Monsieur le président, je tiens à faire remarquer que discuter d'un tel sujet en séance de nuit laisse présager un débat d'une haute tenue !
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, « La justice doit passer librement en disposant des moyens nécessaires à son efficacité ». M. Jacques Chirac posait ce principe dans son livre La France pour tous, publié lors de la campagne électorale de 1995, dans lequel il évoquait ses conceptions de l'État républicain.
Pourquoi avoir attendu douze ans et l'extrême limite de son long mandat présidentiel pour proposer une évolution du régime de responsabilité de chef de l'État ? Pourquoi avoir laissé passer quatre années depuis la publication le 12 décembre 2002 du rapport de la commission présidée par M. Avril et constituée pour l'élaboration de ce nouveau statut ?
Cette précipitation tardive, alors que la campagne pour les prochaines élections présidentielles bat semble-t-il son plein, nuit au sérieux du débat parlementaire.
Elle écarte, de toute évidence, toute réforme plus large, qui pourrait encadrer, selon moi, l'évolution du statut du Président de la République.
Pis, vous demandez que, pour cause de délai, aucun amendement ne soit adopté, empêchant ainsi toute discussion. Voilà où nous en sommes !
Je dirai quelques mots sur la fonction du chef de l'État. En effet, le débat aujourd'hui a souvent été présenté comme un simple débat sur la responsabilité pénale du chef de l'État. Or il s'agit, à mon sens, d'un débat beaucoup plus vaste.
Au travers de la responsabilité ou de l'irresponsabilité pénale du chef de l'État, c'est la nature du régime dans lequel nous vivons qui est en cause. Depuis des décennies, des polémiques opposent les professeurs de droit constitutionnel au sujet de l'influence du régime de responsabilité sur la puissance réelle du Président de la République.
Le rappel par M. Hyest, président de la commission des lois et rapporteur sur ce texte, des origines du principe de la protection du chef de l'État est intéressant à ce titre.
En effet, notre éminent collègue nous rappelle que c'est la Constitution du 3 septembre 1791 qui a posé le principe de l'irresponsabilité. Comme chacun le sait, aux termes de l'article 2 de la section 1 du chapitre II du titre III du texte, « la personne du Roi est inviolable et sacrée ».
Ainsi, comme l'indiquait M. Olivier Beaud, professeur à l'université Paris II, « dans les lois constitutionnelles le Président de la République a chaussé les bottes du Roi constitutionnel ».
En vérité, il est nécessaire de démocratiser en profondeur nos institutions.
Chacun y va, durant ces semaines préélectorales, de son couplet sur la nécessité de réconcilier nos concitoyens et la représentation politique. Mais qui va réellement s'engager pour une nouvelle République, en rupture avec une Ve République qui a décidément fait son temps ? Où en sommes-nous aujourd'hui ?
Un exécutif surpuissant, un parlement dévalorisé, une politique européenne incontrôlée et le sentiment de plus en plus fort que, décidément, la politique se fait plus à la corbeille de la Bourse - même si les réseaux Internet ont supplanté cet antre financier - qu'au Parlement, au conseil des ministres ou au sein des institutions décentralisées.
Alors que le peuple aspire à participer aux décisions, on « présidentialise » progressivement notre système politique.
Aux manifestations de 1995, il a été répondu « quinquennat » et « inversion du calendrier », accentuant ainsi considérablement la soumission du scrutin législatif au scrutin présidentiel !
La toute-puissance du chef d'État est telle que ce dernier peut se permettre de ne pas tenir compte du choix de la majorité des Français qui se sont prononcés par référendum le 29 mai 2005 en refusant le traité constitutionnel, lequel inscrivait dans le marbre une conception libérale de l'Europe.
Le Président de la République n'en a cure ; il ne porte pas la parole populaire au sein des instances européennes.
Il est urgent, pour nous, de prendre à contre-pied cette évolution institutionnelle qui risque d'élargir progressivement le fossé entre les citoyens et la représentation politique.
Comment ne pas souligner la réduction du rôle des assemblées à celui de chambres d'enregistrement, chargées de valider les décisions de l'exécutif ?
La boulimie législative de ces cinq dernières années, portée à la caricature lors des ultimes semaines de ce quinquennat, montre bien que le Parlement est non plus un lieu de débat ou d'élaboration de la loi, mais une instance de validation des décisions du conseil des ministres, présidé par le chef de l'État.
La présidentialisation du régime pousse à la bipolarisation. Le choix d'un homme ou d'une femme providentiel prend le pas sur le choix politique. La « peopolisation » - le terme est devenu, hélas ! approprié - de la vie politique entérine l'idée d'une « monarchisation » progressive de nos institutions. Mais c'est une « monarchisation » au seul profit des vrais décideurs : les décideurs économiques, grands bénéficiaires de l'appauvrissement démocratique !
Ce vaste débat institutionnel, nous ne l'avons pas eu durant ces cinq années. À quelques semaines de l'élection présidentielle, la seule question qui nous est posée est celle de la responsabilité du chef de l'État. Or nos concitoyens expriment surtout leur souhait de participer davantage aux décisions, de voir rétablie la souveraineté populaire et leurs élus agir dans la transparence et la concertation.
Oui, il faut parler de la responsabilité du chef de l'État dans l'exercice de ses fonctions, et de sa responsabilité civile et pénale. Mais nous souhaiterions, pour notre part, débattre aussi de ses pouvoirs.
Les parlementaires du groupe CRC, leur parti, leur candidate, sont résolument partisans d'une réduction des pouvoirs du Président de la République, du rétablissement de la primauté du Parlement et d'un Premier ministre chef de l'exécutif et responsable devant le Parlement.
Aujourd'hui, vous nous proposez une réforme, très modeste, de l'article 67. Encore faut-il qu'il ne s'agisse pas d'un petit arrangement entre amis qui, si l'on y regarde bien, pose beaucoup de problèmes.
L'objectif annoncé est une clarification du régime de la responsabilité du chef de l'État. Or nous avons, hélas ! l'impression que la réforme proposée imbrique en définitive davantage encore responsabilité politique et responsabilité civile ou pénale. En tout état de cause, elle ne répond en rien à la nécessaire évolution d'un Président monarque vers un Président citoyen.
Pour les sénateurs du groupe CRC, il est clair que la protection de la fonction est intangible ; mais, en dehors des actes commis par le Président dans le cadre de ses fonctions, et ce à tout moment, un seul principe doit prévaloir : le Président est un citoyen. Il est donc redevable de ses actes devant les tribunaux de droit commun, y compris au cours de son mandat.
Cette attitude n'a rien d'irresponsable ou de provocatrice. Elle ne constitue pas non plus une innovation ; bien au contraire, toutes les études montrent que le point de vue doctrinal dominant jusqu'à ces dernières années prônait une responsabilité du Président pour les infractions de droit commun.
Ainsi, Léon Duguit indiquait, dès 1924, en évoquant l'article 6 de la Constitution de 1875 : « Le Président n'est responsable que dans le cas de haute trahison ». Il ajoutait : « On s'est demandé quelquefois si cette formule excluait la responsabilité du Président pour les infractions de droit commun. Évidemment non. Dans un pays de démocratie et d'égalité comme le nôtre, il n'y a pas un citoyen, quel qu'il soit, qui puisse être soustrait à l'application de la loi, échapper à la responsabilité pénale. »
Jean Foyer lui-même, l'un des rédacteurs de l'article 68 de la Constitution dont nous débattons, écrivait ceci, en mars 1999 : « En tant que personne privée, le Président de la République ne bénéficie d'aucune immunité ni d'aucun privilège de juridiction. Il est pénalement et civilement responsable, comme tout citoyen, des actes commis avant le début de ses fonctions. L'affirmation paraît être remise en question par certains de nos jours, elle est pourtant juridiquement indiscutable ».
Les « certains » qu'évoque M. Foyer sont les membres du Conseil constitutionnel qui, le 22 janvier 1999, ont sacralisé la fonction présidentielle, en établissant pour le chef de l'État un privilège de juridiction générale durant son mandat. Sa responsabilité pénale ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de justice.
Deux ans plus tard, la Cour de cassation s'opposait en apparence à cette jurisprudence, en rappelant la compétence des tribunaux de droit commun. Mais les deux vénérables institutions se mettaient d'accord sur un point non négligeable : l'inviolabilité temporaire de la fonction présidentielle. Ainsi, durant cinq ans, qui peuvent facilement se transformer en dix ans, le chef de l'État ne peut être déféré devant aucune juridiction, à moins, bien entendu, d'être destitué.
Le projet de loi constitutionnelle est donc limpide, après décryptage : le Président de la République sera irresponsable ad vitam aeternam des actes commis en qualité de chef de l'État. Pour le reste, il faudra attendre la fin du mandat. Il y a un grand progrès : les prescriptions et forclusions sont suspendues ! N'est-ce pas la moindre des choses dans un cadre aussi favorable à la fonction présidentielle ?
Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cinq ans, n'est-ce pas bien long pour préserver des preuves ? N'est-ce pas bien long pour permettre aux témoins de conserver la mémoire des faits ?
Cette inviolabilité concerne tant le pénal que le civil et l'administratif. Ainsi, le Président ne serait pas immédiatement responsable dans le cadre d'une procédure de divorce, d'un accident de la circulation ou d'une fraude fiscale - et je n'ose pas imaginer pire...Nous abordons là, me semble-t-il, un aspect dangereux aujourd'hui mal maîtrisé et porteur d'effets pervers.
Le seul recours dans le cadre d'une situation manifestement inacceptable sur le plan juridique, mais aussi sur le plan politique puisqu'il s'agit de l'autorité de la France, serait, en effet, la mise en oeuvre de la procédure de destitution prévue dans le projet de loi constitutionnelle.
Alors que l'objectif affiché est celui d'une séparation nette entre le juridique et le politique, symbolisée par l'abandon de la référence à la haute trahison et d'une conception ancienne de la Haute Cour, composée de juges, nous assisterons fatalement à une politisation de la moindre affaire judiciaire, puisque seul le Parlement pourra engager une mise en oeuvre de la responsabilité du Président et que seul le Parlement, réuni en Haute Cour, pourra le destituer.
La référence contenue dans le nouvel article 68 au « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat » laisse la porte grande ouverte à cette évolution.
Le souhait du Sénat est-il vraiment de créer une procédure d' « empêchement » à l'américaine ? Pourtant, l'Assemblée nationale avait, me semble-t-il, montré la voie, plus conforme à notre conception de la séparation entre fonctions et vie privée, en 2001.
Pour préserver le chef de l'État d'un mélange des genres, le projet de l'époque opérait une clarification en prévoyant que les tribunaux de droit commun étaient compétents pour les actes commis par le Président de la République comme citoyen ordinaire et pendant l'exercice de son mandat. Le Président n'était pas destitué durant la procédure.
Avec le système qui nous est proposé aujourd'hui, la destitution politique est le préalable nécessaire à toute procédure judiciaire durant l'exercice du mandat. Cette démarche s'inscrit donc de manière maladroite dans le cadre d'une présidentialisation du régime, de sa médiatisation et de sa personnalisation.
Certains affirmeront qu'il s'agit d'un renforcement du pouvoir du Parlement. C'est oublier bien vite que la majorité des députés est élue dans la foulée de l'élection présidentielle et soumise à l'exécutif. Mais il est vrai que le Sénat trouve une nouvelle fois ses pouvoirs renforcés. Notre assemblée, qui, rappelons-le, est élue sur la base d'un scrutin indirect, pourra prendre l'initiative, alors que l'Assemblée nationale ne le ferait pas, de destituer un Président élu au suffrage universel. Il est évident que cela ne se fera qu'à l'égard d'un Président de gauche.
À l'issue des débats à l'Assemblée nationale, la majorité a été portée aux deux tiers. Mais peut-on imaginer le statut d'un Président maintenu, alors que plus de 60 % des parlementaires auraient voté sa destitution ?
Vous l'aurez compris, les sénateurs du groupe CRC ne sont pas favorables - et c'est le moins que l'on puisse dire ! - à ce texte, révision constitutionnelle circonstancielle qui ne répond en rien tant aux exigences d'une profonde réforme de nos institutions qu'à une clarification du statut du chef de l'État.
Nous voterons donc contre ce texte. Nous ne participerons pas à l'illusion de démocratisation de la fonction que pourrait donner le vote de ce projet de loi constitutionnelle, l'illusion que tous les citoyens sont égaux devant la justice.