Intervention de Patrick Ollier

Réunion du 9 décembre 2011 à 15h10
Exploitation numérique des livres indisponibles du xxe siècle — Adoption d'une proposition de loi en procédure accélérée modifiée

Patrick Ollier, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie d’excuser le ministre de la culture, qui, à son grand regret, ne peut être présent aujourd'hui au Sénat du fait d’un déplacement à Rome prévu de longue date et qui n’a pu être reporté. Ce déplacement doit notamment lui permettre de signer avec son homologue italien une convention de la plus haute importance pour la collaboration dans le domaine de la culture entre nos deux pays.

Pour ma part, je me réjouis d’exprimer la position du Gouvernement sur une proposition de loi qui permettra de redonner vie, par une nouvelle exploitation numérique, à une grande partie de la production éditoriale du XXe siècle, devenue difficilement accessible.

Déposée dans les mêmes termes par Jacques Legendre au Sénat et Hervé Gaymard à l’Assemblée nationale, rapportée à la Haute Assemblée par Bariza Khiari, cette proposition de loi me paraît, dans son principe, susciter des positions convergentes et positives de la part des différentes composantes politiques de votre assemblée.

Ayant eu l’occasion d’étudier ces sujets quand je présidais la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, je leur porte un grand intérêt.

Les représentants de tous les groupes de votre assemblée se sont plongés dans ce sujet si essentiel pour l’avenir du livre. Je tiens d’ailleurs à saluer le travail de Marie-Annick Duchêne, qui fera tout à l’heure sa première intervention dans l’hémicycle au nom de son groupe et qui a demandé également l’inscription de ce texte à l’ordre du jour.

Je souhaite que le dialogue constructif engagé entre les différentes sensibilités de l’hémicycle puisse aboutir à un texte équilibré, qui satisfasse aussi bien les auteurs et les éditeurs que les lecteurs.

Un esprit positif a présidé depuis deux ans aux discussions entre auteurs et éditeurs sur ce texte très attendu – c’est en tout cas ce que m’a affirmé Frédéric Mitterrand –, ce qui explique son caractère parfaitement consensuel entre ces deux parties. Le consensus ira-t-il jusqu’aux deux assemblées ? Je le souhaite de tout cœur.

De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’adapter le droit à la modernité sans en remettre en cause les principes fondateurs. Cela ne doit pas être impossible dans un climat de consensus.

Je tiens d'ailleurs à remercier Mme la rapporteure et l’ensemble de la commission du travail extrêmement positif accompli par ses membres, qui nous a permis de totalement surmonter les différences d’appréciation existant entre nous. Nous avons globalement trouvé un accord, puisque, sur les trente-cinq amendements déposés, le Gouvernement s’est déclaré favorable à vingt-six d’entre eux, ce qui n’est pas si mal, et qui prouve combien le travail engagé a été positif.

Le bon climat qui a prévalu afin – je l’espère – que ce texte aboutisse nous a conduits, en accord avec Mme la rapporteure, à engager la procédure accélérée. En effet, si vous voulez avoir la certitude que ce texte sera définitivement voté avant la fin de la législature, le 22 février 2012, nous devons, compte tenu de la multitude de textes qu’il reste encore à examiner, recourir à cette procédure. Je vous remercie d’en avoir accepté le principe compte tenu du peu de temps utile qu’il nous reste avant la suspension des travaux parlementaires.

L’Assemblée nationale risque de ne pouvoir se saisir de ce texte avant la fin du mois de janvier 2012, ce qui justifie encore plus la méthode que je viens d’indiquer.

Cette proposition de loi répond aux objectifs que nous souhaitons atteindre en matière de politique culturelle à l’ère numérique : développer une offre légale abondante de contenus culturels accessibles en ligne dans des conditions respectueuses du droit d’auteur et encourager le développement durable du marché du livre numérique.

En effet, si internet offre des perspectives inédites pour la diffusion des connaissances et de la création, le maintien et la promotion de la diversité culturelle sur les réseaux exigent des efforts, de la part des États, pour assurer la présence de corpus de textes variés dans des langues autres que l’anglais.

La France a joué un rôle de précurseur en Europe pour l’élaboration de politiques publiques de numérisation, fondées sur une intervention volontariste des États. Elle a alloué des fonds importants à des programmes de numérisation des imprimés du domaine public et des collections les plus contemporaines.

Cependant, les œuvres du XXe siècle, toujours protégées par le droit d’auteur, n’ont à ce jour fait l’objet d’aucun projet ambitieux de numérisation. Cette situation est due aux difficultés particulières que soulèvent ces œuvres. D’une part, en effet, la titularité des droits numériques est très difficile à établir, car, jusqu’à une date récente, les contrats d’éditeurs ne prévoyaient pas de façon suffisamment explicite d’autres modes d’exploitation que celui de l’imprimé. D’autre part, les perspectives de retour sur investissement de la numérisation de ces œuvres par les éditeurs sont très difficiles à établir et rendent ce type d’entreprise très risqué. Il est donc nécessaire de nous adapter aux progrès du numérique.

La question est d’importance, car ces livres devenus indisponibles dans le commerce de librairie représentent un corpus considérable, de 500 000 à 700 000 titres, selon des estimations grossières. C’est autant que les références aujourd’hui commercialisées par les éditeurs. Une bonne partie de notre patrimoine éditorial du XXe siècle échappe ainsi à toute valorisation numérique.

La proposition de loi de M. Legendre permet de résoudre la difficulté principale liée à la titularité des droits par l’établissement d’une gestion collective des droits numériques pour les œuvres indisponibles du XXe siècle.

À l’inverse des modèles fondés sur la gratuité de l’accès, qui opèrent une rupture brutale avec le système d’autorisation prévu par la législation sur le droit d’auteur, le système de gestion collective envisagé dans cette proposition de loi, contrairement à ce que l’on entend, permet de respecter les grands principes du droit d’auteur : le droit de propriété des ayants droit est préservé, ceux-ci ont la possibilité de sortir de la gestion collective et leur rémunération est assurée en cas d’exploitation de l’œuvre. Les auteurs et les éditeurs pourront ainsi se réapproprier leurs droits sur les œuvres indisponibles et décider de leur exploitation numérique.

Le Gouvernement est favorable à cette orientation, car, de manière générale, il est très attaché au fait que les ayants droit soient placés au premier plan de la valorisation et de l’exploitation numérique des œuvres. En effet, il est opportun de favoriser le développement d’une économie numérique dans laquelle les acteurs de la création conservent le contrôle de l’exploitation des œuvres. C’est le sens de la loi du 26 mai 2011 sur le prix du livre numérique.

La gestion collective est le premier pilier de la réponse apportée au problème complexe posé par la réexploitation des œuvres devenues indisponibles. Cette étape est indispensable. L’impossibilité de numériser ces livres en raison du caractère mal établi des droits qui y sont attachés est, en effet, incompréhensible pour la grande majorité des lecteurs ; ces derniers, habitués aujourd’hui par l’internet à bénéficier d’un accès global à toutes les œuvres, ne peuvent comprendre ni accepter de voir l’offre numérique bridée pour d’obscures raisons. Par conséquent, la création d’un mécanisme innovant permettant de régler la question des droits évitera que ces œuvres ne fassent l’objet d’appropriations privées incompatibles avec le droit d’auteur, voire de piratage, et ce au bénéfice du développement de l’offre légale.

Néanmoins, la gestion collective ne suffit pas à garantir à elle seule l’accès à ce corpus. Encore faut-il que les livres puissent être numérisés. Comme le nombre de références se compte en centaines de milliers, l’entreprise de numérisation est de niveau industriel et nécessite des moyens financiers et humains qui dépassent la capacité de nos acteurs économiques nationaux, fussent-ils de la taille de nos grands groupes d’édition.

Pour donner la garantie que les livres indisponibles au format imprimé redeviennent accessibles au format numérique, il fallait accoter la gestion collective à un ambitieux volet financier ; nous avons proposé à cette fin d’articuler cette réforme du code de la propriété intellectuelle au volet numérique des investissements d’avenir et de l’emprunt national. C’est le second pilier du projet, qui apparaît ainsi dans toute sa cohérence.

C’est pourquoi, parallèlement aux négociations menées entre auteurs et éditeurs sur le terrain des droits, d’importantes discussions ont été poursuivies avec M. René Ricol, le commissaire général à l’investissement, afin d’articuler les deux aspects de ce projet. Un protocole d’accord a été signé le 1er février 2011 entre toutes les parties prenantes – auteurs, éditeurs, BNF, ministère de la culture et de la communication, Commissariat général à l’investissement – afin d’assurer la viabilité économique et financière de l’entreprise.

Le recours aux investissements d’avenir pour asseoir ce projet sur le long terme présente de nombreux avantages. Cela est parfaitement cohérent avec la stratégie affichée par le ministère de la culture et de la communication en matière de numérisation.

Je rappelle, tout d’abord, que les livres concernés sont particuliers : ils sont toujours protégés par le droit d’auteur, mais ils ne sont plus disponibles que pour les usagers des bibliothèques publiques et, plus spécialement, pour les lecteurs de la Bibliothèque nationale de France, qui les conserve tous puisqu’elle bénéficie du dépôt légal. Il s’agit donc de livres à mi-chemin entre les livres de notre patrimoine et ceux qui sont commercialisés. La bonne approche pour numériser et diffuser ce corpus est donc le partenariat public-privé ; les investissements d’avenir offrent un cadre adapté à ce partenariat.

Je précise, ensuite, qu’un tel mécanisme donne un rôle central à la Bibliothèque nationale de France, qui est une cheville ouvrière essentielle du projet. À l’heure où la constitution de vastes bibliothèques numériques devient un enjeu culturel de première importance, notre grande institution nationale trouve là un moyen de prendre une avance considérable en la matière. Ce projet lui donne les moyens légaux et financiers de procéder sur le long terme à la numérisation d’une partie très importante de ses collections, alors qu’elle était jusqu’à présent limitée au domaine public.

Grâce au projet des œuvres indisponibles et aux crédits alloués chaque année par l’État à la numérisation du patrimoine de la BNF, la bibliothèque numérique Gallica pourra devenir la base de données la plus complète au monde en références françaises, en donnant accès à toute notre production éditoriale, de l’invention du livre imprimé jusqu’à la fin du XXe siècle. Nous pouvons nous féliciter d’avoir obtenu ce remarquable résultat pour les lecteurs du monde entier, car, rappelons-le, ce projet leur est avant tout destiné.

La constitution d’un partenariat public-privé, s’il donne un rôle important à la BNF pour la numérisation et l’exposition des œuvres, doit reposer, du côté privé, sur l’acteur naturel de l’exploitation des livres, qu’ils soient imprimés ou numériques, à savoir l’éditeur. À cet égard, le droit de préférence accordé à l’éditeur d’origine dans la proposition de loi semble parfaitement légitime. Non seulement ce droit de préférence permet d’éviter que ne survienne une dépossession totale des œuvres au profit de grands opérateurs de l’internet, mais il remplit aussi une fonction pédagogique en confiant une responsabilité particulière aux éditeurs qui devrait les inciter à jouer pleinement leur rôle dans l’économie numérique.

Actuellement, les modèles économiques s’inventent encore. Les bibliothèques voudraient, à raison, que les éditeurs leur fassent d’autres propositions sur le numérique. Les œuvres indisponibles permettront aux éditeurs d’explorer des modèles novateurs pour proposer des offres intéressantes aux bibliothèques.

Par ailleurs, il convient de rappeler que les livres deviennent indisponibles en raison de l’irrationalité économique pour l’éditeur à envisager une réédition en version papier, compte tenu des faibles perspectives de ventes attendues. Or le numérique, grâce à des coûts de diffusion peu élevés, offre une opportunité d’envisager une nouvelle diffusion de ces œuvres. Dans ce cadre, il est légitime de permettre aux éditeurs d’origine d’assurer, s’ils le souhaitent, cette nouvelle diffusion. Par exemple, et je pense que vous serez d’accord avec moi, mesdames, messieurs les sénateurs, je n’imaginerais pas de voir les anciens livres du catalogue Gallimard être diffusés par un opérateur tiers.

Madame la rapporteure, nous en avons discuté ensemble avant-hier, il y a un accord parfait entre le Gouvernement et la commission sur ce point, comme d’ailleurs sur la quasi-totalité des amendements que vous avez déposés.

Le seul point de nuance qui pourrait subsister entre nous est relatif à votre préoccupation d’imposer le principe d’une exploitation exclusivement gratuite pour les œuvres dont la société de gestion collective n’aurait pas retrouvé les auteurs au terme d’une période de dix ans.

Le problème ne porte pas sur le fond, car vous soulevez une question importante avec cet amendement, dont le Gouvernement reconnaît l’esprit généreux et objectif ; nous ne sommes d’ailleurs pas en désaccord avec les perspectives que vous proposez. Cependant, nous craignons les effets collatéraux négatifs que cet amendement pourrait engendrer, car l’interdiction de percevoir une rémunération n’est pas de nature à encourager l’exploitation et la diffusion de ces œuvres, y compris d’ailleurs sous des formes innovantes, telles que des bouquets thématiques ou des corpus éditorialisés, alors que c’est l’objet même de la proposition de loi.

S’agissant d’œuvres encore sous droits et dont on connaît l’éditeur, cette interdiction soulève également une difficulté majeure au regard des principes du droit d’auteur. À cela, s’ajoute le fait que ces livres seraient paradoxalement soumis à un régime plus strict que ceux tombés dans le domaine public, qui peuvent faire l’objet d’exploitation marchande et permettre d’apporter des ressources propres aux bibliothèques.

Madame la rapporteure, je veux être clair avec vous avant que nous ne commencions à discuter des amendements : nous sommes d’accord presque sur tout, mais le Gouvernement a de fortes interrogations sur le point que je viens de soulever. J’espère que les travaux des deux assemblées permettront d’avancer sur cette question.

Mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi enfin de m’exprimer sur un autre sujet évoqué lors des débats au sein de la commission de la culture. En effet, la proposition de loi de M. Legendre, qui, je le rappelle, constitue une solution exceptionnelle à un problème lui-même exceptionnel, entre en résonance avec la question du contrat d’édition à l’ère numérique.

À cet égard, je souhaite préciser que la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui ne permet pas d’apporter de réponse à l’importante question qui est celle de l’adaptation du code de la propriété intellectuelle, plus spécialement des dispositions relatives au contrat d’édition, à l’univers de la diffusion numérique. Il s’agit non pas de trouver une solution à l’équilibre du contrat liant un auteur à un éditeur pour la diffusion numérique des œuvres, mais d’apporter une réponse à l’exploitation des œuvres du XXe siècle devenues indisponibles, c’est-à-dire à un problème circonscrit et à un corpus d’œuvres fini dans le temps, qui, au demeurant, s’amenuise chaque année, des titres tombant dans le domaine public.

La question plus générale du contrat d’édition et de son adaptation au numérique fait l’objet d’une réflexion spécifique de la part du ministère de la culture, à laquelle est associé le Parlement, dans le cadre d’une commission spécialisée du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique : il importe que la réflexion à ce sujet puisse se poursuivre dans ce cadre et aboutir à des conclusions.

Je dois dire à cet égard que les travaux de ce groupe avancent très correctement et que les deux années de discussion entre auteurs et éditeurs sur les œuvres indisponibles ont eu incontestablement des vertus pédagogiques : elles ont permis aux parties d’échanger de manière constructive sur les modalités d’exploitation des nouveaux livres numériques.

Pour conclure, je tiens à souligner de nouveau l’intérêt du Gouvernement pour la proposition de loi de M. Legendre : elle devrait permettre aux signataires du protocole d’accord du 1er février 2011 de travailler à la mise en place d’un modèle soutenable pour un projet industriel lourd qui contribuera significativement au développement de l’économie numérique dans notre pays et à la présence des contenus culturels et scientifiques français sur internet.

Nous avons travaillé dans un climat harmonieux pour faire évoluer la loi dans un sens tout à fait positif, ce qui est tout à l’honneur du Gouvernement et du Parlement.

II est incontestable que, avec ce dispositif, suivi de près par la Commission européenne, notre pays aura accompli un pas décisif pour adapter le droit d’auteur, dans un contexte consensuel, au plein développement d’une économie numérique de la créativité et de l’innovation.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion