Puis la commission a entendu M. Louis de Broissia, rapporteur du groupe de travail sur la crise de la presse.
A titre liminaire, le rapporteur a rappelé que la création de ce groupe de travail n'avait pas procédé d'un événement particulier ou d'un incident ponctuel qui aurait fait la « une » de l'actualité, mais qu'il avait été créé pour étudier un phénomène s'inscrivant désormais dans la durée : les difficultés rencontrées par la presse quotidienne d'information générale et politique.
A l'issue de la vingtaine d'auditions effectuées par le groupe de travail, le rapporteur a dressé le constat suivant : à l'image de « Libération », qui a obtenu une nouvelle prorogation de la procédure de sauvegarde sous laquelle son éditeur est placé depuis le 4 octobre 2006, tous les titres de la presse quotidienne d'information doivent résoudre une équation économique délicate, caractérisée par une baisse continue des recettes et le maintien de coûts de production élevés.
Il a évoqué, en premier lieu, la diminution des recettes de vente, phénomène regrettable, imputable au fait que les Français ne lisent plus de quotidiens ou presque. Il a énuméré quelques données permettant de prendre conscience de la gravité de la situation.
Il a ainsi constaté que la France se situait seulement au 12e rang européen et au 31e rang mondial pour la diffusion des quotidiens et qu'avec moins de 160 exemplaires diffusés pour 1.000 habitants, elle se classait très loin derrière les pays scandinaves, le Royaume-Uni ou l'Allemagne.
Il a regretté que notre pays ne compte, par ailleurs, plus aucun quotidien payant atteignant le million d'exemplaires diffusés, alors que le Royaume-Uni en compte cinq et qu'à l'échelle mondiale, Ouest France, premier quotidien hexagonal, ne se classe qu'à la 76e place du classement avec 800.000 exemplaires, à des « années-lumière » des principaux quotidiens japonais.
Il a souligné que les chiffres de la diffusion de la presse en France étaient encore moins flatteurs, puisqu'une analyse des dix dernières années permet de constater une diminution régulière, mais prononcée, de la diffusion des 12 quotidiens nationaux : la diffusion payée France de cette catégorie de presse est revenue, selon l'Office de la justification de la diffusion (OJD), de l'indice 103 à l'indice 92 entre 2000 et 2006.
Il a noté, ensuite, que la presse quotidienne française connaissait également une diminution régulière de ses ressources publicitaires.
La presse quotidienne reste ainsi à l'écart de la reprise des investissements publicitaires constatée en 2006 et doit faire face à la quasi-disparition des petites annonces de ses colonnes. Si ces dernières comptaient pour 320 millions d'euros dans les recettes de la presse nationale d'information en 1990, elles ne représentent plus aujourd'hui que 70 millions d'euros, soit à peine 5 % de son chiffre d'affaires total.
Le rapporteur a observé que si l'ensemble des recettes de la presse quotidienne diminuaient, les coûts de production restaient, quant à eux élevés, à l'image du prix du papier qui connait une hausse constante depuis 2002.
Il a relevé que les coûts d'impression demeuraient plus importants que la moyenne européenne, cette situation résultant moins du niveau des salaires individuels que des sureffectifs négociés par le syndicat du Livre au cours des différents conflits sociaux ayant accompagné la modernisation du secteur.
Il a constaté que le seul point positif tenait à la réduction du coût de distribution : le coût d'intervention des messageries a en effet considérablement diminué sous l'effet des plans de restructuration successifs des Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP).
Il a résumé cette situation en expliquant que la baisse des ventes et la diminution des recettes publicitaires, conjuguées au niveau relativement élevé des coûts fixes, constituaient un véritable effet de ciseaux pour les quotidiens français qui enregistrent des pertes comprises entre 56 et 175 millions d'euros par an.
Le secteur de la presse quotidienne française est ainsi caractérisé par l'une des plus faibles rentabilités constatées dans l'Union européenne, entraînant deux conséquences notables :
- la réduction de la capacité des quotidiens français à réaliser les investissements nécessaires à la modernisation de leur outil de production ;
- l'hésitation des investisseurs à apporter les capitaux propres supplémentaires, pourtant indispensables au financement des projets de développement des sociétés de presse, notamment dans le numérique.
s'est interrogé sur les raisons qui ont conduit la presse quotidienne, qui fut longtemps la première du monde, à se couper progressivement de ses lecteurs et ce secteur à se retrouver quasi dépendant des subsides publics.
Les auditions réalisées par le groupe de travail ont validé l'idée d'une responsabilité collective des différents acteurs du secteur.
Il a jugé difficile d'analyser la situation actuelle de la presse quotidienne payante sans prendre en compte son environnement immédiat, marqué par l'arrivée de redoutables concurrents.
Il a évoqué, d'abord, le cas des quotidiens gratuits d'information qui ont démontré qu'un concept audacieux et innovant pouvait rencontrer l'adhésion d'un public dénigrant majoritairement la presse payante. Le succès fulgurant de ce produit, à l'image de « 20 minutes » lancé en mars 2002 qui est devenu depuis septembre dernier le quotidien le plus lu de France avec plus de 2,4 millions de fidèles, repose sur deux principes simples tirés d'une observation attentive des comportements des lecteurs : une neutralité éditoriale totale et un mode de distribution parfaitement adapté au « public cible ».
Il a évoqué, ensuite, le cas d'internet, véritable révélateur des faiblesses de la presse quotidienne payante. Ce média permet de fournir une information quasiment instantanée, actualisée en continu, à la fois large et diversifiée, là où le quotidien ne peut développer qu'un nombre restreint de sujets et se doit de respecter une heure de bouclage et des contraintes de pagination.
Internet permet aussi, et surtout, le développement d'un rapport original à l'information. Facilitant les possibilités d'échanges et d'expression personnelle, il enlève à la presse et aux rédactions une de leur spécificité : la capacité à organiser et à hiérarchiser l'information transmise aux lecteurs. De fait, internet tranche par rapport aux médias traditionnels qui fonctionnent principalement dans une logique verticale et descendante et ne permettent que marginalement la réaction et la participation de leurs consommateurs.
Puis le rapporteur a abordé le phénomène des « blogs », si caractéristiques de la culture du web, qui mélangent sans complexe, information et opinion, faits vérifiés et rumeurs, analyses documentées et impressions fantaisistes.
Il a également évoqué le journalisme participatif, à l'image d'Ohmynews en Corée du Sud, qui permet aux citoyens de produire une information certifiée.
S'agissant des responsabilités syndicales, M. Louis de Broissia, rapporteur, a rappelé au préalable que le syndicat du Livre faisait en effet partie intégrante de l'économie du secteur et que ses succès, ses excès aussi, avaient profondément marqué l'organisation de la presse quotidienne française et entraîné des surcoûts considérables tant pour les éditeurs que pour la communauté nationale.
Concernant les surcoûts directs, il a dénoncé les salaires confortables et les effectifs pléthoriques dans les imprimeries du « Livre », qui rendent en effet la fabrication des quotidiens français 1,5 fois plus chère que celle d'un quotidien anglais.
Il a jugé cette situation d'autant plus choquante que la presse parisienne s'enfonce dans la crise et que l'écart avec les autres métiers de la presse, comme les journalistes, n'a jamais été aussi important et d'autant plus visible que les imprimeries de labeur ont considérablement réduit leurs coûts.
S'agissant des surcoûts indirects, il a indiqué que les plans sociaux destinés à accompagner la réorganisation du processus d'impression et à réduire l'emprise du « Livre » dans le secteur pesaient tant sur les éditeurs que sur la collectivité nationale.
Il a ajouté que ces surcoûts avaient des conséquences extrêmement pénalisantes pour la presse qui, pour y faire face, avait dû :
- augmenter ses prix de vente et se couper ainsi de la partie de son lectorat la plus sensible au prix (jeunes, classes populaires) ;
- réaliser des économies sur les autres postes, en particulier celui des journalistes, affaiblissant ainsi le contenu des titres.
Bien qu'ils soient victimes de coûts de production élevés et d'un manque évident de moyens, il a estimé que les éditeurs portaient eux aussi une part de responsabilité non négligeable dans le déclin qui les frappe.
Ceux-ci ont en effet manqué de discernement en matière de distribution et de diffusion. En privilégiant une interprétation laxiste de la loi Bichet, ils ont provoqué une véritable déliquescence du réseau se traduisant par l'encombrement des linéaires, la multiplication des invendus et la disparition des points de vente.
Il a souligné que les éditeurs avaient également manqué d'ambition et d'audace en matière éditoriale, leur attitude trop longtemps conservatrice ayant contribué à la désaffection du lectorat.
Il a reconnu que des efforts avaient depuis lors été entrepris, la création de suppléments thématiques ou l'ajout de produits dérivés ayant permis d'accroître la valeur ajoutée du journal et le lancement de nouvelles formules -à grand renfort de publicité au Monde ou au Figaro- de rénover des maquettes vieillissantes.
Il a toutefois jugé que le bilan de ces opérations restait mitigé : si elles ont enrayé la chute des ventes, elles n'ont pas réussi à faire repartir les courbes de diffusion à la hausse.
Il a ensuite observé que, tout comme les éditeurs, les pouvoirs publics avaient aussi leur part de responsabilité dans cette crise et que le régime économique de la presse illustrait les difficultés rencontrées par l'Etat pour définir une stratégie cohérente et efficace destinée à préserver un média indispensable à l'information des citoyens et à la diffusion des courants de pensées et d'opinion.
Il a expliqué qu'au cours des cinq dernières années, la direction du développement des médias avait certes rationalisé le dispositif des aides directes en modifiant les modalités d'attribution de sept d'entre elles, mais que le système restait néanmoins perfectible sur de nombreux points.
D'une part, son impact sur la situation des quotidiens reste limité : la modicité des sommes engagées et la multiplicité des objectifs affichés contribuant simplement à maintenir à flot les titres les plus mal en point (L'Humanité, France Soir et Libération) et à alléger les charges courantes des autres bénéficiaires.
D'autre part, trop de crédits publics demeurent attribués sans la moindre contrepartie. Il a illustré son propos par l'aide à la distribution allouée aux Nouvelles messageries de la presse parisienne : alors que l'Etat devrait s'engager à financer un troisième plan de modernisation de l'entreprise, aucun bilan précis du degré de réalisation des deux précédents n'a été établi. Dans ces conditions, il a estimé qu'il serait temps de contractualiser ce type d'engagement afin de pouvoir contrôler l'utilisation des crédits.
Il s'est enfin demandé si la crise de la presse ne correspondait pas, dans une certaine mesure, à une véritable crise du journalisme et des journalistes.
Il a affirmé que les journalistes étaient certes les principales victimes de la crise de la presse hexagonale : variables d'ajustement de titres en difficulté, ils officient dans des conditions de plus en plus précaires et subissent des pressions de plus en plus intenses.
Mais en provoquant de véritables désastres médiatiques tels que le traitement des affaires « Alègre » ou « Outreau », les journalistes ont également porté un coup à la crédibilité de la presse censée éviter les errements des médias tels que la télévision et la radio.
a alors proposé les pistes de réflexion et les voies de réforme envisagées par le groupe de travail.
Il a jugé essentiel, en premier lieu, de redonner au système de diffusion de la presse une certaine efficacité par l'intermédiaire de solutions négociées dans le cadre du système coopératif.
Il lui est notamment apparu nécessaire d'ajouter à la définition actuelle du produit presse une référence à un « apport éditorial substantiel », afin de réserver le régime issu de la loi du 2 avril 1947 à des produits en harmonie avec l'objet visé par le législateur.
Afin de lutter contre les comportements opportunistes qui perturbent le fonctionnement du réseau, il lui a également semblé utile de mettre en place une période probatoire destinée à réguler le flux croissant de nouvelles publications à la durée de vie limitée.
Il a déclaré que la recomposition et la modernisation du réseau des diffuseurs devaient constituer la priorité d'une « filière presse » toujours dépendante des résultats de la vente au numéro. De ce fait, il a proposé d'améliorer le maillage du territoire national par la mise en place d'un réseau de vente différencié se caractérisant par :
- le renforcement du réseau existant ;
- l'ouverture de points de vente en centre-ville proposant aux lecteurs l'ensemble de l'offre de presse ;
- le développement de points de vente spécialisés ;
- la mise en place de points de vente complémentaires ne proposant que les quotidiens et les titres à grande diffusion.
Il a également préconisé de moduler la rémunération des diffuseurs en fonction des contraintes impliquées par leur degré de spécialisation, afin qu'un point de vente recevant toute l'offre de presse soit mieux rémunéré que celui qui n'en propose qu'une partie.
Enfin, il a recommandé d'associer les diffuseurs à la gestion de l'offre de titres. Simple manutentionnaire, le diffuseur doit redevenir commerçant et décider lui-même du nombre de titres exposés, en fonction de sa clientèle et de son espace de vente.
Au cas où ces solutions négociées ne pourraient voir le jour en raison de l'opposition de quelques éditeurs, le rapporteur a estimé que ces réformes pourraient être menées par la voie législative en envisageant :
- de faciliter la prise de décision au sein des coopératives de presse en aménageant le principe « une entreprise, une voix », édicté dans un contexte politique et une composition de marché historiquement datés.
- de restaurer l'esprit de la loi du 2 avril 1947 et sa volonté de garantir principalement la distribution des titres de presse d'opinion sur l'ensemble du territoire : elle consiste à restreindre : en restreignant le champ du texte de loi aux seuls titres d'information politique et générale.
a en outre fait des propositions concernant l'aide au portage. Si la vente au numéro et l'abonnement postal sont les deux formes de diffusion les plus couramment utilisées sur notre territoire, le portage constitue indéniablement un aspect important de la modernisation du secteur de la presse écrite, notamment pour les quotidiens.
Dans ces conditions, il a estimé nécessaire de réformer l'aide publique au portage afin de donner un second souffle à un dispositif qui semble péricliter. Il a appelé de ses voeux l'évaluation de l'efficacité et de la pertinence actuelle de cette aide afin d'envisager d'éventuelles voies de réformes.
Un certain nombre des personnalités auditionnées par le groupe de travail ayant laissé entendre que la crise de la presse quotidienne serait avant tout une crise du contenu, M. Louis de Broissia, rapporteur, a souhaité susciter chez les éditeurs de presse quotidienne une véritable réflexion en matière éditoriale afin que leurs titres éveillent à nouveau chez le lecteur potentiel l'envie d'acheter.
Pour ce faire, il a suggéré de créer un « Médiamétrie » de la presse quotidienne consacré à l'étude des comportements d'information et de loisirs des lecteurs, tout en incitant les éditeurs à renouveler l'offre éditoriale en rompant avec l'élitisme, le catastrophisme, la partialité et l'impersonnalité des titres.
D'autre part, le groupe de travail a appelé de ses voeux une politique volontariste de la part des éditeurs et des pouvoirs publics destinée à sensibiliser les jeunes générations à la lecture de la presse. Pour ce faire, il a proposé trois actions destinées à favoriser « la prise en main » de la presse quotidienne par les jeunes de 11 à 18 ans, visant à :
- garantir le libre accès des quotidiens aux classes de collège ;
- financer un abonnement individuel à chaque élève rentrant en seconde ;
- et installer des points de vente dans les lycées.
Abordant le défi majeur de la définition d'un nouveau modèle économique permettant de garantir la pérennité de la presse dans l'univers numérique, le rapporteur a fait part de deux certitudes : ce modèle reposera sur l'existence de groupes plurimédias et sur l'exploitation des informations sur plusieurs supports de diffusion.
Dans ces conditions, il a proposé de :
- favoriser la constitution de groupes plurimédias en ajustant les règles anticoncentration plurimédia et en autorisant les groupes français et européens à détenir un quotidien, quels que soient leurs actifs ;
- trouver une solution au droit d'auteur en laissant à l'éditeur, pendant un laps de temps limité, toute liberté pour organiser l'exploitation multisupport d'un même article.
Le renouveau de la presse nécessitant également des mesures précises à l'égard des journalistes, le rapporteur a souhaité proposer trois réformes permettant de conforter leur position.
La première repose sur l'intégration des chartes d'éthique et de déontologie des journalistes au sein des textes régissant la profession, et notamment de la convention collective nationale de travail des journalistes. Il est apparu urgent au rapporteur de rendre opposables ces chartes afin de garantir le libre exercice de la profession de journaliste et la qualité de l'information.
Les deux autres mesures sont relatives à l'inscription de la protection des sources dans le droit positif français.
Il convient ainsi de préciser qu'il ne pourra être porté atteinte au droit des journalistes et à la protection de leurs sources d'information qu'à titre exceptionnel et lorsque la nature de l'infraction, sa particulière gravité, le justifient.
Il paraît également nécessaire d'étendre au domicile des journalistes les règles spécifiques applicables aux perquisitions effectuées dans une entreprise de presse, protégeant ainsi le travail des nombreux journalistes indépendants et « free-lance ».
Le rapporteur a regretté que ces deux mesures, annoncées par le précédent Garde des sceaux, n'aient toujours pas été inscrites à l'ordre du jour parlementaire. Elles constitueraient pourtant un signe fort à l'endroit d'une profession en plein doute ainsi qu'une occasion de conformer notre législation aux exigences de l'article 10 de Convention européenne des droits de l'homme.
Un débat s'est ensuite engagé.