Intervention de Richard Tuheiava

Réunion du 18 janvier 2012 à 14h30
Conséquences environnementales des essais nucléaires français en polynésie française — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Richard TuheiavaRichard Tuheiava, auteur de la proposition de loi :

Au nom de l’ensemble de ceux qui m’ont élu et mandaté pour les représenter à cette tribune nationale, je souhaite vous montrer à quel point la relation holistique entre le Polynésien et son environnement n’est pas simplement un argument oratoire, un topique culturel, un cliché passe-partout : c’est une réalité !

Visualisons ensemble les quarante et un flashs, suivis d’autant de déflagrations thermonucléaires, en plein air, au-dessus de Moruroa : quarante et un champignons de fumée radioactive s’élevant bien plus haut que la tour Eiffel. « Magnifique », s’exclamaient certains de vos prédécesseurs, monsieur le ministre !

Visualisons encore ensemble les cent trente et une explosions souterraines et gerbes lagonaires – dont cent vingt-trois à Moruroa –, provoquant des effondrements du platier extérieur en zone sud dès 1979, ainsi que de nombreuses failles larges de plusieurs dizaines de centimètres sur certains points de la couronne récifale de l’atoll.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, ne voyez aucune offense dans la question que je vais vous poser : si je vous offrais cette modeste pierre, seriez-vous rassurés au point de la placer chaque nuit sous l’oreiller des êtres qui vous sont le plus chers ou de la poser sur une table d’accouchement au cours d’une naissance ? Je lis sur vos visages une certaine hésitation…

Avouez que, à tout le moins, vous aimeriez qu’on vous laisse le choix ! Or, ce choix, aucun de nos parents, aucun de nos conjoints, aucun de nos enfants ne l’a eu lorsque les deux atolls de Moruroa et Fangataufa ont été « cédés » au ministère de la défense par une délibération le 6 février 1964.

Saviez-vous que, en avril 1960, le ministre délégué à la défense et le haut-commissaire à l’énergie atomique s’étaient rendus ensemble à Ajaccio pour y présenter un projet d’installation d’une base d’expérimentation nucléaire souterraine sur le site du massif de l’Argentella, entre Calvi et Galeria ? Saviez-vous que cela suscita un tollé général dans toute la Corse et que le gouvernement de Michel Debré en ressentit aussitôt les secousses sur le plan politique ?

J’ai ici un extrait du registre du conseil municipal de Calenzana, en Corse, daté du 24 avril 1960 : il atteste que les élus de cette commune, à l’unanimité, ont protesté énergiquement contre un tel projet et ont demandé au gouvernement d’alors de bien vouloir y renoncer. Face à la forte pression locale, celui-ci a capitulé en Corse. C’est seulement six mois plus tard qu’il s’est rabattu sur Moruroa et Fangataufa, en Polynésie française.

À l’image de ce qui s’est passé dans le Sahara algérien, puis lors de l’épisode corse, l’implantation en Polynésie française du centre d’expérimentation du Pacifique s’est faite à la faveur d’un très grave déficit de démocratie. Saviez-vous qu’une poignée des élus composant l’assemblée territoriale de Polynésie française avait été invitée à visiter les sites d’expérimentation nucléaire dans le Sahara algérien, In Ekker notamment, puis que le rapporteur de la commission permanente de l’assemblée polynésienne en charge du dossier du CEP avait, selon ses propres mots, été « convié » à l’Élysée pour y rencontrer le général de Gaulle en personne, afin de se voir notifier verbalement l’option selon laquelle la Polynésie française serait décrétée « territoire militaire » en cas de résistance ?

En février 1964, sur les cinq membres de la commission permanente de l’assemblée territoriale de l’époque, seuls trois s’étaient prononcés en faveur de cette cession, sans avoir été informés au préalable ni de la durée des expérimentations ni des risques encourus. Les populations polynésiennes n’avaient, elles, tout simplement pas été consultées.

À l’heure où de grands projets de société sont présentés aux Français, y compris aux Ultramarins, le temps est venu pour nous de prendre enfin position sur le sort de ces deux atolls, afin de rompre le statu quo et de lever le secret qui les entoure.

Je le dis, le temps du faux discours officiel des « essais propres » est révolu, et c’est bien le seul acquis politique majeur de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Comment, dès lors, la thèse des « conséquences maîtrisées » des essais nucléaires sur l’environnement des deux atolls pourrait-elle être encore crédible ? Soyons sérieux !

Alors, me direz-vous, monsieur le ministre, mes chers collègues, pourquoi demander la rétrocession de ces deux atolls dont on sait qu’ils sont contaminés et présentent des risques ? La réponse est tellement simple !

Tout d’abord, mes chers collègues, je veux m’appuyer sur une approche très océanienne, mais en vérité fondamentalement humaniste. J’illustrerai la situation par le dilemme posé à une grande famille attablée au souper du soir, avec deux chaises vides en permanence, car deux de ses enfants sont dehors : ils n’ont plus droit au souper depuis qu’ils sont souillés, contre leur gré, de peur qu’ils ne contaminent le reste de la famille, mais aussi de peur que l’on ne découvre l’étendue de ces souillures. Et pourtant, tout ou partie des ressources de la famille a été assuré moyennant la disparition de ces deux enfants. La famille nourrit un sentiment amer de culpabilité, mais plus personne ne veut d’eux ! Que faire, alors ? Doit-on les abandonner et les renier à tout jamais ? Ou doit-on les aider à réintégrer le foyer familial et à reprendre leur place au souper du soir, en leur prodiguant tous les soins possibles au nom d’une valeur universelle très simple ?

Eh bien, Moruroa et Fangataufa sont, pour nous, ces deux enfants abandonnés dans leur souillure.

La deuxième raison tient à ce que cette restitution était prévue dès le départ : la délibération de février 1964 portant cession des deux atolls contenait déjà une clause de retour de plein droit de ces derniers à la Polynésie française « dès que les activités du CEP auront cessé ». Le dernier essai nucléaire remonte au 27 janvier 1996 et le démantèlement officiel des infrastructures du CEP a été fixé au 31 décembre 1998. À ce jour, seule une garnison militaire de vingt et un appelés du contingent assure les missions de surveillance des deux atolls, de maintenance du dispositif de surveillance Telsite et d’entretien des infrastructures aéroportuaires et routières restantes. Plus aucune activité humaine n’est exercée sur Fangataufa, que j’ai personnellement survolé.

Aucune des activités civiles ou militaires maintenues sur ces atolls n’est incompatible avec la rétrocession de ceux-ci à la Polynésie française.

Enfin, la troisième raison de cette restitution est d’ordre plus politique et nous renvoie aux articles 3 et 4 de la proposition de loi : il s’agit de réparer le déficit de démocratie qui a entouré la cession des deux atolls, depuis 1964 jusqu’à aujourd'hui, et de garantir un droit qui n’est que le corollaire du principe de précaution constitutionnalisé en 2004 : le droit de savoir, le droit d’être informé !

En 2005, la commission d’enquête de l’assemblée de la Polynésie française demandait à l’État la reconnaissance et la réparation des conséquences environnementales et sanitaires des essais nucléaires, mais aussi la restitution des atolls de Moruroa et de Fangataufa. Au terme de sa séance plénière du lundi 16 janvier 2012, l’assemblée de la Polynésie française a émis, à une large majorité, un avis favorable sur la présente proposition de loi.

Aujourd’hui, je demande solennellement au Sénat de bien vouloir me suivre sur le principe de la rétrocession des deux atolls. Rendons-les à leur propriétaire !

Du point de vue environnemental, les principales inquiétudes portent sur la stabilité géomécanique des deux atolls et sur les risques radiologiques prévisibles liés à la gestion des déchets radioactifs. J’ai pu constater par moi-même, lors de ma visite officielle de juin 2010, que de nombreuses contaminations sont avérées, mais qu’il existe aussi des risques prévisibles, reconnus par le CEA et le ministère de la défense.

Le risque d’effondrement de certaines zones du platier de la couronne corallienne de Moruroa est une crainte permanente des populations vivant sur les atolls avoisinants. Pour ne citer que l’atoll de Tureia, celui-ci n’est qu’à une centaine de kilomètres de Moruroa : ses habitants voyaient les champignons !

Il est donc tout à fait légitime que la Polynésie française et les communes avoisinantes soient associées au dispositif de surveillance et que soit mis en place un plan de prévention des risques, prévoyant notamment des mesures préventives pour les populations des atolls adjacents. Je vous propose, par conséquent, d’adopter également des mesures en ce sens.

Enfin, je ne pourrai jamais aborder le sujet des essais nucléaires français sans penser longuement aux personnes qui ont souffert et qui souffrent encore dans leur chair du fait de ces essais, bien souvent, avait-il été dit jadis, dans l’ignorance ou l’innocence la plus absolue.

Le mandat tacite que les associations de défense des victimes des essais nucléaires français me confèrent aujourd’hui pèse lourdement dans ma conscience de représentant de la nation. J’entends, de cette tribune, les cris de révolte de nombreuses victimes des essais nucléaires français, qui ont cru en la loi du 5 janvier 2010 et qui ont subi le sort implacable que son décret d’application leur a réservé. Devons-nous y rester indifférents ? Pour ma part, j’en suis incapable, et je sais que mon groupe d’apparentement l’est également, de même que les autres groupes qui nous soutiendront ce soir.

À ces nombreuses victimes, je voudrais redire : « Non, nous ne vous lâcherons pas et nous vous soutiendrons ! Oui, nous reviendrons à la charge prochainement, car le combat est loin d’être fini ! »

Je lance déjà un appel de détresse par procuration à mon collègue David Assouline, président de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, afin que cette dernière puisse se pencher sur les carences de l’application de la loi du 5 janvier 2010, dite « loi Morin », afin de permettre d’offrir aux victimes des essais nucléaires français une réponse parlementaire adéquate.

Je lance enfin un appel solennel à l’ensemble des candidats à l’élection présidentielle de 2012, en commençant tout naturellement par celui que mon groupe soutient, pour intégrer la révision du décret d’application de la loi Morin à leur programme en faveur des outre-mer. Mes chers collègues, je sais pouvoir compter, ce soir, sur votre soutien !

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