La décision rendue le 18 janvier 2011 par la chambre sociale de la Cour de cassation a précisément porté un regard nouveau sur la validité des licenciements pour motif économique en cas de fermeture définitive et totale d’une entreprise, appartenant elle-même à un groupe de sociétés.
En l’espèce, la Cour de cassation tranchait un contentieux survenu à l’occasion de la cessation complète d’activité d’une entreprise spécialisée dans le stockage et la commercialisation en gros de pneumatiques destinés au marché automobile. Cette cessation complète d’activité entraîna dix-sept licenciements prononcés pour motif économique, motif que contestèrent les salariés. La Cour de cassation leur donna raison, considérant que la cessation totale et définitive de l’activité d’une société appartenant à un groupe ne suffit pas, « même en l’absence de faute de l’employeur ou de légèreté blâmable, à assurer la validité des licenciements pour motifs économiques ».
Sans doute faut-il voir dans ces deux décisions une prise en compte par les juges de la réprobation massive par l’opinion des licenciements boursiers. Pour autant, l’autonomie des juges reste très limitée, malgré ces deux arrêts. Dans une étude publiée par le Centre d’études de l’emploi en septembre 2010, trois chercheurs font la démonstration de cette limite : « L’exigence d’une cause réelle et sérieuse pour justifier le licenciement économique a concentré les critiques, le risque de voir à cette occasion le juge s’immiscer dans la décision étant particulièrement souligné. Pourtant, ce dernier ne dispose pas d’un tel pouvoir. »
C’est la raison pour laquelle il a semblé nécessaire à mes collègues et à moi-même d’apporter des précisions sur la nature du licenciement pour motif économique. À ce jour, les licenciements boursiers ne font l’objet d’aucune interdiction ; ils ne sont tout simplement pas définis dans le code du travail. Ce sont des licenciements déduits soit par les observateurs qui constatent qu’une entreprise se porte bien, soit par les juges qui, de manière ponctuelle, écartent le motif économique.
Comme on le voit dans les deux arrêts que je viens de citer, ce sont donc les tribunaux qui considèrent que le motif économique n’est pas recevable et qu’il s’agit en fait de licenciements boursiers.
Avec cette proposition de loi, nous entendons conforter cette jurisprudence et donner aux salariés les moyens effectifs de se défendre face à des situations inacceptables.
À cette fin, l’article 1er, dont la rédaction a été améliorée par la commission des affaires sociales, exclut du champ d’application des licenciements pour motif économique ceux qui sont réalisés par des entreprises ayant versé des dividendes à leurs actionnaires, comme aux détenteurs de parts sociales.
Ces licenciements constituent à nos yeux des licenciements boursiers : notre proposition de loi vise à les interdire, en rappelant qu’ils sont sans cause réelle et sérieuse. Après tout, si l’entreprise se permet de rémunérer les détenteurs de parts sociales ou d’actions, c’est qu’elle a le moyen de se priver de sommes colossales. Ces sommes auraient en effet été bien plus utiles si elles avaient été investies dans l’emploi, dans l’outil industriel ou dans les dépenses de recherche et développement.
Notre volonté d’interdire le recours au licenciement pour motif économique à des entreprises versant des dividendes tient au fait qu’il nous est insupportable qu’une entreprise puisse, dans le même temps, supprimer des emplois pour motif économique et rétribuer le capital ; et il nous est également insupportable qu’une entreprise choisisse systématiquement de faire primer les détenteurs de capital sur les salariés et sur l’intérêt industriel, voire sur l’intérêt général.
Cela témoigne de la voracité des actionnaires, de l’appétit sans faim des marchés, de la prédominance de l’économie sur le réel. Les actionnaires ne se contentent en effet pas d’entreprises rentables, ils veulent que ces dernières leur rapportent toujours plus. Peu importe que la part des bénéfices réalisés par les entreprises consacrée à la recherche et au développement ne cesse de diminuer, mettant en péril le développement et la survie même de l’entreprise ; ce qui compte, c’est que les dividendes qu’ils perçoivent ne soient pas en diminution d’une année sur l’autre, et même qu’ils augmentent !
Nous refusons cette logique et souscrivons à l’analyse de M. le rapporteur pour lequel « la rémunération du capital est toujours privilégiée sur la défense de l’emploi, ce qui est une illustration de la domination que la finance exerce sur l’économie réelle. » Il faut en finir avec cette logique selon laquelle, pour garantir les revenus de quelques-uns, il faudrait sacrifier l’emploi de celles et ceux qui, avec leur travail, produisent des richesses dans l’entreprise.
C’est donc un changement de paradigme que nous proposons avec l’article 1er : selon nous, l’entreprise, pour faire face à une crise économique, doit d’abord non pas couper dans l’emploi, mais s’attaquer au capital. En effet, si l’on y regarde de plus près, ce qui cannibalise les entreprises, c’est non l’emploi, mais la place faite au capital et à sa rémunération.
M. le rapporteur a raison de le rappeler, « on ne peut plus accepter que des milliers d’emplois soient sacrifiés au nom de la crise, alors que, dans le même temps, selon le cabinet PrimeView, la valeur des dividendes versés aux actionnaires a augmenté de 13 % en 2010 ».
Je sais, monsieur le ministre, que vous ne serez pas d’accord, puisque cela revient à dire – nous l’assumons – que ce qui plombe l’économie, les entreprises et la compétitivité, c’est le coût non pas du travail, mais du capital.
La réalité, c’est que la part des salaires dans la valeur ajoutée ne fait que baisser, alors qu’augmente la part consacrée à la rémunération des actionnaires. Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, affirmait d’ailleurs : « J’ai attendu et j’attends encore quelque normalisation dans le partage du profit et des salaires » car « la part des salaires dans la valeur ajoutée est historiquement basse, à l’inverse d’une productivité qui ne cesse de s’améliorer ». Nous ne saurions dire mieux !
Dans ce contexte, il est grand temps, pour qui veut défendre l’emploi et l’industrie, pour qui veut éviter que la France ne perde son indépendance industrielle, de prendre les mesures qui protègent l’emploi, le travail et, par conséquent, les salariés. Avant de s’attaquer aux hommes et aux femmes qui produisent les richesses dans nos entreprises, exigeons de la finance qu’elle prenne ses responsabilités. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les actionnaires ne prennent plus actuellement aucun risque. Si l’investissement est mauvais, si la stratégie est hasardeuse, ce n’est jamais aux actionnaires de régler la note, la solution la plus simple résidant toujours dans une vague de licenciements ! Celles et ceux qui assument aujourd’hui les risques et les aléas industriels, ce sont bien les salariés !
Nous ne pouvons donc que suivre M. le rapporteur quand il propose de mettre d’abord à contribution le capital. Avec cette proposition, les juges, saisis par les salariés, disposeront d’un outil performant pour vérifier la validité du licenciement. Cette faculté, couplée à notre proposition de renforcer les missions de l’inspection du travail, permet d’écarter d’emblée les licenciements boursiers.
Que les choses soient claires, il ne s’agit pas de réintroduire l’autorisation administrative de licenciement. Il s’agit pour nous d’éviter la période de dix ans qu’ont eu à supporter les salariés de Danone, dont je vous parlais voilà un instant.
L’inspection du travail vérifiera si l’entreprise a ou non distribué des dividendes ; elle remettra ses conclusions aux salariés, qui pourront les faire connaitre au juge ; celui-ci, constatant le versement de dividendes, requalifiera les licenciements en licenciement sans cause réelle et sérieuse, ce qui permettra l’octroi rapide d’indemnités aux salariés.
Nous sommes convaincus que cette mesure, outre son aspect réparateur, aura à l’avenir une influence importante : en effet, les entreprises, pour ne pas risquer d’être condamnées à d’importantes indemnisations, exigeront des actionnaires, avant tout plan social, de contribuer à redresser la situation économique de l’entreprise.
Voilà une mesure qui est favorable à l’emploi et qui n’augmente pas le coût du travail puisqu’elle ne fait qu’opérer un rééquilibrage entre le capital et le travail !