Monsieur le président, madame la présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, mesdames, messieurs les sénateurs, dans un article célèbre intitulé La Notion de patrimoine, paru en 1980, l’historien de l’art André Chastel, dont nous célèbrerons en 2012 le centième anniversaire de la naissance, a rappelé un principe fondamental. La notion de monument historique est non pas un invariant culturel, mais une invention spécifiquement occidentale et, de surcroît, fort récente. En effet, si le monument fait partie d’un « art de la mémoire » universel, présent dans la plupart des cultures, l’invention du monument historique est solidaire des concepts d’art et d’histoire.
Alors que vous vous apprêtez, mesdames, messieurs les sénateurs, à examiner la proposition de loi déposée par Mme Françoise Férat et M. Jacques Legendre, vous devez avoir en tête cette double caractéristique du monument : pérenne devant l’histoire longue de l’État et de ses politiques de protection, contingent au regard de l’usage social qu’en font les femmes et les hommes.
En vous présentant, le 26 janvier dernier, ma position sur cette proposition de loi, je vous avais indiqué que j’approuvais les grands lignes de ce texte, tout comme l’orientation des conclusions du rapport, remarqué pour sa qualité, de la sénatrice Françoise Férat.
Cette proposition de loi est l’aboutissement, vous le savez, d’une histoire déjà assez ancienne. Elle s’inscrit dans le prolongement de la loi du 13 août 2004, qui avait organisé un premier mouvement de transfert de monuments historiques de l’État, affectés au ministère de la culture, au profit de collectivités territoriales volontaires.
Cette mesure a entraîné la cession gratuite de soixante-six monuments appartenant à l’État, assortie d’une compensation des charges de personnels et de fonctionnement, ainsi que d’un programme de travaux d’investissements cumulés de près de 50 millions d’euros.
Réaffirmer le principe général de « transférabilité », c’est affirmer un lien de confiance ; c’est aussi réaffirmer le partenariat et le contrat entre l’État et la collectivité territoriale désireuse d’assumer une mission patrimoniale dans des lieux dont l’État n’a plus l’usage.
Ce partenariat, ce lien de complémentarité, je sais, mesdames, messieurs les sénateurs, que vous y êtes particulièrement attachés. Ce dialogue refondé et renforcé, que je poursuis dans d’autres domaines d’action de mon ministère, est basé sur un contrat clair, garantie d’une relation saine et durable.
Vous le savez également, l’État a entrepris d’importantes réorganisations administratives, qui le conduisent à modifier l’implantation territoriale de certains de ses services ou à rationaliser la gestion de son patrimoine immobilier. Dans ce contexte, des bâtiments historiques prestigieux – des tribunaux, des casernes, des préfectures, des écoles – peuvent se trouver inutilisés, et la tentation de tout gestionnaire est de les vendre. Les textes actuels qui régissent les cessions du patrimoine de l’État ne prévoient pas d’autre précaution pour la cession des monuments protégés au titre du code du patrimoine qu’une obligation d’informer le ministre de la culture, qui ne peut alors que « présenter ses observations », des projets de cessions des bâtiments classés.
Le ministre de la culture n’a donc aucun moyen à l’heure actuelle d’empêcher, à moins qu’un arbitrage interministériel ne soit rendu et ne lui donne raison, la vente d’un monument de l’État.
Tous les ministères ont actuellement à leur disposition pour leur fonctionnement des monuments protégés au titre du code du patrimoine : hôtels particuliers parisiens qui sont le siège des grands ministères, mais aussi casernes, prisons, tribunaux, préfectures, écoles... Au total, 1 750 monuments sont potentiellement concernés. Je dis bien « potentiellement », car ce patrimoine est multiple, divers ; sa valeur patrimoniale et symbolique est très inégale.
Je tiens à vous l’indiquer clairement, pas plus qu’en 2004, il ne s’agit d’une braderie du patrimoine de l’État, bien au contraire, comme je viens de l’illustrer. L’objectif est bien d’encadrer le transfert des monuments historiques de l’État vers les collectivités qui le souhaitent, de faciliter pour ces dernières la réutilisation des monuments de l’État, dont ce n’était pas toujours la destination, pour créer ou développer des équipements culturels.
Hormis ceux qui répondent aux critères de la commission Rémond et ceux qui seront définis par le Haut conseil du patrimoine, tous les monuments protégés de l’État, d’une grande variété de formes, d’usages, de potentialités, sont hypothétiquement concernés, soit, je le répète, environ 1 750 monuments.
Il s’agit pour l’État non pas de se désengager, mais de favoriser la conservation et la mise en valeur partagée de notre patrimoine, avec l’objectif commun de le rendre accessible au plus grand nombre, de le mettre au service du développement culturel de notre territoire, afin d’initier partout toutes les générations à cette richesse, dont notre pays peut être, à juste titre, très fier. Il n’y a nul désengagement, nul abandon, mais bien plutôt la nécessité de promouvoir une gestion moderne de l’État, capable de tenir la ligne de crête entre, d’un côté, l’attention aux compétences, aux exigences, aux appréciations fines dont les collectivités territoriales sont porteuses et, de l’autre, les enjeux d’intérêt général dont l’État et son administration restent les garants.
La proposition de loi de Mme Férat a le grand mérite de créer les garde-fous qui nous manquent actuellement pour que la cession des monuments de l’État ne soit pas envisagée, uniquement, comme le moyen de trouver les financements nécessaires aux restructurations envisagées par chaque ministère. Adoptée en première lecture au Sénat à la fin de janvier dernier, elle a été modifiée par l’Assemblée nationale en juillet dernier sur deux points essentiels sur lesquels je ne doute pas que les débats porteront.
Quels sont ces garde-fous?
L’un des points forts du texte, telle qu’il a été voté par les deux assemblées, est la création d’un Haut conseil du patrimoine, permanent, associant élus, experts en architecture, historiens, historiens d’art et représentants de l’administration, en suivant le même principe que pour la commission animée par René Rémond en 2003-2004. Inspiré de la notion de « principe de précaution patrimoniale » définie dans le rapport d’information préalable à cette proposition de loi, ce Haut conseil aura un rôle clef pour assurer la pertinence des transferts et des cessions onéreuses, afin d’éviter les polémiques.
C’est en effet à cette institution qu’il revient d’apprécier, pour chaque monument dont la cession est envisagée, sa place dans le patrimoine national, la nécessité, pour des raisons symboliques ou pratiques, d’en conserver la propriété à la collectivité nationale, ou encore l’opportunité de le céder, soit à titre de transfert gratuit, s’il est souhaitable qu’il fasse l’objet d’un projet culturel, soit à titre onéreux, dans les autres cas. Il lui reviendra également d’évaluer, en liaison avec la Commission nationale des monuments historiques, les contraintes spécifiques à chaque monument dans son utilisation future, ainsi que la qualité du projet culturel présenté à l’appui d’une demande de transfert gratuit.
Replacer ainsi la dimension culturelle au cœur de la procédure de transfert constitue une préoccupation à laquelle je souscris entièrement, comme vous l’imaginez, mesdames, messieurs les sénateurs, mais celle-ci ne doit pas emprisonner notre regard : d’autres usages peuvent se faire jour, dans le respect de l’esprit et de l’histoire des monuments.
Je crois non pas à un patrimoine ossifié, enkysté, mais à un patrimoine vivant, ouvert à la diversité sociale, porteur de valeurs et de sens pour nos contemporains. Créer une école, des logements pour les étudiants, un service administratif dans un monument historique, dans le respect de ce qui fait son intérêt patrimonial, son architecture, ses décors, son histoire, c’est aussi une manière tout à fait honorable de replacer notre patrimoine au cœur de la vie sociale, de la citoyenneté, du bien public.
En dernier ressort, je veux le souligner, c’est le ministre de la culture qui aura le dernier mot et, pour ainsi dire, un droit de veto sur tous les projets de transfert à titre gratuit et de cession. Conformément à ses prérogatives, il encadrera, avec un pouvoir renforcé par rapport à la situation actuelle, la gestion de ces monuments historiques.
Quant à la protection du monument, la surveillance des services du ministre de la culture sur son état de conservation, ses besoins de restauration, les évolutions qui peuvent lui être apportées pour des usages différents, tout cela continuera de s’appliquer, quel que soit le propriétaire du monument.
J’ajoute que la loi empêche de céder par lots les monuments concernés, qu’elle en respecte la cohérence et l’histoire, l’unité et l’intégrité. Pour parodier un mot célèbre, je dirai que, telle qu’elle est envisagée, « la dévolution est un bloc ». Le bien mobilier et le bien immobilier peuvent former une entité indissociable, un ensemble cohérent, dont l’autorité administrative est la seule garante.
Pour les monuments transférés gratuitement sur la base de ce dispositif, leur cession en aval est soumise à l’avis du Haut conseil et, là encore, à la décision ultime du ministre. Enfin, la revente d’un bien acquis gratuitement moins de quinze ans après le transfert donnera lieu au reversement d’une partie du produit de la vente à l’État, ce qui évite, s’il en était besoin, la tentation de spéculer à partir de ce dispositif.
Enfin, en cas de manquement des collectivités territoriales à leurs obligations, l’État peut résilier la convention de transfert.
La logique de cette loi est d’être généreuse et souple, mais aussi équilibrée, entre dévolution et obligations. Elle est également de ne pas décourager les mesures de protection à venir. En effet, il ne faut jamais cesser de le rappeler, le patrimoine constitue la somme de nos héritages, d’une histoire pluriséculaire façonnée par les hommes et par le temps, mais il n’est pas figé, il est perpétuellement en mouvement, il s’invente de nouvelles frontières, de nouveaux territoires, de nouvelles limites.
Je partage le souci qu’ont exprimé plusieurs membres de la Haute Assemblée. Mesdames, messieurs les sénateurs, je ne souhaite pas plus que vous que notre patrimoine national soit dispersé sans une réflexion approfondie, pesée, sans une étude fine, menée au cas par cas. Cette proposition de loi nous en donne les moyens, non par un principe d’inaliénabilité qui pourrait décourager les mesures de protection à venir, mais par un processus de dialogue et de partenariat avec les élus de tous les niveaux de collectivités. Ce n’est pas son moindre intérêt.
Je vous demande donc d’en comprendre bien l’esprit et la philosophie d’ensemble, d’y voir un élément de confiance en l’avenir, une chance pour nos collectivités. Je partage avec vous une conviction commune : la culture et le patrimoine ont un rôle clef dans le développement de nos territoires et l’attractivité de notre pays dans la mondialisation.
Je souhaite que nous donnions toutes ses chances à cette grande ambition pour le patrimoine d’aujourd’hui, que je souhaite vivant et qui fut, ne l’oublions pas, la création d’hier, tandis que celle d’aujourd’hui s’en nourrit souvent, avec cette forme paradoxale de piété qu’est l’irrévérence.
Non, ce n’est pas en nous mettant au garde-à-vous devant les monuments que nous les aiderons à franchir le grand vaisseau du temps, mais bien en assurant la pérennité de leur usage et en garantissant leur conservation pour les générations futures. L’un de mes illustres prédécesseurs parlait de ces « chênes qu’on abat ». Je souhaite, pour ma part, faire vivre la futaie et le taillis d’une forêt profonde, composite, multiple : je veux parler, bien sûr, de notre patrimoine et de nos monuments historiques.