Intervention de Carlos Tavarès

Commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire — Réunion du 7 février 2012 : 1ère réunion
Situation de l'industrie automobile en france — Audition de M. Carlos Tavares membre du comité exécutif et du comité de direction de renault directeur général délégué aux opérations

Carlos Tavarès, membre du comité exécutif et du comité de direction de Renault, directeur général délégué aux opérations :

Bien que l'entreprise soit leader sur le marché français et deuxième au niveau européen derrière Volkswagen, avec 2,7 millions de véhicules vendus dans le monde en 2011, Renault est une entreprise de petite taille, représentant 3 % du marché mondial et constituant la 16e capitalisation boursière du secteur, y compris en y incluant ses participations industrielles dans Nissan, Daimler et Samsung. Elle possède un potentiel, mais elle est fragile. Un de ses facteurs de fragilité est sa difficulté à dégager de façon continue une capacité d'autofinancement. Son niveau de marge opérationnelle est faible, de l'ordre de 3 % au premier semestre 2011, les deux tiers provenant des activités de financement automobile et seulement un tiers de la production, qui est pourtant notre coeur de métier.

Renault dispose en effet d'un point mort de marge opérationnelle trop élevé, proche du niveau des ventes courantes. C'est ainsi qu'en 2011, alors que nous battions notre record de vente mondiale avec 2,7 millions d'unités, ce point mort s'établissait à 2,67 millions de véhicules. Cette situation résulte de la croissance de nos frais fixes au cours des dernières années et de l'érosion des marges unitaires, elle-même liée à la guerre des prix que se livrent les constructeurs sur le marché européen où nous réalisions l'an dernier 57 % de nos ventes. Et, malgré cela, nous n'avons ni émis d'avertissement sur résultat, ni annoncé de plan social, notamment en France.

S'il m'a semblé nécessaire de souligner la fragilité en termes de rentabilité de l'entreprise, notamment à destination de ceux qui estiment que Renault est une entreprise indestructible, je n'en suis pas pour autant pessimiste pour son avenir, bien au contraire. De retour en France, après cinq années chez Nissan au Japon, suivies de deux années pour la même marque aux États-Unis, j'ai été frappé par les progrès spectaculaires réalisés par l'entreprise en matière de qualité, progrès que confirme la récente enquête de l'Automobile Club allemand ADAC auprès des automobilistes de ce pays. J'ai pu constater aussi les talents, et la créativité présents dans l'entreprise, ainsi que le très haut niveau d'engagement des équipes.

Parmi les atouts qui peuvent permettre à Renault de rester premier sur le marché automobile français, je voudrais en particulier insister sur le niveau d'excellence atteint par l'entreprise en matière de motorisation. En témoigne le fait d'avoir - ce qui est exceptionnel -remporté dix titres de champion du monde de Formule 1 en dix ans. En témoigne aussi la feuille de route très ambitieuse que nous nous sommes fixée en matière de réduction des émissions de CO2 à l'horizon de 2020 : elle nous conduira dès 2016 à proposer une gamme de véhicules dont le taux d'émission moyen pondéré en fonction des ventes de chaque modèle sera inférieur à 100 grammes par kilomètre parcouru. Ce résultat sera rendu possible grâce à notre gamme de véhicules électriques, mais aussi en raison de nos progrès en matière de motorisation diesel. Ces progrès ont d'ores et déjà permis à la nouvelle Mégane, avec ses 90 g de CO2, de remporter un vif succès en Hollande, pays qui est le plus sévère en termes de réglementation et de taxation des émissions. Renault, je veux le dire, fait la course en tête dans la recherche de l'équilibre entre la consommation et la performance de ses moteurs diesel. A ceci s'ajoute le lancement en 2012 de nouveaux moteurs turbo de cylindrée réduite à injection directe, qui nous situera à un niveau de qualité et de performance tout à fait comparable à nos concurrents allemands.

Au-delà de cette excellence en matière de motorisation, l'une de nos forces sera aussi notre plan produit, puisqu'après quelques années marquées par le vieillissement de notre gamme, celle-ci va voir son renouvellement fortement accéléré avec le lancement de 23 nouveaux modèles d'ici 2014. Ce renouvellement s'inscrit dans une stratégie visant à la fois à améliorer la rentabilité de l'entreprise et à poursuivre notre croissance au niveau international, tout en protégeant nos positions sur le marché européen. Nos parts de marché hors d'Europe occidentale sont passées de 11 % en 1999 à 43 % l'an dernier. Cette progression tient principalement aux marchés russe et brésilien, sur lesquels la rentabilité est très bonne -ce qui bénéficie aux finances de l'ensemble de l'entreprise.

Ce développement international est indispensable en raison du très fort contraste qui existe entre, d'une part, un marché européen qui ne devrait retrouver qu'en 2016 son niveau de 2007 et, d'autre part, les autres zones géographiques, où les ventes en 2016 seront de 48% supérieures au niveau de 2007. Le niveau de motorisation en Europe atteint en effet 700 véhicules pour 1 000 habitants, contre seulement 15 pour 1 000 en Inde et 150 au Brésil. Par ailleurs, au niveau de la production, le marché européen est en surcapacité. C'est une des conséquences de la stratégie mise en oeuvre par les constructeurs européens face à la crise de 2008. Aux États-Unis, la crise a entraîné, en 2009 et 2010, une réduction de la production de l'ordre de 4 à 5 millions de véhicules. L'Europe a fait un choix différent, celui de ne pas répercuter entièrement la baisse des ventes sur les capacités de production et les effectifs. D'où sa surcapacité de production actuelle, qui est de 3 millions de véhicules si on fait tourner les équipes en 2x8 et de 11 millions de véhicules, si on les fait tourner en 3x8.

Cette énorme surcapacité est à l'origine de l'actuelle guerre des prix dans laquelle de nombreux constructeurs s'engagent, avec des taux de discount qu'on peut estimer actuellement à 20 ou 30 %. Ces stratégies de discount sont fortement destructrices de la valeur des marques. Par ailleurs, elles pèsent sur la rentabilité et donc sur la pérennité des entreprises. PSA, Fiat, Ford Europe et Opel sont dans le rouge car le problème des surcapacités en Europe n'a pas été traité.

La situation est différente pour Renault, car l'entreprise peut proposer des produits à bas coût sans les brader. À cet égard, je veux faire remarquer que, loin de cannibaliser les produits Renault, les véhicules Dacia, fabriqués dans des usines à bas coût pour être vendus à bas prix, nous permettent de servir les marchés matures sans être contraints de faire, comme autres constructeurs, le choix désespéré du discount. Ces véhicules jouent donc un rôle important dans cette phase d'ajustement du marché européen, car ils permettent à l'entreprise de maintenir sa rentabilité alors que, faute d'une telle offre, nos concurrents n'y parviennent qu'au moyen de plans sociaux.

Quelques mots sur la place de la France dans la stratégie de Renault. En France, Renault emploie directement 54 000 personnes. Avec les emplois induits, c'est environ 160 000 salariés qui dépendent de notre activité. Nous avons aussi investi 6 milliards d'euros en huit ans en France, soit 40 % des investissements totaux du groupe, alors que ce marché représente seulement 25 % de nos ventes d'automobiles neuves. Cette présence est destinée à durer. Notre plan à moyen terme 2011-2016 trace un avenir clair à nos différents engagements en précisant comment nos produits seront affectés entre les sites de l'hexagone. Notre stratégie consiste à conserver en France les produits à forte valeur ajoutée, tels que les véhicules haut de gamme et électriques, ainsi que les utilitaires pour lesquels Renault est leader en Europe depuis 14 ans.

Ainsi, Sandouville va bénéficier d'un investissement de 230 millions d'euros pour reprendre la fabrication du Trafic aujourd'hui réalisée sur le site de Nissan à Barcelone. L'usine de Flins va pour sa part assurer la fabrication de la Clio de quatrième génération et de la Renault Zoé tout électrique ainsi que d'une nouvelle unité de production de batteries, dont la première pierre sera posée au printemps. L'usine de Maubeuge, qui produit le Kangoo, fabriquera un utilitaire sous la marque Mercédès dans le cadre de notre partenariat avec Daimler. Cet exemple est la preuve qu'on peut être compétitif à travers l'association d'un fabriquant détenant un pouvoir de marché (pricing power) et d'un fournisseur possédant une longue expérience de la gestion des coûts et de la qualité - ce qui est le cas de Renault. Concernant le site de Batilly, nous y avons lancé en 2010 les différents véhicules de la famille Master. Sur le site de Douai, nous allons investir 420 millions d'euros pour fabriquer les véhicules des segments C et D, c'est-à-dire de moyen et haut de gamme, que sont les successeurs de l'Espace, de la Laguna, de Scénic et du Grand Scénic, le défi pour nos salariés étant que le temps de lancement de ces nouveaux modèles est relativement court. Enfin, l'activité de notre usine de Cléon, qui est notre centre de mécanique, avec celui du Mans en France, demeure soutenue en raison de notre niveau d'excellence dans le domaine des motorisations, notamment diesel, reconnue par nos partenaires Nissan et Daimler. La croissance de leur activité vient s'ajouter à la nôtre pour tirer l'activité sur ce site. Un investissement de 300 millions d'euros va permettre de répondre à cette demande et d'y intégrer la production du moteur électrique de demain, encore plus économe. Ce moteur constitue l'étape suivante dans une démarche design to cost, des éléments de la chaîne de traction électrique. Il traduit notre volonté d'investir en France dans des activités à forte valeur ajoutée. De façon générale, je veux souligner que nos activités de production de moteurs, de châssis et de systèmes de transmission, en France sont bien supérieures au nombre des véhicules que nous vendons sur le territoire, ce qui signifie que nous exportons ces pièces à partir de notre base de production française.

Contrairement à ce que j'ai pu entendre, s'agissant des voitures électriques, il ne s'agit absolument pas d'un « pari », mais d'un choix de leadership stratégique et d'une assurance, compte tenu de la forte probabilité d'une augmentation considérable du prix du pétrole avec la croissance de la demande des pays émergents et des possibles tensions géopolitiques. Dès que le prix du pétrole augmentera, avec tout ce que cela comporte d'éléments de déstabilisation sociale pour les pays fortement dépendants en pétrole, nous serons en mesure d'offrir une solution économique et pragmatique dont le coût de revient kilométrique sera très compétitif. Le véhicule électrique représente une opportunité de prendre le leadership sur les véhicules à zéro émission de gaz à effet de serre. Plus tôt nous passerons à de fortes cadences de production et plus tôt nous serons en mesure de faire baisser les coûts et de rendre accessible cette technologie au plus grand nombre. Renault a donc pris une position courageuse en concevant quatre modèles de véhicules électriques sur quatre segments très différents, à savoir la Kangoo, la Fluence, la Twizy et la Zoé.

L'objectif n'est pas qu'économique. Pensons aux générations futures : il est très important que la France puisse maintenir son leadership dans ce domaine et, si je me réjouis que notre pays ait su rédiger le Livre vert, je regrette qu'il n'ait pas encore été mis en oeuvre. J'ai également le plaisir de vous annoncer que notre compétence a été pleinement reconnue par l'appel d'offre que nous avons remporté auprès de l'Union des groupements d'achats publics, qui a commandé 15 500 Renault Kangoo électriques l'année dernière.

Pour en revenir au Livre vert, je crois que nous avons perdu beaucoup de temps, et je le déplore : six mois pour sa publication, six mois consacrés à des discussions stériles en nous demandant, par exemple, si l'on pouvait ou non faire stationner un véhicule électrique dans un parking souterrain. Nous espérons aussi une accélération de l'installation des points de chargement, dont le nombre s'établit à la fin 2011 entre 500 et 1 000 de type mode 3, au lieu des 2 000 prévus. Nous prenons du retard alors qu'ils sont indispensables au confort d'utilisation de nos clients, et je regrette qu'aucun dossier n'ait été présenté dans le cadre du grand emprunt pour accélérer la mise en place de ce réseau de chargement des véhicules électriques. C'est une question qui dépasse l'intérêt de Renault et intéresse la France, car, si notre pays ne développe pas un modèle d'économie durable, d'autres le feront, à commencer par la Chine.

Je reviens sur notre modèle de croissance, pour faire quelques remarques sur les liens entre notre activité nationale et internationale. L'activité créée à l'international, en générant de la demande et des profits, permet à notre entreprise de se développer en tirant la croissance en France. Chaque fois que nous vendons un véhicule d'entrée de gamme, un véhicule Dacia par exemple, nous générons 800 euros d'activité en France. Chaque fois qu'une voiture est produite dans notre usine de Tanger, cela génère aussi 800 euros de revenus pour la France, 400 euros correspondant aux pièces et 400 euros à l'ingénierie. C'est cohérent avec notre stratégie de développer les produits à forte valeur ajoutée et de promouvoir des nouvelles technologies sur le territoire français, avec notamment l'objectif que 80 % de nos dépenses d'ingénierie y soient localisées. Au risque de vous choquer, je voudrais vous communiquer un chiffre. La différence de prix de revient rendu chez le concessionnaire entre une future Clio 4 produite en France et la même voiture produite en Turquie est de 1 300 euros en défaveur de la France. Je ne dis pas qu'il ne faut pas produire en France, ni qu'il n'est pas possible d'y améliorer notre compétitivité. Mais ce chiffre mesure la réalité de l'écart de compétitivité entre les deux pays. Je vous invite à mettre cette valeur en regard des marges généralement faibles réalisées sur ce type de véhicules en Europe.

D'après les études dites de cross-shoping que nous avons réalisées, c'est-à-dire des études qui mesurent l'hésitation du client lorsqu'il achète un véhicule, seuls 5 % de nos clients ont hésité entre l'achat d'une Renault et d'une Dacia, ce qui démontre que cette dernière ne cannibalise absolument pas Renault mais qu'elle permet à des consommateurs qui auraient normalement acheté un véhicule d'occasion de se déporter vers le neuf. D'ailleurs une relation affective s'est établie entre ces véhicules et leurs possesseurs car il s'agit pour nombre d'entre eux de leur première voiture neuve. Des clubs se sont même créés.

Concernant nos fournisseurs, je rappelle que nous sommes engagés, avec PSA et les grands fournisseurs, dans la mise en place d'une filière automobile qui sera annoncée très bientôt. L'organisation de la filière au moyen notamment des comités de gouvernance se met en place, même si nous avons pris du retard. Bien que bien la production ait baissé de 37 % ces dernières années, les effectifs de ces entreprises n'ont diminué que de 19 %. L'évolution des ventes ne s'est pas traduite par un ajustement équivalent des effectifs. Par ailleurs, le groupe Renault a beaucoup soutenu et participé au développement de notre base fournisseurs, d'une part en acceptant des changements de conditions de paiements, et, d'autre part, en investissant 200 millions d'euros dans le Fonds de modernisation des équipementiers automobiles (FMEA), afin de venir en aide à des fournisseurs qui nécessiteraient une restructuration. Enfin, nous avons dépensé, en 2011, 74 millions d'euros en aides directes pour ces fournisseurs, et ce sans contrepartie. Nos propres salariés nous interrogent d'ailleurs sur le bien fondé de ces aides à des sociétés qui restent des sociétés juridiquement indépendantes.

La vision à long terme que nous avons de Renault est celle d'une entreprise à la pointe de l'innovation aux plans conceptuel, technologique et dans le domaine des motorisations, ou encore de la connectivité - nous serons le premier constructeur à intégrer une tablette sur le tableau de bord d'un véhicule. Renault restera également un leader mondial des véhicules à zéro émission de gaz à effet de serre. Nous continuerons à développer nos activités à l'international, afin d'assurer la récurrence de nos profits et de notre rentabilité et donc de maintenir notre pérennité, notamment grâce aux marchés émergents. Aucun débat ne peut faire abstraction des exigences de performance et de compétitivité.

Notre modèle industriel nous permettra de produire nos véhicules à proximité des marchés où nous les vendons : nous voulons éviter les barrières douanières qui restent aujourd'hui très fortes, puisque, à titre d'exemple, la taxe d'importation au Brésil et en Russie est de 35 %, en Inde de 100 % ; nous voulons aussi nous prémunir contre les variations des taux de change qui est un facteur exogène incontrôlable.

Renault continuera également à être une entreprise humaniste.

1 commentaire :

Le 14/11/2012 à 09:00, Justine (juriste) a dit :

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On relèvera avec intérêt que Renault déclare faire les 2/3 de sa marge opérationnelle sur ses activités de financement automobile. Cela laisse peu d’espoir sur l’avenir de l’industrie et interpelle sur la grande rentabilité de la finance et du crédit (au détriment de la valorisation du secteur productif et du travail).

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