
La rétention de sûreté, vous le savez, n'entre dans aucun de ces cas : pas d'acte intentionnel ou d'omission d'obligation, pas de préparation d'actes délictueux identifiables, pas de dommages constatables ou de victime ; simplement, une probabilité de récidive, un état de la personnalité.
Qu'on les appelle « peines » ou « mesures de sûreté », les sanctions prononcées par des juridictions pénales sont des peines : peine principale, peines complémentaires, modalités d'application de la peine. Le nouveau code pénal le prévoit expressément, les jurisprudences du Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l'homme, de la Cour de cassation le confirment. C'est pourquoi la « surveillance judiciaire » après la libération du condamné n'a pu être étendue, malgré le souhait du Gouvernement, au-delà de la durée des réductions de peine dont il a pu bénéficier.
Surveillance judiciaire, suivi socio-judiciaire, placement sous surveillance électronique mobile sont des modalités d'application de la peine.
Proportionnée à la gravité de l'infraction, la peine a aussi une limite, même si cette dernière peut être celle de la vie du condamné. Sa peine exécutée et les réparations accomplies, l'auteur des faits sort du champ pénal.
Avec la rétention de sûreté, tout se brouille. Étrange chimère, elle tient à la fois de la peine, de la mesure de police et du soin médical.
C'est une peine : elle est, en effet, prononcée par des magistrats et ne s'applique qu'à des personnes par ailleurs lourdement condamnées. Pour être compatible avec l'ordre juridique existant, elle doit obligatoirement être une peine.
Elle ne saurait donc être appliquée rétroactivement.
Si la rétention de sûreté prononcée dans le cadre de l'exécution d'une peine est une peine, celle qui est prononcée après son exécution n'est pas une peine.
« Dès lors qu'un condamné a effectué sa peine, il sort du champ judiciaire », nous a clairement dit le procureur général Jean-Olivier Viout.
Le placement sous surveillance électronique mobile prononcé après l'exécution de la peine ne peut pas non plus être une peine.
Alors, si ce n'est pas une peine, c'est donc une mesure de police trouvant son origine non dans une infraction, mais dans le risque indéfiniment renouvelable qu'une personnalité fait courir à la société ; ce ne peut donc être une peine.
Logique, le procureur général Viout en conclut que la décision relève de l'autorité administrative : des préfets, éventuellement sur proposition du ministère public, mais non du juge. Pour lui, permettre au juge pénal de prononcer des mesures restrictives de liberté indépendamment d'une reconnaissance de culpabilité pénale brouille les rôles puisque le juge rend des décisions de police. Il y voit une rupture avec l'état du droit en vigueur et un retour en arrière.
Ce retour en arrière est encore plus considérable qu'il ne l'imagine, puisque sont ainsi passées par profits et pertes la Déclaration des droits de l'homme et la Convention européenne des droits de l'homme.
Donner à une autorité administrative le pouvoir de priver de liberté, à vie, une personne exempte de maladie mentale et pénalement responsable, telle est la « rétro-novation » apportée par la rétention de sûreté.
Pour ajouter à la confusion, la rétention de sûreté est aussi un traitement médical, socio-médical, socio-médico-judiciaire, on ne sait pas très bien, mais c'est autre chose qu'un enfermement sanction.
Selon le texte, il s'agit de placer « la personne intéressée dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté dans lequel lui est proposée, de façon permanente, une prise en charge médicale et sociale destinée à permettre la fin de la rétention. ».
Le problème, c'est qu'il n'existe pas vraiment de traitement des troubles de la personnalité ou du comportement. Sur ce point, le consensus des experts est total.
À la différence de la maladie mentale, il n'existe pas de définition incontestable des troubles de la personnalité ou du comportement sexuellement déviant. Les traitements existants procèdent d'un empirisme total et leurs résultats sont aléatoires. C'est particulièrement vrai des personnes visées par le texte qui assument largement leurs comportements et refusent d'en changer.
Le professeur Jean-Louis Senon constate « le désarroi du monde judiciaire comme sanitaire face aux problèmes posés par les personnalités pathologiques de type psychopathique [...] qui ne trouvent pas de réponses sanitaires, pas plus que sociales, éducatives ou pénitentiaires adaptées et qui interpellent la justice par leurs récidives comme par leurs troubles graves du comportement notamment dans les institutions pénitentiaires ».
M. le rapporteur en conclut donc que « les personnes atteintes de troubles graves de la personnalité ne sont pas, en l'état actuel des connaissances, selon une majorité de psychiatres, susceptibles de soins. »
Même au Québec, qui s'est doté depuis longtemps de moyens intellectuels, en personnel et en matériels sans commune mesure avec la France, le pragmatisme, pour ne pas dire le bricolage, est de mise. Les résultats du traitement des délinquants sexuels, en général, n'y sont pas probants et, en ce qui concerne les délinquants sexuels dangereux, ils sont inexistants.
Le centre pénitentiaire de la Macaza avance un taux de réitération des délinquants sexuels traités de 8 %, pour un taux français de 13, 5 %. Toutefois, à l'Institut Pinel, nous a été communiqué un taux de 15%.
Selon le criminologue américain Hanson, rien ne prouve que les délinquants sexuels bénéficiant d'une prise en charge récidivent moins que les autres.
Au Québec, seuls deux délinquants sexuels dangereux sur trente-huit ont été remis en liberté, pour cause de vieillesse. C'est le signe que les traitements n'ont eu aucun effet sur eux !
On est loin des espoirs suscités par une imminente révolution des neurosciences.
Peine, la rétention de sûreté n'a pas grand intérêt. Mesure de police, elle n'est pas compatible avec notre ordre juridique. Mesure de soin, son efficacité reste à prouver.
Pour le moins, selon la formule de M. le rapporteur, la rétention de sûreté présente « un caractère très novateur ».
Quatrième question : que signifie mesurer la « dangerosité » ?
Toute la fiabilité du dispositif dépend de celle de l'évaluation de la dangerosité ; or cette dernière est problématique.
« Définir la dangerosité reste [...] une entreprise malaisée tant les approches de cette question sont multiples et parfois contradictoires », nous dit encore M. le rapporteur.
La définition de la dangerosité criminologique posant problème, celle de son évaluation en soulève encore plus, même là où elle est le mieux faite.
Je regrette de ne pas avoir le temps de traiter des méthodologies mises en oeuvre, car c'est dans les détails qu'est le diable.
Je me bornerai à constater que la fameuse « approche pluridisciplinaire » signifie en fait « bricolage avec les moyens du bord ». On prend tous les instruments à sa disposition sans savoir s'il y a cohérence entre eux.
« On est prudents et modestes », nous a dit le directeur du centre Pinel, on ne peut plus conscient des limites de ce que son équipe peut donner.
En effet, je veux attirer votre attention sur le fait que, la dangerosité n'étant pas une grandeur physique, son évaluation résulte d'un calcul de risque.
Cela signifie que le classement dans la catégorie « dangereux » dépend non seulement du niveau de risque accepté mais aussi de l'importance des dégâts potentiels. Il résulte d'un arbitrage entre probabilité de récidive et horreur de ses conséquences.
Ainsi, au Canada, les taux de classements varient de 1 à 5 selon les provinces, ce qui signifie que l'exceptionnel est à géométrie variable.
Cela signifie qu'il n'y a aucune certitude qu'un individu classé dangereux passera réellement à l'acte, ni que celui qui ne l'aura pas été ne récidivera pas.
Selon l'exposé des motifs du projet de loi, la rétention de sûreté ne « pourra s'appliquer que de façon exceptionnelle, dans des cas d'une particulière gravité. Elle ne devrait concerner chaque année qu'une dizaine à une vingtaine de condamnés ». Ce chiffre, ramené à la population, représente le taux québécois, soit 12, 3.
Dans le rapport de M. Jean-René Lecerf, cependant, il est question de 58 personnes condamnées, soit cinq fois plus.
En Allemagne, l'équivalent de la rétention de sûreté, qui reste limitée dans le temps, touche 350 personnes, soit un équivalent de 290 personnes pour la France.
Passer de 10 à 60 et de 60 à 300 personnes, c'est changer la nature de la mesure, c'est augmenter de façon exponentielle le risque d'ôter à tort la liberté à quelqu'un et de multiplier les « Outreau silencieux », dont nous nous préoccupions dans cette même assemblée, voilà moins d'un an.
Le directeur du centre Pinel, après nous avoir indiqué que 15 % des délinquants sexuels récidiveraient, nous a posé la vraie question : « Faut-il aussi incarcérer les 85 % qui ne récidivent pas pour faire cesser toute récidive ? »
J'en arrive à ma cinquième et dernière question : en n'acceptant plus les risques de la liberté, à laquelle nous préférons de plus en plus la sécurité, quel type de société construisons-nous ? Pas un totalitarisme au sens classique, même si celui-ci présente bien des affinités avec le désir profond de sécurité qui travaille nos sociétés : l'origine de la législation allemande nous le rappelle. Mais c'est autre chose qui est en train de se jouer.
« Aujourd'hui, disait déjà Michel Foucault, le rapport d'un État à la population se fait essentiellement sous la forme de ce qu'on pourrait appeler ? le pacte de sécurité ?. [...] L'État qui garantit la sécurité est un État obligé d'intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier, exceptionnel. Du coup, la loi n'est plus adaptée ; du coup, il faut bien ces espèces d'interventions, dont le caractère exceptionnel, extralégal, ne devra pas apparaître du tout comme signe de l'arbitraire, mais au contraire d'une sollicitude. Ce côté de sollicitude omniprésente, c'est l'aspect sous lequel l'État se présente. C'est cette modalité-là du pouvoir qui se développe [...]. »
Toute la question politique qui nous est posée porte sur le prix à payer - en termes de liberté et de démocratie, d'autonomie personnelle, de sociabilité - pour cette société de sécurité qui se construit sous nos yeux et dont vous nous avez vanté les mérites, madame le garde des sceaux. Totalitarisme mou, d'un genre tout à fait nouveau, où le peuple est à lui-même son propre tyran. Toutes ces questions en suspens valent bien un retour en commission ! Je vous remercie d'y penser.