les dispositions du projet de loi sont non seulement inopérantes, comme plusieurs d’entre nous l’ont déjà démontré lors de la discussion générale, mais elles sont également disproportionnées au regard de l’objet du présent projet de loi, remettant en cause sa constitutionnalité.
De ce fait, ce texte comporte au moins deux motifs d’irrecevabilité.
D’abord, il s’agit de l’articulation entre le droit de grève et la continuité du service public.
Ensuite, le texte méconnaît le principe de libre administration des collectivités locales, sans compter qu’il ne prévoit aucune solution au problème de la responsabilité, y compris pénale, ce qui constituera inévitablement une source de contentieux.
Le parallèle entre la loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs et le présent projet de loi a déjà été mis en évidence par différents intervenants. Il faut dire que c’est à l’occasion de la discussion du premier texte, en juillet 2007, qu’avait été évoqué, sur l’initiative du Premier ministre, le principe de l’extension de l’obligation d’un service minimum lors des jours de grève dans le service public de l’éducation.
Aujourd’hui, nous y sommes et le dispositif semble calqué sur celui qui a été mis en place dans le secteur des transports en commun. Or la simple comparaison sémantique entre les deux textes se révèle riche enseignements.
Si l’intitulé du premier projet de loi et le cœur même du dispositif mentionnaient explicitement « la continuité du service public », dans le présent texte, s’agissant de l’éducation nationale, ce principe est remplacé par l’expression « droit d’accueil ». Pourquoi ? Tout simplement parce que le projet de loi qui nous est soumis ne vise absolument pas la continuité du service public d’enseignement : il se fixe un objectif beaucoup plus minimaliste, celui d’un service d’accueil, sans lien avec les missions de l’enseignement scolaire.
Il ne s’agit nullement d’assurer l’instruction obligatoire, de dispenser un service d’enseignement en cas de grève. Il est question non pas de transmission des connaissances, de dispense d’une formation, mais de garderie, ce qui implique, d’ailleurs, la possibilité d’accueil dans des locaux autres que les établissements scolaires.
Or, la décision 79-105 DC du 25 juillet 1979 du Conseil constitutionnel a reconnu une valeur égale au droit de grève et au principe de continuité du service public :
« ...en ce qui concerne les services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d’apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d’assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d’un principe de valeur constitutionnelle ; que ces limitations peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays ; ».
Dans un considérant de principe de la décision du 11 octobre 1984, le Conseil constitutionnel indique également : « …s’agissant d’une liberté fondamentale, [...] la loi ne peut en réglementer l’exercice qu’en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ; ».
À l’évidence, le texte gouvernemental ne vise pas à rendre plus effectif le droit de grève. Loin de concilier les deux principes de valeur constitutionnelle que sont le droit de grève, d’un côté, et la continuité du service public, de l’autre, il ne prétend garantir que l’un des deux droits, celui de continuité du service public, par l’instauration d’un service minimum, cassant les effets du premier droit – la grève – et durcissant ses conditions d’exercice.
Nous n’avons donc aucunement affaire à un texte de conciliation entre deux principes de valeur constitutionnelle puisqu’il ne garantit pas la continuité de la mission du service public d’enseignement « de transmettre et de faire acquérir connaissances et méthodes de travail », conformément à l’article L. 121-1 du code de l’éducation.
Le dispositif proposé va même à l’encontre des missions éducatives des écoles maternelles et primaires, en leur substituant une simple garderie non pas limitée aux seuls jours de grève, mais étendue au quotidien, à la gestion habituelle des absences d’enseignant.
Reprenons notre comparaison avec le service minimum dans les transports publics de voyageurs au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Les restrictions pouvant être apportées au droit de grève des fonctionnaires ont été limitées par la décision 86-217 du 18 septembre 1986 : « ...les dispositions [...]qui réglementent les modalités de dépôt du préavis de grève, qui indiquent les conditions dans lesquelles doivent être assurées la création, la transmission et l’émission des signaux de radio et de télévision par des sociétés chargées de l’exécution d’une mission de service public, et qui prévoient qu’un décret en Conseil d’État fixe les modalités d’application de ces conditions, n’autorisent nullement à ce que, par l’institution d’un service normal et non d’un service minimum, il puisse être fait obstacle à l’exercice du droit de grève dans des cas où sa limitation ou son interdiction n’apparaissent pas justifiées au regard des principes de valeur constitutionnelle… ».
Or c’est bien sûr le fondement de cette jurisprudence, que la loi n° 2007-1224 du 21 août 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs a été élaborée.
Le Conseil constitutionnel, saisi de cette dernière loi, a estimé, dans sa décision du 16 août 2007, à propos de la mise en œuvre d’un délai de négociation préalable au dépôt du préavis de grève – similaire à celui qui est prévu par le présent projet de loi – que, « en ce qui concerne les services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d’apporter à ce droit des limitations nécessaires en vue d’assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d’un principe de valeur constitutionnelle », en précisant que « ce délai n’apporte pas de restriction injustifiée aux conditions d’exercice du droit de grève ».
C’est donc à l’évidence la base du critère de « continuité du service public » qu’il convient, aujourd’hui, de se demander si l’organisation d’un service minimum d’accueil dans les écoles publiques, les jours de grève, est juridiquement fondée.
Dans le cas du présent projet de loi, les conditions de mise en œuvre de la grève avec obligation de négociation préalable au dépôt du préavis correspondent au système validé par le Conseil constitutionnel, en 2007, pour les transports. Mais la continuité du service public invoquée pour justifier cette obligation de négociation préalable n’est pas effective ici puisque, comme je l’ai démontré précédemment, à un service public d’enseignement sera substitué un service d’accueil durant lequel, aux termes du projet de loi, aucun enseignement ne sera dispensé.
Aucun motif de continuité de service public ne saurait donc, dans le cas présent, être invoqué pour autoriser le Gouvernement à durcir les conditions d’exercice du droit de grève dans les établissements publics d’enseignement maternel et élémentaire.
Ce texte a, en réalité, un double objectif, inavoué et non assumé : il vise à durcir les conditions d’exercice du droit de grève par les personnels enseignants du premier degré et parallèlement, à permettre au Gouvernement de se défausser sur les collectivités territoriales de sa responsabilité en matière de gestion des remplacements, pour instaurer un « service d’accueil ».
Concernant les conditions d’exercice du droit de grève, la loi du 31 juillet 1963 relative à certaines modalités de la grève dans les services publics a encadré le droit de grève des agents de l’État, des collectivités territoriales de plus de 10 000 habitants et des personnels des entreprises, établissements et organismes chargés de la gestion d’un service public en soumettant celle-ci à un préavis de cinq jours, déposé par une organisation syndicale, qui précise les motifs de la grève, ses dates et sa durée.
Les grèves roulantes ou tournantes sont interdites dans la fonction publique et les entreprises soumises à cette législation.
De plus, l’article 4 de la loi du 19 octobre 1982 relative aux retenues pour absence de service fait par les personnels de l’État, des collectivités locales et des services publics a institué une obligation de négociation pendant la durée du préavis, obligation que le Gouvernement se garde bien de mettre en œuvre.
Sur le second point, l’article 2, en raison de son imprécision, volontaire ou non, laisse entendre que, lorsqu’un enseignement n’est pas dispensé, et ce quelle qu’en soit la raison, l’enfant bénéficie d’un service d’accueil. Aussi n’est-il pas illégitime de penser que sont visées l’ensemble des absences des enseignants – congé maladie, congé maternité, formation, décharge pour obligation syndicale, etc. –, et non pas seulement les absences pour fait de grève.
En outre, il n’est pas précisé, peut-être à dessein, à qui il revient d’organiser et de financer le service d’accueil. À l’État ou aux communes ? Cette thèse est parfaitement corroborée par la lecture du dispositif visé à l’article 4, qui traite du cas spécifique de l’accueil organisé, les jours de grève, par la commune.
Dans l’impossibilité d’assurer une mission de service public, il semble bien que l’État s’apprête à se désengager largement sur les collectivités territoriales pour organiser un service d’accueil qui, sur le plan légal, n’existe pas actuellement. Seraient ainsi créées de nouvelles compétences pour les collectivités sans qu’aucun fonds correspondant soit prévu. La libre administration des collectivités territoriales s’en trouve compromise, tout comme l’attribution d’une ressource en compensation de la création de cette nouvelle compétence.
C’est pourquoi nous nous interrogeons également sur la compatibilité du dispositif d’accueil imposé aux communes avec le respect du principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales et, en particulier, avec l’une des déclinaisons de ce principe, à savoir l’attribution de ressources nouvelles déterminées par la loi lorsqu’elles se voient confier une nouvelle compétence.
L’article L. 1614–1–1 du code des collectivités territoriales pose, en effet, le principe de la compensation par l’État de toute charge induite par un transfert de compétences à une collectivité territoriale et précise que les ressources rendues nécessaires par un tel transfert de charges sont « déterminées par la loi ».
Je vous rappelle, chers collègues de la majorité, que c’est sur votre initiative que cette compensation a été consacrée constitutionnellement par la révision qui a eu lieu en 2003. Maintenant, vous êtes prêts à l’oublier ! Mais il est vrai que vous commencez à en avoir l’habitude !
Ainsi, l’article 72-2 de la Constitution prévoit, depuis lors, deux types de garanties financières pour les collectivités territoriales, selon qu’il s’agit d’un transfert, d’une création ou d’une extension de compétences. D’une part, « tout transfert de compétences entre l’État et les collectivités territoriales s’accompagne de l’attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice » ; d’autre part, « toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d’augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi ».
En l’espèce, l’instauration du service minimum par les communes s’analyse comme une création de compétence plutôt que comme un transfert puisqu’un tel service n’existait pas auparavant.
La différence mérite d’être relevée dès lors que, selon la Constitution, les ressources allouées en compensation de cette création de charge devraient être déterminées par la loi, de façon arbitraire et sans aucune possibilité de comparaison avec des dépenses déjà existantes. Or le présent projet de loi ne prévoit concrètement aucune compensation financière, renvoyant au pouvoir réglementaire, autrement dit au décret, le soin de déterminer librement le montant que l’État attribuera aux communes. Il y a fort à parier que cette compensation ne se fera pas à l’euro près !
Ne faut-il pas y voir un nouveau motif d’inconstitutionnalité de ce projet de loi, puisque la Constitution prévoit bien que la compensation doit être déterminée par la loi ? Je le pense !