Intervention de Richard Tuheiava

Réunion du 18 janvier 2012 à 14h30
Conséquences environnementales des essais nucléaires français en polynésie française — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Richard TuheiavaRichard Tuheiava, auteur de la proposition de loi :

Monsieur le président, monsieur le ministre de la défense, monsieur le président de la commission de l’économie, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, bâtir la relance d’une nation, après la Seconde Guerre mondiale, sur un crime environnemental et sanitaire, est-ce vraiment « bâtir » ?

Bâtir un ambitieux « programme de défense nationale » sur une vaste escroquerie sanitaire et environnementale, est-ce vraiment « bâtir » ?

Aux yeux de beaucoup, j’en suis conscient, un tel propos paraîtra probablement excessif. Et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’est agi, de 1963 à 1998, en Polynésie française.

Sacrifier une identité autochtone ainsi qu’une structure sociétale insulaire préexistante sur l’autel de la dissuasion nucléaire, ou même sur l’autel de la paix mondiale, est-ce « bâtir » ?

Peut-on oser faire croire aux Polynésiens que la France a « offert » une contrepartie suffisante de ce qu’elle a fait sur leur territoire pendant quarante ans avec la manne financière des années 1960 à 2000, alors qu’on leur dissimule encore les gigantesques retombées économiques des applications technologiques de pointe – militaires, puis civiles – développées grâce au centre d’expérimentation du Pacifique, le CEA, mais surtout alors qu’on a dissimulé soigneusement au plus grand nombre les conséquences sanitaires et environnementales réelles de ce qui s’est passé là-bas ?

Les ingrédients sont là : une nation en reconstruction, une vision politique implacable, des colonies disparates, des populations locales que leur ignorance des données rendait vulnérables, un mensonge d’État, des agressions environnementales perpétrées à cent quatre-vingt-treize reprises, des maladies frappant de très nombreuses personnes, une manne financière, la raison d’État, un silence de mort, avant la mort en silence de milliers de vétérans et anciens travailleurs.

Et puis, au bout de quarante-huit ans, la reconnaissance, du bout des lèvres, des méfaits sanitaires, assortie d’un noyautage budgétaire de leurs conséquences.

J’ose l’affirmer du haut de cette tribune, afin que ce propos soit consigné dans le procès-verbal de la Haute Assemblée et que tous les Français puissent en avoir connaissance : en Polynésie française, nous sommes passés à quelques millimètres d’un véritable crime contre l’humanité !

Pendant ce temps-là, à vingt mille kilomètres, une grande nation se gonfle d’orgueil, s’arme, procède à des recherches, commerce – beaucoup – et contient sa dette publique grâce à une énergie redoutable – le nucléaire – dont l’expertise a été en partie développée à partir d’expérimentations réalisées chez cet « autre », en Polynésie, au loin, « là-bas »…

Voilà deux ans, dans ce même hémicycle, nous discutions des essais nucléaires français, mais en envisageant seulement leurs conséquences sanitaires, à l’occasion de la création d’un dispositif d’indemnisation des victimes, un dispositif dont l’inefficacité pratique ne fait plus aujourd’hui aucun doute. De surcroît, les aspects environnementaux avaient malheureusement été occultés dans le projet du Gouvernement qui aboutira à la si controversée loi du 5 janvier 2010.

À notre grand dam, le ministre de la défense de l’époque a très vite cédé sous le joug de l’arbitrage de Matignon et sous la terrible pression de Bercy, pour finalement assister, sous nos yeux révoltés et les siens impuissants, à la désagrégation aussi minutieuse qu’implacable du contenu de son projet de loi.

Ne traiter que le seul aspect sanitaire des conséquences des expérimentations nucléaires françaises, ce n’est pas, pour l’État français, assumer « sa pleine responsabilité » contrairement à ce que déclarait fièrement le ministre de la défense de l’époque.

Ainsi, la présente initiative parlementaire a pour objet de pallier cette carence du Gouvernement de la République française. Je tiens à remercier mon groupe, ainsi que tous ceux qui soutiennent ce soir sa démarche, de permettre que soit aujourd’hui examinée cette proposition de loi qui, j’en suis convaincu, fera honneur au Sénat tout entier, malgré les obstacles que l’on s’efforce de dresser ici et là. Et j’espère que c’est bientôt le Parlement français tout entier que l’adoption de ce texte honorera, quand l’Assemblée nationale aura, elle aussi, approuvé cet élan écologique en faveur de la Polynésie française.

De quoi s’agit-il au juste ?

Toute expérimentation nucléaire en milieu naturel, quelle qu’elle soit et à quelque motivation qu’elle réponde, est et restera une terrible agression environnementale et humaine.

Le comité du patrimoine mondial de l’UNESCO a accepté d’inscrire l’atoll de Bikini, qui fait partie îles Marshall et où se déroulèrent les essais nucléaires aériens réalisés par les États-Unis d’Amérique dans le Pacifique, sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité, dans le même registre que le site du camp de concentration nazi d’Auschwitz – inscrit au titre de la sinistre Solution finale – ou que l’île de Gorée – inscrite au titre de l’horrible traite négrière. Ces inscriptions au patrimoine de l’UNESCO se fondent sur la valeur universelle exceptionnelle que représentent ces sites : aux yeux du monde entier, ils symbolisent ce qui ne doit jamais se reproduire dans l’Histoire de l’humanité.

Moruroa et Fangataufa sont les deux plus grandes décharges nucléaires à ciel ouvert en milieu océanique au monde !

Si dissocier législativement, voire conceptuellement, l’individu de son environnement naturel procède d’une approche très occidentale, qui tend d’ailleurs à être remise en cause, en Océanie, cela n’est culturellement pas concevable.

En Polynésie française comme partout ailleurs en Océanie, nier les atteintes à l’environnement, c’est nier une part de l’identité même de ceux qui y vivent. Priver le Polynésien de sa terre, de son environnement, c’est le priver d’une partie de lui-même. Et le laisser évoluer, même en « bonne santé », dans un environnement durablement souillé et impur, c’est aussi souiller une partie de lui-même.

À ma demande, je me suis officiellement rendu, le 24 juin 2010, sur l’atoll de Moruroa. J’étais accompagné de représentants d’associations, notamment « Moruroa et Tatou », dont plusieurs représentants assistent à nos travaux cet après-midi. J’ai sollicité l’autorisation de prélever deux pierres coralliennes, dont celle que j’ai dans la main.

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