Le Sénat est saisi du projet de loi n° 669 (2009-2010), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant la ratification du traité portant création de la force de gendarmerie européenne (FGE ou EUROGENDFOR), dont j'avais été désigné comme rapporteur, avant l'été, et dont notre collègue Alain Néri a été le rapporteur pour la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale l'année dernière.
Si l'on ne peut que se féliciter de la création de cette force de gendarmerie européenne, le projet de loi qui nous est soumis pose une question de principe, qui tient au statut et à l'usage du français au sein de cette force.
Mais avant d'évoquer ce point, je voudrais rappeler brièvement l'origine, le rôle et le fonctionnement de la force de gendarmerie européenne et vous présenter le texte sur lequel nous sommes appelés à nous prononcer.
La Force de gendarmerie européenne a été créée en 2004, à l'initiative de l'ancien ministre de la défense, Mme Michèle Alliot-Marie.
Cette force n'est pas un organisme de l'Union européenne, mais une coopération intergouvernementale, une sorte de « coopération renforcée », menée en dehors du cadre des traités, entre plusieurs pays membres de l'Union européenne qui disposent d'une force de police à statut militaire.
Les cinq pays fondateurs de cette force sont : l'Espagne, la France, l'Italie, les Pays-Bas et le Portugal. Ils ont été rejoints en 2008 par la Roumanie.
Outre ses six pays membres, la Force de gendarmerie européenne compte deux pays partenaires : la Pologne et la Lituanie. Enfin, en 2009, la Turquie s'est vu octroyer le statut d'observateur.
Je précise d'emblée que ni le Royaume-Uni, ni l'Allemagne ne font partie de la Force de gendarmerie européenne, car ces pays ne disposent pas de force de police à statut militaire.
Il s'agit là d'une spécificité que l'on retrouve surtout dans les pays de tradition latine, avec par exemple la garde civile espagnole ou l'Arme des carabiniers italiens, même si le modèle de la « gendarmerie » attire aussi de nombreux pays d'Europe centrale et orientale, comme la Pologne par exemple.
La Force de gendarmerie européenne a été créée afin de contribuer au développement de la politique européenne de sécurité et de défense, et, plus particulièrement, à l'objectif de doter l'Union européenne d'une capacité à conduire toutes les missions d'une force de police lors d'opérations de gestion de crise.
Elle peut aussi être mise à la disposition de l'ONU, de l'OSCE, de l'OTAN ou bien d'autres organisations internationales ou encore d'une coalition ad hoc.
La principale « valeur ajoutée » de la Force de gendarmerie européenne tient au fait qu'il s'agit d'une force « robuste », capable d'agir dans un environnement non stabilisé et de faire face aux différentes situations de maintien de l'ordre et de sécurité publique.
Le caractère « militaire » de cette force lui permet, en effet, d'être utilisée dans un très large spectre de missions et dans l'ensemble de l'arc de la crise, depuis la phase militaire, jusqu'à la phase de stabilisation, avec une aptitude particulière pour les situations intermédiaires entre la guerre et la paix.
Opérationnelle depuis 2006, la Force de gendarmerie européenne est engagée depuis 2007 en Bosnie-Herzégovine, dans le cadre de l'opération Althéa de l'Union européenne (132 gendarmes, dont 4 français). En 2010, elle a également été engagée à Haïti sous mandat de l'ONU (270 effectifs dont 147 gendarmes français). Depuis décembre 2009, la FGE contribue à la formation de la police afghane au sein de la mission de l'OTAN. C'est dans ce cadre que la France a engagé près de 200 gendarmes, qui assurent des missions de formation dans les écoles de police ou qui accompagnent les policiers afghans sur le terrain.
A l'image de l'OTAN, la Force de gendarmerie européenne n'est pas un corps de gendarmerie multinational. Elle ne dispose pas en propre de personnels ou d'équipements.
En effet, chaque composante de cette force reste placée sous les ordres de ses autorités nationales.
L'instance de décision est le Comité interministériel de haut niveau (CIMIN), qui est composé de représentants des ministères des affaires étrangères, des ministères de la défense ou de l'intérieur de chaque Etat membre, et qui statue à l'unanimité.
La Force de gendarmerie européenne comprend un état-major permanent, multinational, modulable et projetable, installé à Vicenza (en Italie), qui se compose d'une trentaine d'officiers et de sous-officiers supérieurs, issus des six pays participant à la force.
La répartition des différents postes fait l'objet d'une rotation égalitaire entre les six pays tous les deux ans (la France compte six officiers français insérés à l'état-major).
Elle dispose d'une capacité initiale de réaction rapide de 800 gendarmes pouvant être déployés sur un théâtre extérieur dans un délai inférieur à 30 jours. L'effectif maximal mis à la disposition de la force peut atteindre 2 300 hommes et femmes.
Les forces mises à la disposition de la force par les pays participants sont regroupées en unités, comprenant chacune environ cent vingt gendarmes. La gendarmerie française est le plus gros contributeur en personnels de la force.
La Force de gendarmerie européenne est financée par des contributions des Etats participants, selon une clé de répartition fondée sur le nombre d'officiers de la nationalité de l'Etat concerné.
En 2010, la contribution de la France s'élevait à plus de 56 000 euros sur un budget total de 290 000 euros. Cette contribution est prélevée sur le budget de la gendarmerie nationale.
S'y ajoute le coût du déploiement des gendarmes français dans les opérations, en Bosnie et en Afghanistan.
Actuellement, la Force de gendarmerie européenne repose sur une simple déclaration d'intention, signée en septembre 2004 par les ministres de la défense des cinq pays fondateurs.
Cette déclaration d'intention a été complétée depuis par plusieurs documents, comme des arrangements techniques sur les questions financières, un document relatif au statut des membres, des observateurs et des partenaires, ou encore un document relatif à la participation des Etats au processus de planification.
Toutefois, son statut juridique actuel n'est pas très clair.
Son remplacement par un véritable traité international devrait permettre de doter la Force de gendarmerie européenne d'un fondement juridique incontestable et de clarifier un certain nombre de questions d'ordre juridique, comme les droits et obligations du personnel ou encore le droit applicable lors d'opérations extérieures.
Le traité portant création de la Force de gendarmerie européenne a été signé à Velsen aux Pays-Bas, le 18 octobre 2007, par les cinq Etats fondateurs. Il comporte 47 articles.
Ses stipulations s'inspirent de la déclaration d'intention de 2004 et des arrangements techniques ultérieurs, mais elles apportent également certaines précisions utiles, par exemple en ce qui concerne les privilèges et immunités ou encore le droit applicable.
Ainsi, le statut des personnels détachés au quartier général de la force s'inspire de celui prévu pour les personnels des organisations internationales ou des représentations diplomatiques.
Ces personnels bénéficient de la plupart des privilèges et immunités, et peuvent même porter leur arme et leur uniforme, sous réserve du respect de la législation du pays hôte.
De même, les biens de la Force sont inviolables et leur accès est soumis à l'autorisation du commandant de la force.
En définitive, ce traité permet de conforter le statut juridique de la Force de gendarmerie européenne et d'apporter certaines précisions.
Il a d'ores et déjà été ratifié par les quatre autres pays signataires et il ne manque plus que la ratification par la France pour permettre son entrée en vigueur.
Le projet de loi autorisant sa ratification a déjà été adopté par l'Assemblée nationale et il nous appartient désormais de nous prononcer.
Que faut-il penser de ce traité ?
La création, à l'initiative de la France, de la Force de gendarmerie européenne me paraît être une excellente chose.
Elle illustre, en effet, l'intérêt pour un pays de disposer d'une force de police à statut militaire, à l'image de la gendarmerie nationale, en particulier dans le cadre d'opérations extérieures.
L'expérience des Balkans, comme au Kosovo par exemple, montre, en effet, qu'il existe une phase intermédiaire, entre l'action militaire proprement dite et le rétablissement de la paix, qui nécessite une action parfois « musclée » de maintien de l'ordre, pour laquelle ni les militaires, ni les policiers ne sont bien préparés et pour laquelle les forces de police à statut militaire, de type « gendarmerie » paraissent au contraire particulièrement adaptées.
Le présent traité permettra donc de conforter son statut et de clarifier certaines incertitudes juridiques.
Il présente toutefois une difficulté importante, qui tient au régime linguistique.
En effet, l'article 38 stipule - je cite : « les langues officielles de l'EUROGENDFOR sont celles des Parties. Une langue de travail commune peut être utilisée ».
Certes, cet article prévoit que toutes les langues officielles des Etats parties - comme le Français, l'Espagnol ou l'Italien - auront le statut de langue officielle au sein de la Force de gendarmerie européenne. Mais cet article ouvre la possibilité de recourir à une seule langue de travail.
Or, en pratique, c'est l'anglais qui est d'ores et déjà utilisé comme unique langue de travail au sein de la Force de gendarmerie européenne.
Ainsi, les documents publiés sur le site Internet de la Force sont uniquement disponibles en anglais.
Et, cela alors que la Force de gendarmerie européenne ne comprend pas le Royaume-Uni, ni aucun autre pays anglo-saxons, mais qu'elle ne comporte -outre les Pays-Bas - que des pays latins, comme l'Espagne ou l'Italie !
Certes, on comprend tous les avantages d'une langue de travail unique, en termes de réduction des coûts et d'efficacité. Mais n'est-il pas paradoxal, au sein d'une institution européenne qui ne comporte aucun Britannique ou Irlandais, d'encourager les gendarmes français, les gardes civils espagnols ou les carabiniers italiens à s'exprimer uniquement en anglais ?
N'aurait-il pas été préférable de prévoir la possibilité de recourir à au moins deux langues de travail, afin de garantir au français un statut comparable à celui dont il dispose au sein de l'OTAN, de l'Union européenne ou des Nations unies ?
Comme vous le savez, le français - parlé par plus de 220 millions de francophones dans le monde - dispose d'un statut reconnu dans la plupart des organisations internationales.
Le français fait ainsi partie des six langues officielles des Nations unies et il est, avec l'anglais, l'une des deux langues de travail du secrétariat général des Nations unies. Il est, avec l'anglais, l'une des deux langues officielles de l'OTAN. Il est aussi, avec l'anglais et l'allemand, l'une des trois langues officielles et de travail au sein de l'Union européenne.
Comme l'a rappelé récemment le ministre des affaires étrangères et européennes, M. Alain Juppé, lors des états généraux de promotion du français dans le monde, il convient d'être particulièrement vigilant sur la défense de ce statut et sur l'obligation faite pour les fonctionnaires français de s'exprimer en français.
Malheureusement, nous ne pouvons plus modifier le texte de la convention et nous devons soit l'approuver, soit le rejeter.
On pourrait toutefois demander au ministre un engagement afin que la France demande de revoir le régime linguistique.
Il existe, en effet, un précédent, que nous avons rencontré lors de l'examen du projet de loi autorisant la ratification des statuts de l'Agence internationale pour les énergies renouvelables IRENA.
Lors de l'examen de ce projet de loi, nous nous étions interrogés sur le fait que l'anglais ait été reconnu comme la seule langue de travail de cette agence, même si cela ne figurait pas explicitement dans le texte de la convention (il s'agissait d'un accord verbal, repris ensuite dans le règlement intérieur).
Lors du débat en séance publique au Sénat, le 16 février 2011, Mme Michèle Alliot-Marie, alors ministre des affaires étrangères, avait pris l'engagement selon lequel la France demandera d'aligner le régime linguistique d'IRENA sur celui des Nations unies, dans lequel la langue française a toute sa place. Je compte donc interroger demain le ministre de l'Intérieur, M. Claude Guéant, sur ce point.
Dans l'attente de cette audition, je vous proposerai donc de reporter notre décision sur ce projet de loi.