Je partage votre point de vue, monsieur Legendre, il faudra trouver des solutions, en faveur de cette extension de l'accès à la culture, dans un temps limité, et en faisant preuve de créativité. Nous n'en manquons pas à la commission !
L'exploitation numérique des oeuvres indisponibles est entrée dans le débat public à l'occasion de la tentative d'un opérateur privé, Google, de constituer une bibliothèque numérique universelle. Le principe initial était le suivant : Google proposait à une grande bibliothèque de numériser gratuitement les oeuvres dont elle disposait, puis la firme américaine pouvait ensuite les exploiter, en donnant accès seulement à une petite partie de l'oeuvre, dans le cadre du « fair use » américain. Or Google n'avait pas les droits sur ces oeuvres, et les bibliothèques non plus. Ces dernières ont bien acheté des ouvrages « papier », mais ne peuvent pas pour autant négocier l'exploitation des droits avec un tiers, dans un format papier ou numérique.
Le problème n'existe pas pour les oeuvres anciennes libres de droit, mais se pose avec acuité pour les livres du XXe siècle sous droit d'auteur.
Une grande partie de la production littéraire française n'est accessible que pour quelques chercheurs, sous format papier, à la BnF, ce qui est dommageable à l'accès de tous à la culture. Cet état de fait est lié à la fois aux doutes sur les titulaires des droits numériques et à la faible rentabilité économique d'une éventuelle exploitation numérique.
La seule chance de pouvoir mettre à disposition du public ces oeuvres indisponibles du XXe siècle est de confier à un acteur unique le pouvoir d'autoriser l'exploitation des droits numériques sur ces ouvrages, afin de réduire les querelles juridiques sur les titulaires de droits et de constituer un portefeuille de droits suffisamment large pour qu'il puisse être viable de les exploiter.
Google a essayé de devenir cet acteur unique, en négociant, dans un second temps, les droits avec les représentants des auteurs, mais le juge américain a souligné que cette exploitation ne pouvait pas être concédée contractuellement par de simples représentants. Il a considéré qu'une telle cession appelait l'adoption d'une loi fédérale.
La proposition de loi déposée par notre collègue Jacques Legendre répond à cette problématique, et je le félicite d'être à la pointe de l'innovation législative, en instaurant une gestion collective pour l'exploitation numérique de la production éditoriale française du XXe siècle.
Ce mécanisme repose sur un transfert de l'exercice des droits à une société de gestion collective, gérée paritairement par des représentants des auteurs et des éditeurs. Seul l'exercice du droit d'exploitation est transféré, pas celui des droits d'auteur. Un graphique, qui vous est projeté, décrit ce mécanisme.
Tout d'abord, une liste des livres indisponibles est constituée, probablement par la BnF. Pendant six mois, les auteurs et les éditeurs peuvent choisir de ne pas opter pour les mécanismes de gestion collective. L'auteur peut de droit la refuser. Dans ce cas, il pourra exploiter directement l'oeuvre s'il dispose des droits numériques ou négocier une exploitation avec son éditeur si ces droits sont partagés.
Si l'éditeur manifeste son désir de sortir de la gestion collective, il doit être titulaire du droit d'exploitation numérique ou le négocier avec l'auteur, et il dispose de deux ans pour mettre en place cette exploitation. La répartition des droits est donc contractuelle. A défaut d'exploitation dans le délai prévu, le livre rentrera dans le champ de la gestion collective. Cela protège à la fois l'auteur, dont l'oeuvre est exploitée numériquement, et le public, en raison du dégel des droits d'exploitation.
Si les auteurs ou les éditeurs ne souhaitent pas sortir du dispositif, ils entreront de droit dans la gestion collective. Deux cas sont envisagés. La société de gestion des droits propose l'exploitation exclusive de l'oeuvre à l'éditeur initial du livre. S'il accepte, il a trois ans pour exploiter les droits. Notons que la gestion de ces droits restera alors de toute façon collective avec une répartition des sommes fixée par la société de gestion. L'éditeur ne touchera directement que la marge du vendeur.
S'il n'exploite pas le livre indisponible, son exploitation sera alors proposée à tous de manière non exclusive.
Le dernier cas est celui des oeuvres pour lesquelles il n'y pas d'éditeur qui détient les droits papier. Les informations relatives aux réels titulaires des droits qui sont aujourd'hui connues, notamment par le Centre français d'exploitation du droit de la copie, devront être mises à disposition de la société de gestion. Dans ce cas, cette dernière confie à un tiers, de manière non exclusive, le droit d'exploitation.
Il sera toujours possible à l'auteur qui le souhaite de sortir du dispositif de gestion collective par une simple notification. Il peut le faire seul, s'il dispose de l'intégralité des droits papiers, ou conjointement avec l'éditeur si les droits sont partagés. Dans ce cas, l'éditeur a dix-huit mois pour exploiter l'oeuvre.
Ce mécanisme ne préjuge en rien de l'épuisement éventuel du livre. Si l'auteur ou un ayant droit fait constater l'épuisement en application des dispositions existantes du code de la propriété intellectuelle, il récupérera l'intégralité des droits sur l'ouvrage. Il serait bon qu'une disposition législative sur la caractérisation de l'épuisement numérique d'un livre soit adoptée assez rapidement.
Le droit moral de l'auteur ou de l'ayant droit n'est absolument pas remis en cause. Le droit de retrait est maintenu à tout moment.
Ce mécanisme traite de l'exploitation des oeuvres orphelines du XXe siècle, parce qu'elles sont pour la plupart incluses dans les oeuvres indisponibles. Le système prévoit que c'est à la société de gestion collective d'autoriser l'exploitation numérique des oeuvres : elle récupérera les droits au nom des auteurs ou ayants droit inconnus. La société ne sera agréée par l'État que si elle met en oeuvre des moyens sérieux d'identification des titulaires de droits. Les oeuvres orphelines postérieures à 2000 ne sont pas concernées et leur cas pourrait être traité à l'occasion de la transposition de la directive européenne sur les oeuvres orphelines actuellement en préparation.
Des exemples de gestion collective existent déjà dans le domaine du livre en France : le droit de prêt en bibliothèque et la copie privée avec la société Française des intérêts des auteurs de l'écrit (Sofia), et le droit de reproduction par reprographie avec le Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC).
Cette proposition de loi devrait ouvrir enfin l'accès aux oeuvres du XXe siècle qui ne sont plus exploitées sous la forme papier.
La titularité des droits est bien traitée. Le modèle économique sous-jacent devrait stimuler une numérisation rapide, en profitant du grand emprunt et de l'accord cadre passé entre le ministère, la BnF, la Société des gens de lettres, le commissariat général à l'investissement et le syndicat de l'édition.
Toutefois, des questions se posent encore et je souhaiterai vous proposer la semaine prochaine des amendements à ce texte au nom de la commission.
J'ai commencé à travailler sur de nombreux amendements de clarification et d'autres plus ambitieux, autour de trois grands axes.
Pour protéger les auteurs, je vous proposerai une amélioration des conditions d'opposition des auteurs à l'inscription sur la liste des oeuvres indisponibles, et le renforcement de leurs droits moraux, étant donné la brièveté du délai imparti pour contester l'exploitation de leurs oeuvres.
J'avancerai sur la question des oeuvres orphelines. On doit en effet tendre vers leur diminution et chercher les auteurs et leurs ayants droit éventuels. Leur recherche devra être avérée et sérieuse, et avec l'accord du Gouvernement, il serait sain qu'un commissaire du Gouvernement puisse être présent au sein de la ou des sociétés de gestion.
Enfin, la problématique des bibliothèques publiques devra être abordée. Ce sont les collectivités territoriales qui les subventionnent. Il paraît difficile qu'elles bénéficient du droit de présenter à tout public des oeuvres sur lesquelles elles n'ont aucun droit et dont elles ne disposeraient pas en format papier. Elles gardent « l'exception conservation » prévue par l'article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle, autorisant « la reproduction d'une oeuvre et sa représentation effectuées à des fins de conservation ou destinées à préserver les conditions de sa consultation à des fins de recherche ou d'études privées par des particuliers, sur des terminaux dédiés par des bibliothèques accessibles au public ». Afin de renforcer leurs moyens de numérisation, notamment des livres indisponibles, je souhaiterai qu'une part des « irrépartissables » de la société de gestion soit consacrée à la promotion de la lecture et à la lutte contre l'illettrisme, par analogie avec les sociétés d'auteur qui soutiennent le spectacle vivant.
Ce ne sont pour l'instant que des pistes. En attendant, je vous propose de ne pas adopter de texte de la commission, celui qui nous est présenté aujourd'hui formant ainsi la base de notre discussion en séance publique.