Vous avez pu suivre nos auditions de cet après-midi et êtes parfaitement au courant de nos préoccupations. Je vous cède sans plus tarder la parole.
Je vous remercie de votre invitation qui me donne l'occasion de rassembler mes souvenirs et de revenir à un terrain sur lequel j'ai été actif il y a déjà un certain temps, puisque j'ai quitté la présidence du World wide web consortium (W3C) en 2001.
J'en profite pour préciser que je m'exprime à titre personnel et non au nom du W3C, ni d'ailleurs d'IBM, société dans laquelle je travaillais jusqu'en janvier dernier, ou de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) que j'ai rejoint depuis lors, après y avoir exercé des fonctions entre 1974 et 1988.
Il s'agit donc d'un éclairage personnel et historique sur le fonctionnement des grandes organisations internationales chargées de la régulation d'Internet.
Je voudrais évoquer d'abord les origines du W3C. Internet a été conçu par M. Tim Berners-Lee à la fin des années 1980 au CERN, l'organisation européenne pour la recherche nucléaire, à Genève. L'objectif recherché à l'époque était de promouvoir l'usage de l'hypertexte, c'est-à-dire de faciliter le passage d'une information à une autre, d'un document à un autre, sur un ordinateur.
En 1993, le National Center for Supercomputing Applications (NCSA) a développé le navigateur Mosaic, qui a permis le développement et le succès d'Internet. En 1994, M. Tim Berners-Lee a convaincu la direction du CERN de mettre à la disposition du monde entier les éléments constitutifs d'Internet, langage et protocole.
La même année, après une discussion avec Michael Dezourtos, alors directeur du laboratoire informatique du Massachusetts Institute of Technology (MIT), la décision a été prise de créer un consortium pour accompagner le développement d'Internet. C'est l'origine du W3C dont la vocation a toujours été mondiale puisqu'il a été fondé par le CERN et le MIT. Le CERN représentait l'Europe avant de quitter la structure pour diverses raisons, notamment financières, et d'y être remplacé par l'INRIA. En 1996, l'université de Keio au Japon a été choisie comme hôte asiatique du W3C.
Il faut bien comprendre, quand on dénonce l'opacité de ces organisations, qu'elles ont été fondées par quelques acteurs qui ont voulu atteindre une dimension mondiale. Des raisons historiques expliquent donc leur fonctionnement actuel. Mais j'y insiste, il ne faudrait pas mésestimer la volonté d'ouverture internationale. Moi qui suis Français, j'ai présidé pendant cinq ans le W3C avec un directeur anglais ! Je me rappelle en particulier avoir consacré beaucoup de temps à ouvrir des bureaux dans tous les continents.
L'une des premières missions dont s'est chargé le W3C, à une époque où la compétition faisait rage entre Microsoft et Netscape, a été de favoriser l'évolution du langage HTML. Ce rôle s'est poursuivi ensuite.
Concernant les enjeux de gouvernance, je voudrais citer trois exemples pour illustrer l'action du W3C. Nous avons ainsi été pionniers dans la protection de la propriété industrielle. L'un des groupes de travail que nous avions constitués devait assurer la conciliation entre la définition de nouveaux standards et les revendications des entreprises faisant valoir leurs droits de propriété intellectuelle.
Le deuxième exemple concerne l'accessibilité d'Internet pour les personnes handicapées. Nous avons beaucoup travaillé dans ce domaine.
Enfin, de nombreux groupes de travail ont traité les sujets que nous avions rassemblés sous le thème « Technologie et société ». Nous avons ainsi réfléchi à la sécurisation des transactions bancaires ou des données personnelles, au contrôle parental... Je me souviens d'ailleurs de m'être livré à une démonstration devant la Commission européenne. Nous voulions mettre en avant la responsabilité des utilisateurs, par exemple des parents dans l'utilisation que leurs enfants peuvent faire d'Internet.
Tous les travaux que j'ai évoqués, comme toutes les informations relatives au W3C, sont publics. La transparence est pour nous une règle fondamentale.
Concernant plus largement la gouvernance d'Internet, je connais également le fonctionnement de l'Internet corporation for assigned names and numbers (ICANN), dont j'ai été administrateur en 1999 et 2000 en tant que président du W3C. En fait, dès le début, avec la création du comité consultatif des gouvernements (GAC), l'ICANN associait les gouvernements à ses travaux.
Beaucoup a déjà été dit cet après-midi sur les rapports de forces entre les États et notamment sur l'influence des États-Unis, qui est indéniable. Pour autant, je peux témoigner que la seule intervention des États-Unis dont je me souvienne en tant que président du W3C, c'est le soutien financier accordé à nos projets visant à favoriser l'accessibilité d'Internet pour les handicapés.
De toute façon, comme l'a dit devant vous M. Michel Serres, on ne gouverne pas Internet, de même qu'on n'a pu gouverner l'écriture ou l'imprimerie.
Toute tentative de gouvernance serait au reste contraire à l'état d'esprit qui prévaut dans le monde d'Internet. À preuve, le slogan qui figurait sur les t-shirts des participants de la réunion de l'Internet engineering task force (IETF), IETF 83, organisée en mars 2012 à Paris : « We reject : kings, presidents and voting. We believe in : rough consensus and running code »...
Que pourrait signifier la gouvernance d'Internet ? Internet est un chantier permanent. De nouvelles possibilités sont sans cesse développées et déployées de façon simultanée et selon un mode itératif. Tous les sujets aujourd'hui à l'ordre du jour - contrôle parental, ressources fiscales, contenus illégaux, protection des données personnelles - sont anciens.
Mais il faut prendre en compte le fait que le monde a changé, avoir le courage de remettre en cause les solutions existantes et s'assurer qu'on a fait l'inventaire du possible. Il faut avancer avec l'humilité du scientifique. Lors de leur déclaration de Montevideo, les organismes mondiaux de gouvernance de l'Internet ont exprimé leur mécontentement. Ils tentent depuis d'envisager de nouvelles possibilités mais la gouvernance de l'Internet me semble être le problème le plus complexe à résoudre.
Je conviens avec vous de la nécessité pour chacun de se remettre en cause mais qu'entendez-vous précisément par là ?
Ce qui relève des valeurs doit être distingué de ce qui est possible.
Par exemple, en matière de propriété intellectuelle, l'accès à une oeuvre, et même à un titre de musique au lieu d'un album complet, est devenu tellement facile qu'il faut nécessairement gérer désormais les choses différemment. Il en est de même pour les questions de fiscalité.
Effectivement, mais la nouveauté que permet Internet, c'est le découplement entre le lieu d'établissement et le lieu de consommation.
Effectivement, il faut donc avoir le courage et l'honnêteté de traiter tout cela différemment.
Vous semblez satisfait du fonctionnement de la gouvernance multiacteurs depuis le début du web. Pourquoi, selon vous, les organes de cette gouvernance ont-ils donc signé ensemble la déclaration de Montevideo ?
L'ICANN gère des ressources centrales et rares, les noms et les adresses, ces dernières risquant de manquer, ce qui implique le passage de l'IPV4 à l'IPV6. Mais l'ICANN ne fait pas la gouvernance de l'Internet seule. Il faudrait distinguer dans l'ICANN entre les principes (respect des marques...) qui seraient à élaborer internationalement et leur mise en oeuvre qui peut sans souci rester américaine. Mais il est naturel que les révélations de Snowden sur la surveillance exercée par la NSA révoltent même les gestionnaires de la gouvernance d'Internet car cette surveillance de masse fait courir le risque d'une fragmentation d'Internet.
On assiste à la multiplication de magasins fermés d'applications et de terminaux. Comment éviter ce phénomène ?
Cela fait partie du numérique mais ne relève pas d'Internet, sur lequel les applications doivent justement être développées indépendamment des terminaux. Cela répond simplement à une quête de profits économiques.
Un des interlocuteurs précédents considère que le pouvoir est aujourd'hui concentré dans les mains de Google. Est-ce votre opinion ?
La domination de Google n'est pas liée au travail effectué à l'ICANN. Il n'est pas sûr qu'une gouvernance élargie de l'ICANN change quelque chose à la position dominante de Google sur les données, qui sont une matière première restant à transformer. Ce sont les mathématiques appliquées au big data qui permettent d'en tirer les informations utiles. La difficulté est que Google monopolise certaines données.
Vous abordez le sujet sous un angle technique. Mais comment jugez-vous cette évolution par rapport à l'esprit de l'entreprise à ses débuts, et comment souhaiteriez-vous voir les choses évoluer ?
Nous vivons une situation comparable à celle d'avant, où nous avions Microsoft dans le rôle de Google, et LINUX dans le rôle du protocole ouvert. L'objectif reste que des millions de fleurs fleurissent de toutes tailles. On a observé jusque-là que les idées les plus constitutives, comme les systèmes d'exploitation, deviennent partagées par tous. Nous devons accepter que l'économie soit dirigée par les leaders du marché mais cela n'empêche pas de s'interroger sur l'existence de contrepoids. Pour les données, la messe n'est pas encore dite, et le mouvement open data peut recréer une forme d'équilibre.
On en revient à Lénine s'insurgeant devant le renard libre dans un poulailler libre !
Je me réfèrerais pour ma part à la fameuse citation de Churchill sur la démocratie, pire des systèmes à l'exception de tous les autres, pour l'appliquer à l'Internet qui est un progrès mais ne nous garantit pas le meilleur des mondes.