Intervention de Dominique Gillot

Réunion du 9 décembre 2011 à 15h10
Exploitation numérique des livres indisponibles du xxe siècle — Adoption d'une proposition de loi en procédure accélérée modifiée

Photo de Dominique GillotDominique Gillot :

La proposition de loi part du constat que, à l’heure du développement numérique, sont disponibles, dans ce format, soit les œuvres littéraires publiées après le 1er janvier 2000, qui font l’objet d’un double contrat d’édition, papier et numérique ; soit des œuvres qui ne sont plus protégées par le droit d’auteur, publiées entre le XVe siècle et le début du XXe siècle. Un vide regrettable existe donc pour les œuvres du XXe siècle qui sont encore protégées par le droit d’auteur, mais pour lesquelles les contrats n’ont pas prévu d’exploitation numérique ; ce vide est d’autant plus regrettable que les œuvres en format papier sont souvent épuisées et que leur réédition n’est pas envisagée par les éditeurs, compte tenu du coût qu’elle représenterait au regard d’un intérêt commercial non exploité.

Les enjeux liés à la proposition de loi sont multiples.

La démocratisation culturelle est le premier de ces enjeux. La numérisation et l’exploitation des livres indisponibles, la mise à disposition de ces œuvres sur les réseaux numériques, élargissent au grand public un accès qui n’était jusqu’alors ouvert qu’aux chercheurs, pour des raisons légitimes de rareté et de fragilité des livres en question. La proposition de loi évite un risque de monopole qui, animé par une utilisation mercantile des livres numérisés, limiterait l’accès à certaines œuvres.

La préservation de notre patrimoine est le deuxième enjeu de ce texte. La numérisation des œuvres indisponibles sous droits, qu’elles soient orphelines ou non, reste encore un défi et l’archivage numérique de tout notre patrimoine littéraire reste un objectif difficile à atteindre, sans préjudice de la compétence légale de la Bibliothèque nationale de France. Là encore, on ne peut écarter le risque qu’une hiérarchisation invisible des œuvres par le marketing n’en impose une sélection non objective. Par exemple, chez Google, des livres apparaissent en tête des résultats de recherche en fonction de critères inconnus : la possibilité de biaiser la recherche et de faire disparaître certains titres représente bien un risque réel.

Autre sujet : la vie numérique n’est pas éternelle. Google, entreprise commerciale, peut décider de mettre fin à son programme Google Books, ou revendre son corpus, sans compter une faillite qui n’est jamais à exclure dans le domaine du commerce. Du jour au lendemain, nous pourrions nous trouver privés d’accès aux livres numériques ! La culture, le savoir et l’accès aux livres sont autant de sujets d’intérêt général qui doivent être traités comme tels, et non abandonnés à des contrats privés.

Un troisième enjeu de la loi est de réguler les pratiques qui seraient en infraction à notre droit et qu’il faut encadrer pour éviter des dérives. Il est aujourd’hui nécessaire que le législateur intervienne pour éviter que ne se perpétuent les atteintes au droit d’auteur, qui doit être respecté, sans être accusé de constituer une entrave au développement de la société de l’information et de la connaissance.

Autre enjeu : la protection et la valorisation des droits des auteurs et des éditeurs, car l’essor du numérique remet en cause leurs intérêts, comme c’est le cas pour la musique et le cinéma. De fortes menaces pèsent sur le livre, la loi doit y apporter des solutions attendues.

Le dernier enjeu est financier. Le volume des fonds publics mis à disposition au titre du grand emprunt, 750 millions d’euros, impose la définition d’une base juridique à l’accord-cadre relatif à la numérisation et l’exploitation des livres indisponibles signé le 1er février dernier, d’autres l’ont rappelé avant moi.

Cet accord vise à permettre l’exploitation, sous forme numérique, de 500 000 livres du XXe siècle encore protégés, mais plus commercialisés en France. La numérisation sera effectuée à partir des collections conservées au titre du dépôt légal par la BNF, sur la base Gallica. Le pari est fait de la viabilité du modèle économique du système, selon le principe de la « longue traîne ». En effet, on peut escompter, sans risque, un phénomène d’accélération, du fait de cette législation, à l’avantage de l’éditeur et de l’auteur, par la fluidification et le raccourcissement des délais. Il faudra cependant que le mode de relation avec les auteurs et les éditeurs soit bien établi par le décret d’application.

Pour le groupe socialiste-EELV, cette proposition de loi va dans le bon sens pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, le texte garantit la sécurité juridique nécessaire à l’exploitation numérique des œuvres indisponibles du XXe siècle en lui donnant un cadre légal qui faisait jusqu’ici défaut, et il ne crée pas de nouvelle exception.

Ensuite, le dispositif proposé respecte un équilibre relatif entre les intérêts des auteurs, des éditeurs et du public.

Les auteurs auront la possibilité de pouvoir être lus à nouveau. Leur droit moral n’est pas remis en cause, puisqu’ils jouiront de la liberté de refuser la numérisation de leur livre ; avec leurs éditeurs, ils disposeront d’un droit à s’opposer à la gestion collective d’une œuvre indisponible dont ils restent titulaires des droits. Ce droit est protecteur des auteurs, à double titre, contre les pratiques des éditeurs qui ont coutume de ne pas procéder à réédition, une fois l’œuvre épuisée, ou qui ne tiennent pas compte du refus des auteurs qui ne souhaiteraient pas voir exploiter leur œuvre en mode numérique.

Les éditeurs disposeront d’un nouveau cadre pour assurer l’exploitation numérique des œuvres indisponibles et bénéficieront ainsi de nouvelles opportunités commerciales.

Les lecteurs, quant à eux, pourront redécouvrir, voire découvrir des œuvres dont ils sont privés actuellement.

Ces points positifs énoncés, le groupe socialiste-EELV émet quelques réserves, qui peuvent être levées aisément sans trahir l’esprit du texte initial.

Le cas des œuvres orphelines, dans le texte, est inclus dans celui des œuvres indisponibles. La définition proposée ne les distingue pas de ces dernières. Il faudrait prévoir un régime ad hoc pour ce type d’œuvres. En effet, le code de la propriété intellectuelle ne comprend pas, pour l’heure, de définition de l’œuvre orpheline.

En attente de la transposition d’une directive européenne, la proposition de loi déposée en 2010 par Marie-Christine Blandin et les membres du groupe socialiste, adoptée par le Sénat, visait à introduire une disposition précise dans le code de la propriété intellectuelle, selon laquelle la recherche des ayants droit devait faire l’objet d’une recherche diligente, c’est-à-dire avérée et sérieuse.

Aujourd’hui, le groupe socialiste souhaite que cela se fasse sous le contrôle des pouvoirs publics et serait favorable à une mise à disposition gratuite des œuvres, au terme d’une recherche infructueuse après un délai significatif, aux bibliothèques publiques.

S’agissant de l’organisme qui sera chargé de créer la base de données publique, mentionné à l’alinéa 4 de l’article 1er, on peut noter le grand flou de sa nature juridique et de sa composition, ainsi que des modalités de son fonctionnement.

Comment sera assurée la publicité de la base de données ? Nous souhaitons que la loi soit plus précise à cet égard ; elle pourrait ainsi donner la responsabilité de la base de données à la Bibliothèque nationale de France. Il reviendrait à celle-ci, avec le ministère, de garantir l’accessibilité de la base de données à tous les opérateurs susceptibles d’être intéressés. Il faudra aussi assurer un droit d’appel aux auteurs et aux ayants droit leur permettant de réclamer l’intégration d’une œuvre qui aurait été omise dans la base de données, ce que ne prévoit pas la loi aujourd'hui.

Dans l’accord-cadre, la plate-forme de diffusion des livres numérisés n’est évidemment pas définie dans le texte. Le portail Gallica, géré par la BNF, procédera au référencement à l’index qui constituera le catalogue exhaustif des livres indisponibles. Nous veillerons à ce que soient adaptés les moyens de fonctionnement à proportion des charges supplémentaires relatives à cette mission.

Le groupe socialiste s’interroge sur les modalités de répartition des sommes en jeu.

Pour les auteurs, nous souhaitons que leurs conditions de rémunération fassent l’objet de garanties intangibles. Nous serons attentifs à ce que le décret d’application précise les conditions d’une répartition équitable des droits entre auteurs et éditeurs, ainsi que de la bonne utilisation des « irrépartissables ».

En allouant une partie du grand emprunt au fonds national pour la société numérique, le Gouvernement fait le pari de la viabilité économique de l’exploitation des livres numérisés, selon le modèle de la longue traîne. Un retour sur investissement étant indispensable, le décret devra également prévoir les conditions dans lesquelles chaque bénéficiaire des investissements contribuera au remboursement de l’emprunt.

Au total, quel sera le prix du livre numérisé ? À quel niveau sera-t-il taxé pour rémunérer l’éditeur, l’auteur, la société de gestion collective, la société numérisant les livres et le remboursement du grand emprunt ? Le livre redevenant disponible sur le marché, il pourra être consulté, loué, acheté, voire commandé en impression à la demande. Comment sera rémunéré ce circuit ?

Les sénateurs socialistes tiennent aussi à considérer la situation des bibliothèques publiques. Je rappelle que le fonctionnement des bibliothèques publiques dépend des collectivités territoriales. Même si elles disposent toujours de l’exception conservation, qu’en sera-t-il de leur capacité à proposer des livres indisponibles numérisés dès lors qu’ils retrouveront une valeur commerciale, quand bien même elles conserveraient un exemplaire papier dans leur fonds ?

Les revenus « irrépartissables » de la société de gestion collective devraient en partie être dédiés à la promotion de la lecture publique, via un fonds qui serait accessible, suivant certains critères et une évaluation, aux collectivités territoriales, afin de soutenir des actions ciblées d’animation des lieux de lecture, véritables lieux de lien social et de progrès partagé, d’accès aux livres des publics les plus éloignés, de promotion de la lecture et de l’écriture, de renforcement du lien auteur-lecteur.

Bref, nous souhaitons, enfin, que l’application de cette loi fasse l’objet d’un suivi particulier.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, l’accès le plus ouvert à la culture la plus large et au savoir le plus vaste est un moteur du désir humain. Ainsi Jorge Luis Borges, dans La Bibliothèque de Babel, écrit-il : Après le “bonheur extravagant” lié à l’annonce de la bibliothèque universelle, « succéda comme il est naturel une dépression excessive. La certitude que quelque étagère […] enfermait des livres précieux, et que ces livres précieux étaient inaccessibles, sembla presque intolérable ».

Avec cette proposition de loi, monsieur Legendre, plus aucun livre ne devrait rester inaccessible ! La France est pionnière pour donner un cadre juridique stable et protecteur au livre, ce qu’avait déjà permis la loi Lang en 1981. Elle fonde et accompagne le changement d’attitude des opérateurs, qui ont abandonné leur arrogance conquérante et recherchent eux-mêmes le cadre qui légitimera leur activité.

Nous sommes favorables au développement de la société de l’information et de la connaissance. Nous prônons un internet transparent et respectueux. Il ne faut pas freiner ce mouvement inexorable vers le numérique, porteur de croissance, d’emplois et, en l’espèce, de diffusion de la culture.

Sous réserve de l’adoption des amendements qui seront présentés pour apporter au texte les précisions nécessaires, le groupe socialiste-EELV votera cette proposition de loi.

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