Intervention de Jean-Pierre Godefroy

Réunion du 21 décembre 2009 à 14h30
Représentation devant les cours d'appel — Demande de renvoi à la commission

Photo de Jean-Pierre GodefroyJean-Pierre Godefroy :

Monsieur le président, madame la ministre d’État, mes chers collègues, en application de l’article 44, alinéa 5, du règlement du Sénat, nous demandons le renvoi de ce texte à la commission des lois, afin que la commission des affaires sociales puisse être saisie et donner son avis sur les conséquences sociales des dispositions prévues, qui auront des répercussions directes et déterminantes sur la vie de plus de 2 000 personnes, dont 444 avoués et 1 850 salariés.

En effet, la réforme conduira les avoués, notamment les plus jeunes d’entre eux, à renoncer à la carrière qu’ils ont choisie et provoquera le licenciement de nombreux salariés, dans un contexte économique très défavorable rendant la recherche d’un nouvel emploi particulièrement difficile et incertaine.

Il serait utile que la commission des affaires sociales puisse examiner, en particulier, les conditions de licenciement et d’indemnisation, mais aussi les solutions de formation et de reconversion proposées, qui, à mon avis, sont totalement insuffisantes, étant donné la spécificité des personnels concernés et des fonctions exercées.

Je ne spéculerai pas sur les motivations véritables qui ont conduit le Gouvernement à mettre ce projet de loi en chantier, mais je suis obligé de constater aujourd’hui à quel point les conséquences sociales de la réforme ont été insuffisamment envisagées, voire ignorées.

Je serai relativement bref s’agissant des avoués eux-mêmes. Comme cela a déjà été dit par d’autres collègues, la suppression pure et simple de leur profession constitue un préjudice à la fois patrimonial, professionnel et économique. Or le Gouvernement ne prévoit qu’une indemnisation du préjudice patrimonial résultant de la suppression du droit de présenter un successeur ; et encore est-ce seulement grâce aux travaux de l’Assemblée nationale que l’indemnisation a pu être portée à 100 % de la valeur de la charge.

À l’origine, en effet, le projet de loi limitait arbitrairement à 66 % l’indemnisation de la suppression du droit de présentation. Il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une spoliation, car le droit de présentation dont jouissent les officiers ministériels constitue une créance sur l’État, assimilable à un véritable droit de propriété, dont le titulaire ne peut être privé, conformément à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, que « sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Dans ces conditions, il est surprenant qu’aucun préjudice de carrière ni aucun préjudice économique lié à la liquidation des études n’ait été pris en compte par le Gouvernement. C’est pourtant un droit légitime pour les avoués, et même une nécessité juridique, si l’on se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, dont l’arrêt Lallement contre France du 12 juin 2003 a consacré l’obligation pour l’État d’indemniser la perte de l’outil de travail et les préjudices matériels qui en résultent.

Je me félicite donc de la proposition faite par M. le rapporteur et votée par la commission des lois de faire référence à la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique et de confier au juge de l’expropriation le soin de déterminer le montant de l’indemnité accordée aux avoués. C’est un progrès notable, mais la rédaction reste perfectible. Ainsi, les autres préjudices à prendre en compte par le juge de l’expropriation ne sont pas clairement définis, ce qui pourrait se traduire par des appréciations divergentes des magistrats.

Il est désolant que le Gouvernement, par un amendement de dernière minute, tente de faire machine arrière ; ce faisant, il s’efforce de limiter les conséquences financières de sa décision de supprimer les avoués, plutôt que d’assurer une juste indemnisation, ce qui est parfaitement inacceptable.

J’insisterai plus longuement sur la situation des salariés, puisque la suppression brutale de la profession d’avoué aura un effet direct sur l’emploi de celles et de ceux qui travaillent en qualité de collaborateurs au sein des études d’avoués. Alors que la suppression de leur emploi sera la conséquence directe d’une décision de l’État, ces salariés se voient proposer une indemnisation et des possibilités de reclassement manifestement insuffisantes.

Des milliers d’emplois se trouvent ainsi menacés. L’étude d’impact présentée par le Gouvernement admet que le licenciement d’une proportion importante de ces 1 850 salariés sera inévitable. Ce sont à 90 % des femmes, d’une moyenne d’âge de quarante-trois ans, dont le niveau de diplôme est faible puisque leur compétence a souvent été acquise au sein même de l’étude. Il est illusoire d’envisager un reclassement massif de ces personnes dans les professions juridiques existantes, notamment auprès des avocats et des notaires, tout d’abord parce que le marché est saturé, ensuite parce que la composition salariale d’une étude d’avoués diffère de celle d’un cabinet d’avocats : on compte 4, 95 salariés par avoué, contre 0, 8 par avocat.

Qu’a prévu le Gouvernement pour le devenir professionnel de ces salariés ? Rien, sinon un « plan de reclassement » qui porte bien mal son nom et ne fera que mener les salariés de stages en emplois précaires. Le seul engagement « concret » que vous ayez pris, madame la ministre d’État, tient à l’ouverture, dans le projet de budget pour 2010, d’environ 380 emplois, majoritairement contractuels – en fait 190 emplois à temps plein –, qui seront réservés, dans les juridictions, aux salariés venant des études d’avoués.

Tout d’abord, cet engagement est largement insuffisant, puisque 1 500 salariés, au moins, seront confrontés à de grandes difficultés pour retrouver un emploi équivalent à celui dont vous les avez privés.

Par ailleurs, chacun sait ici qu’il y a souvent une différence entre les emplois budgétisés et les postes effectivement ouverts et pourvus. À l’heure où l’on impose aux administrations le non-remplacement d’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux, vous nous permettrez d’être sceptiques sur le débouché ainsi offert aux salariés d’avoués. Dans la majorité des cas, la rémunération correspondra à un emploi de catégorie C ; s’il s’agit de surcroît de temps partiel, sera-t-elle à la hauteur des revenus actuels de ces personnes ? J’en doute fort !

Ce qui attend en fait ces salariés, c’est un licenciement économique du fait de la loi. Il revient donc à la collectivité publique d’en assumer le coût, et au législateur de fixer les modalités de calcul des indemnités de licenciement et surtout de mettre en place un accompagnement des salariés licenciés.

J’espère que vous en conviendrez : les salariés d’avoués subissent le même préjudice que les personnels touchés par les précédentes réformes des professions réglementées. Il n’existe donc aucune raison de les indemniser sur une base différente, comme le prévoyait le projet de loi initial, qui était très en retrait – c’est le moins que l’on puisse dire ! – par rapport à ce qu’avaient obtenu, en 2000, les salariés des commissaires-priseurs. Pourquoi une telle différence de traitement ? C’est inadmissible ! À cet égard, je me félicite des propositions faites par la commission des lois, tendant à accorder un mois de salaire par année d’ancienneté, car elles constituent une avancée significative en matière d’indemnisation.

En ce qui concerne le reclassement, les solutions proposées sont insuffisantes ; surtout, elles ne concernent, en réalité, que les avoués et leurs collaborateurs diplômés, qui pourront se tourner vers la profession d’avocat ou les fonctions judiciaires : les autres salariés, plus nombreux, sont les grands oubliés de la réforme.

Ce qui me choque, madame la ministre, c’est que l’État se défausse de ses engagements en matière de financement des aides destinées à favoriser le reclassement professionnel des salariés, alors qu’il devrait au contraire être exemplaire. En cas de suppressions de postes ou de licenciements pour cause économique, il relève de la responsabilité de l’entreprise qui prend ces mesures d’accompagner ces départs de salariés par des dispositions spécifiques. L’État ne devrait pas faire moins ; et pourtant…

Dès l’annonce du projet de réforme, le ministère de la justice et le ministère du travail s’étaient engagés à formaliser les mesures d’accompagnement des licenciements économiques dans une convention tripartite signée par la Chambre nationale des avoués, les syndicats et l’État, afin de définir les obligations des études d’avoués employeurs, les droits des salariés et la prise en charge financière par l’État. Mais, en avril dernier, sans autre explication, l’État a unilatéralement décidé que la signature d’’une telle convention tripartite était juridiquement impossible ! Depuis, par son silence, il persiste dans ce revirement, remettant totalement en cause les annonces du Gouvernement sur l’accompagnement social des personnels, au travers duquel il prétend assumer les conséquences de sa décision de supprimer la profession d’avoué.

En effet, en ne signant pas cette convention d’accompagnement, l’État signifie purement et simplement son refus d’une quelconque prise en charge financière de mesures conventionnelles, pourtant de règle en cas de suppressions de postes, de licenciements et, à plus forte raison, de fermetures d’entreprises, comme en l’espèce.

Pourtant, les partenaires sociaux avaient progressé dans l’élaboration du contenu de ces mesures, de leur nature et de leur qualité, ainsi que des budgets associés, inspirés des plans de sauvegarde de l’emploi prévus dans le cadre des licenciements collectifs des entreprises : aides à la mobilité, à l’embauche, à la création d’entreprise, à la formation-reconversion, à la validation des acquis de l’expérience, etc.

Mais, en l’absence d’engagement de l’État pour le financement de ces mesures et de dispositions appropriées dans le présent projet de loi, ce dossier reste en suspens. Ainsi, on ne sait absolument pas quelles seront les aides du Fonds national pour l’emploi, le FNE, et les aides complémentaires de l’État.

De la même manière, au mois d’avril, le cabinet de votre prédécesseur avait annoncé la signature d’une convention nationale d’allocation temporaire dégressive, mais il ne s’est rien passé depuis. Pourquoi en est-on resté au stade de la déclaration d’intention ?

Je doute que vous nous apportiez aujourd’hui les réponses que les avoués attendent de votre part depuis plusieurs mois. J’aurais aimé que votre collègue le ministre du travail soit également présent, car cela aurait témoigné de l’attention portée par le Gouvernement à la question du reclassement. Peut-être pourrions-nous, si la commission des affaires sociales était saisie du texte, avancer sur tous ces sujets et les traiter clairement dans la loi ?

Enfin, la question des caisses de retraite mériterait un examen approfondi par la commission des affaires sociales.

L’article 8 du projet de loi prévoit que les anciens avoués restent affiliés à la Caisse d’assurance vieillesse des officiers ministériels, la CAVOM, sauf s’ils rejoignent effectivement la profession d’avocat, auquel cas ils seront alors affiliés à la Caisse nationale des barreaux français, la CNBF. La commission des lois a adopté un amendement du rapporteur tendant à préciser les conditions dans lesquelles les caisses de retraite des avoués et des avocats assumeront leurs obligations à l’égard des anciens avoués. Dont acte !

Mais un autre problème n’a pas été pris en compte dans le texte : celui des conséquences de la réforme sur le régime de retraite surcomplémentaire des personnels d’avoués et d’avocats, actuellement géré par la Caisse de retraite du personnel des avocats et des avoués près les cours d’appel, la CREPA. Cette caisse a récemment rencontré des difficultés de financement et sa survie n’a pu être assurée que grâce à une augmentation importante des cotisations patronales et salariales, planifiée sur plusieurs années. Or ce plan de sauvegarde financier sera totalement déstabilisé par les licenciements consécutifs à l’entrée en vigueur de la réforme, qui va entraîner pour cet organisme un manque à percevoir, en termes de cotisations, de l’ordre de 17 millions d’euros. À cela s’ajoute le paiement des indemnités de fin de carrière dues au personnel des études d’avoués, estimées à 14 millions d’euros par la CREPA et non couvertes par la réforme. En bref, c’est l’avenir même de la CREPA, à court ou à moyen terme, qui se joue.

Il serait inconcevable de voter la loi sans s’être penché sur ces questions. La commission des affaires sociales pourrait certainement apporter un éclairage utile, surtout compte tenu de l’état des comptes sociaux de notre pays.

Ne vous méprenez pas, monsieur le rapporteur, mes chers collègues : je ne méconnais absolument pas l’important travail réalisé par la commission des lois pour améliorer le texte qui nous est présenté aujourd’hui.

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