Intervention de Cécile Cukierman

Réunion du 9 décembre 2011 à 15h10
Exploitation numérique des livres indisponibles du xxe siècle — Adoption d'une proposition de loi en procédure accélérée modifiée

Photo de Cécile CukiermanCécile Cukierman :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le livre numérique représente une véritable opportunité culturelle. Il porte en lui l’espoir d’une diffusion plus large des savoirs et d’un accès universel à la culture par la révolution de ses modes d’élaboration et de diffusion. Il n’en reste pas moins porteur de danger, car ce mythe d’universalité s’accompagne de la tentation de la gratuité, ce qui soulève la question de l’équilibre entre les droits d’auteur et l’accès du public à la culture.

La numérisation des livres est devenue une nécessité, sans quoi une partie des livres pourrait sombrer dans l’oubli, mais elle doit s’effectuer dans les conditions nécessaires au respect des droits moraux et patrimoniaux des artistes. La numérisation des œuvres épuisées est, à ce titre, un enjeu fondamental. Elle constitue un obstacle aux grands projets de numérisation, tels que le portail du patrimoine culturel Europeana, ainsi qu’à la numérisation des collections des bibliothèques.

Ces œuvres n’en sont pas moins porteuses de potentiel économique : rien qu’en France, on estime qu’elles sont au nombre de 500 000, voire de 700 000 si l’on retient le chiffre avancé par M. le ministre. Google l’a d’ailleurs bien compris. Avec Google Books, ont été effectuées des tentatives de numérisation massive de ces œuvres, sans qu’ait été recueilli au préalable le consentement des ayants droit ou que des recherches aient été effectuées si ces derniers sont inconnus, afin de les commercialiser. Avec le système dit de l’opt out, il reviendrait aux titulaires de s’y opposer. Or ce système a été condamné par le juge américain comme attentatoire aux fondements du droit d’auteur.

À la suite des procès Google, des réflexions se sont donc engagées pour trouver des modèles juridiques et économiques permettant de numériser les œuvres épuisées sous droits. La Commission européenne a adopté, le 24 mai 2011, une proposition de directive européenne sur les seules œuvres orphelines : une bibliothèque, un musée, des archives seront chargés d’effectuer une recherche approfondie pour retrouver le détenteur du droit d’auteur avant de produire une version numérique. Si le détenteur du droit ne peut être identifié ou localisé, l’œuvre pourra être mise en ligne sans autorisation préalable, jusqu’à ce que le propriétaire soit identifié et retrouvé.

Cette proposition de loi vise donc à résoudre la question plus vaste de la numérisation des œuvres dites « indisponibles », faisant suite à l’accord-cadre signé le 1er février 2011 par le ministre, la Société des gens de lettres et le Syndicat national de l’édition. Cette proposition de loi est souhaitable, mais elle nous semble devoir être précisée sur certains aspects.

La notion d’œuvres indisponibles est assez imprécise. La proposition de loi crée une nouvelle notion, alors qu’existe dans le code celle d’œuvres épuisées. Quand une œuvre est épuisée, l’éditeur est considéré comme ayant manqué à l’une des obligations découlant des contrats d’édition : l’exploitation permanente et suivie, ce qui peut entraîner la résiliation du contrat à la demande de l’auteur et le retour de ses droits. Cette nouvelle définition de livre « indisponible » pourrait être un obstacle à la procédure de récupération des droits par l’auteur au titre du manquement par l’éditeur à ses obligations de diffusion de l’œuvre.

Par ailleurs, si la proposition de loi entend par œuvres indisponibles les œuvres sous droits non disponibles commercialement, elle englobe des œuvres orphelines sans pour autant les traiter spécifiquement. La loi doit pourtant définir cette notion. En l’absence de définition, un régime unique s’applique, excluant la recherche des ayants droit des œuvres orphelines que le projet de directive européenne prévoit pourtant.

Notons également que la proposition de loi s’inscrit dans la logique de l’opt out, au titre duquel Google a été condamné : l’autorisation préalable des auteurs n’est pas requise, mais ces derniers ont la possibilité de demander le retrait a posteriori. Les garanties accordées aux auteurs sont insuffisantes. Alors qu’aucun accord préalable de l’auteur ni de l’éditeur n’est requis, ils ne disposent que de six mois pour s’opposer.

Il est intéressant de mettre ce dispositif en parallèle avec le droit de représentation, qui est actuellement encadré par l’article L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle, aux termes duquel la numérisation d’une œuvre pour sa communication au public doit obtenir le consentement exprès de l’auteur. Cette proposition de loi crée donc une exception.

Quant aux œuvres orphelines, alors qu’aucune recherche préalable des ayants droit n’est effectuée, ces derniers ne peuvent par définition s’y opposer. Le délai de six mois nous semble donc insuffisant, d’autant que les auteurs et les éditeurs ne sont pas informés de l’inscription au registre. Il leur appartient de s’en informer pour pouvoir éventuellement exercer, par la suite, leur droit d’opposition à la reproduction de l’œuvre par la société de gestion collective.

Ce faisant, la proposition de loi favorise les éditeurs au détriment des auteurs : il est de fait plus facile pour eux de suivre les inscriptions au registre. Si la Société des gens de lettres affirme qu’elle prendra en charge l’information de ces auteurs, cela n’est pas obligatoire et ne couvre en aucun cas tous les auteurs. Ce déséquilibre d’information entraîne la possibilité de récupération d’un droit d’exclusivité sur une œuvre perdu par l’éditeur. Cela donne de fait des droits numériques à l’éditeur avec qui a été passé un contrat d’exploitation à l’origine imprimée.

Si les contrats d’édition ne le prévoient pas, l’auteur doit être consulté et avoir la possibilité de conclure un contrat d’édition numérique avec un autre éditeur. Il ne faudrait pas en effet que la proposition de loi devienne un obstacle à la procédure de récupération des droits de l’auteur par une reconduction automatique des contrats d’édition.

Enfin, l’auteur possède un droit de repentir ou de retrait qui lui permet de faire cesser l’exploitation de son œuvre ou des droits cédés, à condition d’indemniser l’éditeur. Ce droit doit pouvoir être exercé par l’auteur sur ces œuvres numériques. De même, l’auteur doit pouvoir disposer d’un droit à l’oubli qui lui permet de refuser la numérisation de son œuvre, sans conditions.

Pour conclure, je dirai que cette proposition de loi est effectivement utile. Elle trouve une solution à la numérisation massive des œuvres du XXe siècle sous droits et indisponibles.

Toutefois, je l’ai dit, elle présente à ce jour et en l’état quelques insuffisances qu’il nous faut combler. Elle est en effet au carrefour des auteurs, des éditeurs et des lecteurs. C’est pourquoi nous la voterons, à condition que les amendements relatifs aux œuvres orphelines et au renforcement de la protection des auteurs soient adoptés, ce que laisse présager l’avis favorable donné par la commission aux différents amendements proposés par la rapporteure.

Néanmoins, une question demeure. À la suite des procès Google, des accords de numérisation ont finalement été conclus entre l’entreprise et de grands éditeurs français. Nous devons donc nous interroger sur la portée de la future loi, et nous resterons vigilants pour éviter son contournement par des accords de ce type.

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