Mission commune d'information impact emploi des exonérations de cotisations sociales

Réunion du 22 avril 2014 : 1ère réunion

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • SMIC
  • allégement
  • pacte
  • productivité
  • qualification
  • qualifié

La réunion

Source

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Guené

Après avoir entendu des économistes et des spécialistes de la politique de l'emploi, notre mission a le plaisir de recevoir M. François Rebsamen dans le cadre de ses nouvelles fonctions. Monsieur le ministre, vous êtes en charge de la mise en oeuvre du pacte de responsabilité, qui poursuit et accentue la politique d'allègement de cotisations sociales sur les bas salaires, mais aussi sur les salaires jusqu'à 3,5 smic. Pouvez-vous nous préciser les objectifs ainsi que le coût des mesures annoncées et les effets que vous en attendez sur l'emploi et l'économie ? Comment ces mesures s'articulent-elles avec le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), dont l'objectif de créer 300 000 emplois en cinq ans semble maintenu ? Pouvez-vous enfin nous apporter quelques précisions sur le financement du pacte de responsabilité ?

Debut de section - Permalien
François Rebsamen, ministre du travail, de l'emploi et du dialogue social

Je suis heureux de me retrouver parmi vous, dans cette maison chère à mon coeur. L'objet de votre mission est une nouvelle illustration de la qualité des travaux de la Haute assemblée, que j'ai souvent vantée.

La question de réalité de l'impact sur l'emploi des exonérations de cotisations sociales fait depuis longtemps débat au sein de la gauche, comme de toutes les familles républicaines soucieuses de favoriser l'emploi. La question est d'actualité. Le pacte de responsabilité et de solidarité, présenté par le Premier ministre à la demande du Président de la République, prévoit en effet des exonérations de cotisations sociales pour les entreprises. Cette décision représente un effort budgétaire important pour l'Etat comme pour les Français : nous avons donc l'impérieuse obligation que ces exonérations soient efficaces contre le chômage.

Les politiques d'allègement de cotisations sont pratiquées depuis les années 1990 ; nous disposons d'un recul suffisant pour en tirer des enseignements fiables. Nous disposons d'études précises du Trésor ou de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Selon toutes les évaluations, l'effet emploi des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires est massif ; elles sont d'ailleurs préconisées par la majorité des économistes. Nos choix sont fondés sur l'observation des résultats du passé. Cette politique a permis de créer ou de sauvegarder entre 400 000 et 800 000 emplois - certains disent entre 500 000 et 1 000 000. Le coût brut par emploi est évalué entre 20 000 et 40 000 euros ; le coût net, entre 8 000 et 28 000 euros, puisque ces salaires viennent réduire les dépenses et augmenter les recettes fiscales et sociales.

La baisse du coût du travail est un soutien essentiel à l'emploi des salariés les moins qualifiés qui sont les plus vulnérables au chômage, à la précarité et au temps partiel imposé. Il est particulièrement important pour nous d'agir en faveur de ces salariés non formés, qui travaillent dur, dans des conditions difficiles, et se sentent abandonnés face à la mondialisation, au progrès technologique, au chômage et au sentiment de déclassement.

A contrario, certains responsables - comme le patron du Medef - préconisent de baisser le smic pour faciliter l'accès à l'emploi des jeunes et des moins qualifiés... Une telle proposition, en période de dialogue social, s'apparente pour moi à une provocation. C'est un autre chemin que nous empruntons. La baisse du coût du travail n'a pas pour but de réduire les salaires. Le smic garantit le pouvoir d'achat des salariés les moins qualifiés, les plus jeunes, les plus vulnérables. Pour reprendre la formule du Premier ministre, le smic est le mur porteur de notre modèle social. Toute remise en cause aboutirait à une explosion insupportable du nombre de travailleurs pauvres. Le Gouvernement a fait le choix de préserver le pouvoir d'achat des salariés tout en encourageant l'embauche des moins qualifiés en allégeant le coût du travail : les deux vont de pair. Même nos partenaires allemands ont fini par trouver des vertus au salaire minimum, face à l'invraisemblable montée de la pauvreté liée à l'essor des « mini-jobs ». Ce n'est pas à l'heure où l'Allemagne crée un smic que nous allons revenir dessus !

L'allègement des cotisations sociales n'est pas un cadeau fait aux patrons, comme on l'entend parfois. C'est un soutien à l'emploi, au maintien dans l'emploi des salariés les moins qualifiés. En France, le taux d'emploi des non qualifiés est de 66,6 %, contre 60,7 % au Royaume-Uni et 62,7 % en Allemagne. Ces allègements sont aussi un soutien à l'économie française car la baisse du coût du travail se répercute dans les prix des services qu'utilisent les entreprises exportatrices et dans les prix aux consommateurs. Pour peu qu'elles soient franches et massives, les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires entraîneront un cycle nouveau de croissance et d'emploi. Efficace pour soutenir l'emploi dans des métiers difficiles, cette politique profitera avant tout aux milliers de PME et de TPE qui créent l'emploi dans nos territoires. Il faudra bien sûr veiller à ce que les salaires progressent à mesure que les salariés gagnent en qualification. Dans trop de branches, le salaire d'entrée est inférieur au smic. Le pacte de responsabilité et de solidarité donnera une nouvelle impulsion à la négociation de branche.

Cette politique risque-t-elle de maintenir des salariés dans des créneaux à faible valeur ajoutée ? N'oublions pas que l'acquisition d'une qualification commence par l'entrée dans l'emploi... Notre politique de l'emploi est équilibrée : d'un côté, nous réduisons le coût du travail ; de l'autre, nous menons, avec les partenaires sociaux, une politique volontariste de qualification et de formation professionnelle. La réforme de la formation professionnelle, adoptée au Sénat en mars, donne la priorité aux moins qualifiés, aux PME et aux TPE et à ceux qui font face à des mutations économiques importantes. A l'action qui répond à l'urgence se conjugue un investissement de long terme : un effort massif pour relever le niveau de qualification, dans le cadre des négociations de branche. De la refondation de l'école à la réforme de la formation professionnelle, en passant par celle de l'université, nous faisons le choix de l'avenir, le pari des compétences. S'y ajoutent bien sûr des actions conjoncturelles, comme le plan cent mille formations prioritaires pour l'emploi, le compte personnel de formation, le conseil en évolution professionnelle et l'augmentation des moyens dévolus aux formations qualifiantes. Nous défendons tous la promotion professionnelle et sociale, or le diplôme ne peut plus être le seul étalon de la valeur sur le marché du travail. Chercher à agir sur le coût du travail ne dispense en rien de mener une politique de l'emploi et de la formation tournée vers l'avenir. Nous sommes au rendez-vous

Le pacte de responsabilité et de solidarité traduit notre volonté de desserrer le plus possible l'étau du chômage qui touche avant tout les moins qualifiés. Le pacte de responsabilité prévoit 10 milliards d'euros d'allégements de cotisations ; au total, ce sont plus de 10 millions de salariés et 1,6 million d'entreprises qui sont concernés ; 90 % des allègements porteront sur les salaires inférieurs à 1,35 smic. Pour encourager les entreprises à embaucher, nous avons opté pour une présentation simple et un slogan clair : « zéro charges au niveau du smic ». C'est un engagement budgétaire et politique. La France doit se transformer pour remonter le peloton, lutter contre le chômage, préserver ses emplois et en créer de nouveaux.

L'allégement des cotisations se traduit par une perte de recettes pour l'Etat ; il suppose donc des économies résolues. Il faut du courage pour porter ces décisions, comme il faut du courage à la société pour les accepter. Nous refusons le chômage de masse qui ravage la cohésion sociale. Le pacte de responsabilité et de solidarité apportera des réponses à la société française en la matière. Le Gouvernement se donne les moyens d'amplifier le mouvement pour mener la bataille de l'emploi, en complément des réformes de structure déjà mises en place et des contrats aidés - auxquels tous les gouvernements font appel en période de récession ou de moindre croissance.

Les résultats seront étudiés avec une vigilance toute particulière, notamment par l'Observatoire des contreparties. Les employeurs devront assumer leur part de l'effort, comme le précise le relevé de conclusions signé le 5 mars dernier avec les partenaires sociaux. Je veillerai à ce que les négociations de branches s'engagent sans tarder. La grande conférence sociale qui se tiendra en juillet sera un temps fort de ce suivi. Voilà le grand engagement collectif, pour l'emploi, contre le chômage et pour les salariés les plus vulnérables, que nous proposons à notre pays.

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Demessine

A mon tour de vous souhaiter la bienvenue, monsieur le ministre : il est toujours agréable d'accueillir un ancien collègue en charge de questions aussi importantes. Quels sont les objectifs chiffrés de création d'emplois que le Gouvernement se fixe en contrepartie du pacte de responsabilité ? De quel outil disposera-t-on pour évaluer l'effet des allègements? Pouvez-vous nous apporter des précisions sur l'architecture et le fonctionnement de l'Observatoire des contreparties ? Comment veillerez-vous à la qualité de l'emploi, de la formation, à la reconnaissance des qualifications ?

La politique de compétitivité des entreprises est-elle une politique de l'emploi, sachant que la restauration des marges des entreprises ne conduit pas toujours à des embauches ? Qu'attendez-vous des allègements de cotisations sur les salaires supérieurs à 1,6 smic ? Les allégements de cotisations sociales sont-ils encore un instrument de la politique de l'emploi, ou s'agit-il de réformer sans le dire le mode de financement de notre protection sociale ? Vous avez répondu avec fermeté sur la question du smic jeunes. Cette proposition, évoquée devant nous par des experts de l'OCDE, avait suscité un certain scepticisme...

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Guené

Comment se fera l'articulation entre le pacte de responsabilité et le CICE, qui concerne des salaires plus élevés ? Va-t-on reformater le CICE ? La question nous taraude...

Debut de section - Permalien
François Rebsamen, ministre

Je me suis déjà exprimé sur le smic jeunes. De telles provocations, de tels dérapages nuisent à la qualité du dialogue social, dont ils entament la crédibilité. Il n'est pas question de stigmatiser la jeunesse.

Le CICE représentera 20 milliards d'euros en année pleine. Selon les projections de la Dares, nous en attendons 300 000 créations ou sauvegardes d'emploi d'ici 2017. Il s'agit d'un crédit d'impôt, jusqu'à 2,5 smic.

Les allègements de cotisations qui viennent d'être annoncés représentent quant à eux 10 milliards d'euros, dont 4,5 milliards sur les salaires entre 1 et 1,6 smic. Le reste est constitué par une baisse des cotisations familiales de 1,8 point sur les salaires jusqu'à 3,5 smic, qui concernera donc 93 % des salariés. Il s'agit notamment de redonner des marges d'investissement au secteur concurrentiel en lui permettant de baisser les prix. La compétitivité de nos entreprises s'est fortement dégradée depuis le début des années 2000 ; ce n'est qu'avec le rapport Gallois que l'on en a réellement pris conscience. L'effet emploi du pacte, hors CICE, est évalué à 190 000 emplois.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

Ces emplois s'ajoutent-ils aux 300 000 emplois que doit produire le CICE ?

Debut de section - Permalien
François Rebsamen, ministre

Absolument.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

Ce sont donc 4,5 milliards d'euros d'allègements pour les salaires jusqu'à 1,6 smic, le solde étant entièrement dévolu à l'allègement des cotisations familiales ?

Debut de section - Permalien
François Rebsamen, ministre

Oui. Cela sera précisé prochainement.

L'Observatoire des contreparties sera à l'ordre du jour de la conférence sociale. Le Medef a fait des effets d'annonce ; les organisations syndicales, qui n'en demandaient pas tant, exigeront des engagements fermes, notamment pour ce qui est des négociations dans les branches, qui devraient avoir commencé ... La conférence sociale sera l'occasion d'en faire le bilan. Certaines organisations syndicales ont d'ores et déjà l'intention de recenser dans les entreprises l'usage qui est fait du CICE : nous aurons bientôt des informations.

La formation professionnelle est au menu des négociations de branche, que nous souhaitons voir avancer.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

Merci de votre présentation. Je m'interroge sur le nombre d'emplois créés. L'évaluation ne tient pas compte, à ma connaissance, de l'effet possible sur la croissance des 50 milliards d'économies sur les dépenses publiques censées financer ces mesures. Or le FMI estime qu'en période de faible croissance mondiale, l'effet anti-emploi des baisses de dépenses publiques peut être important.

Le coût du travail impacte en moyenne le coût des produits pour 20 à 25 % ; un allégement de cotisations de 4 % aurait donc un impact prix de 1 % seulement. Si cela peut jouer à l'exportation, en termes de compétitivité au sein de l'Union européenne, cela paraît négligeable. Pour renforcer la compétitivité française, le rapport Gallois préconise de mettre en place des stratégies industrielles de filière, proposition plus intéressante à mes yeux que la simple baisse du coût du travail. Les partenaires sociaux et le Gouvernement sont-ils associés à la réflexion sur les comités de filière?

Comment financera-t-on la protection sociale ? Notre système doit conserver un financement autonome, cohérent, qui assure sa pérennité, et son budget ne peut être mélangé à celui de l'Etat. L'architecture doit rester lisible.

Enfin, me confirmez-vous que le 1 % logement n'est pas concerné par ces allégements de charges ? Il ne s'agit pas d'une cotisation sociale, mais bien d'une contribution des entreprises. Certains partenaires s'inquiètent...

Debut de section - Permalien
François Rebsamen, ministre

Soyez rassurée.

Debut de section - PermalienPhoto de Yves Daudigny

Le CICE poursuit un objectif de compétitivité. Les résultats sont là : en 2013 déjà, l'écart en matière de coût du travail entre entreprises françaises et allemandes s'est réduit. Ce crédit d'impôt ne pourrait-il toutefois être davantage ciblé sur les entreprises qui vont effectivement sur les marchés mondiaux ? Au demeurant, les allègements de charges ne constituent-ils pas la forme moderne de la dévaluation au sein de la zone euro ?

Un mot sur le tendanciel travail : historiquement, les emplois les plus pénibles ont été progressivement remplacés par les machines, les robots, puis les ordinateurs. La course à l'emploi n'est-elle pas par nature vaine, compte tenu de ces évolutions ? Enfin, quid du financement de la politique familiale ?

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Guené

Ne pensez-vous pas que nous avons tous beaucoup de pédagogie à faire ? Une question enfin, que vous jugerez peut-être provocatrice : avez-vous envisagé un financement par une TVA pour l'emploi, pour ne pas dire une TVA sociale ?

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Demessine

apporteure. - Savons-nous réellement évaluer l'impact des exonérations sur l'emploi ? S'agit-il d'emplois créés ou sauvegardés ? Ce n'est pas la même chose pour les citoyens... Aurons-nous un jour un chiffrage précis ?

Debut de section - Permalien
François Rebsamen, ministre

La dépense publique en France s'élève à 1 176 milliards d'euros ; nous proposons de la ramener à 1 126 milliards d'ici 2017. C'est à notre portée. Certains économistes jugent qu'une maîtrise des dépenses publiques, loin d'avoir un effet récessif, aurait au contraire un effet multiplicateur sur la croissance.

Le pacte est financé par des économies en dépense dont l'impact est retenu dans les estimations : les emplois attendus sont mesurés nets des effets retour. Je ne peux vous répondre sur l'architecture de la protection sociale. Vous connaissez bien la fiscalité affectée à la protection sociale, à commencer par les droits d'accise ; on peut élargir la base de ressources au-delà des salaires.

Le ministère du travail et de l'emploi travaille en étroite collaboration avec le ministère de l'économie sur la stratégie de filière, qui est essentielle pour reconstruire une politique industrielle digne de ce nom.

Vous me demandez, comme on le fait souvent, pourquoi nous avons choisi d'appliquer le CICE indifféremment à toutes les entreprises ? Pour que cet effet massif crée un choc de confiance chez tous les acteurs économiques. Lorsque un pays a un tel retard de compétitivité en comparaison avec les pays voisins, il faut agir : la dévaluation, solution de facilité autrefois, n'est plus possible ; ce que nous faisons pourrait s'y apparenter si nous ne l'accompagnions d'une politique d'avenir menée à travers de l'éducation nationale et du soutien à l'innovation.

Pourquoi pas la TVA sociale ? Parce que nous faisons tous de la pédagogie pour le retour de la croissance. Si la Bourgogne, qui comptait 51 000 demandeurs d'emplois en 1981, en dénombre 52 000 en 2014, c'est que depuis une trentaine d'années, notre société a choisi un partage du travail contraire au plein emploi. Nous devons faire de la lutte contre le chômage de masse, qui met en péril le pacte républicain, la priorité des priorités. Si nous ne faisions rien, nous verrions l'employabilité se restreindre tendanciellement à la tranche de 30-49 ans, ce qui mettrait en grande difficulté notre modèle social. C'est pourquoi j'appelle à un rassemblement républicain.

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Guené

Je vous remercie, monsieur le Ministre. Ce vibrant appel final a toute sa place au Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Guené

Je souhaite la bienvenue à M. Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I, ancien président du conseil d'administration de l'ANPE et spécialiste du chômage.

La mesure générale que représente l'exonération des cotisations sociales a un impact difficile à quantifier, car brouillé par l'objectif concomitant de compenser le passage aux trente-cinq heures ; elle serait néanmoins positive pour les bas salaires, si l'on en croit la plupart des auditions que nous avons menées. Qu'en dites-vous ?

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

C'est moins en tant que spécialiste du chômage que comme président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi et membre du Haut conseil de financement de la protection sociale, que je réponds à votre invitation. Je limiterai ma présentation aux exonérations de cotisations sur les bas salaires, qui en représentent 70 %. Comme il est trop tôt pour évaluer les 20 à 30 milliards du CICE, qui ne sont pas à strictement parler des exonérations, je parlerai essentiellement des 20 milliards du régime dit Fillon.

Il existe en effet un consensus sur leur effet positif sur l'emploi à bas niveau de qualification. C'est indiscutable, mais cela comporte des éléments de fragilité. Les dispositifs sont d'abord très instables : un rapport du Conseil d'orientation pour l'emploi note pas moins de 23 modifications depuis 1993 ; or nous avons besoin de séries, donc de stabilité, pour évaluer. Les dispositifs sont en outre couplés depuis 1998 avec d'autres objectifs : la réduction du temps de travail en 1998 et 2000 - à tel point qu'il est impossible de savoir laquelle des deux mesures est à l'origine des 350 000 créations d'emplois ; le réalignement en 2003 sur le Smic de différents minimaux salariaux à la suite des lois Aubry.

Les évaluations sur la période 1993-1997 sont nombreuses, mais avec des résultats très différents, comme mon collègue L'Horty l'a bien montré ; la majorité se situe toutefois dans une fourchette de 200 000 à 400 000 emplois créés ou sauvegardés - mais pas toutes. Faute d'évaluation autonome pour la période suivante, la Dares et la direction générale du Trésor extrapolent donc les résultats de la période précédente en postulant des rendements constants, « ce qui suggère que 550 000 à 1,1 million d'emplois seraient détruits en l'espace de quelques années si l'on supprimait totalement les allégements ». Elles ajoutent qu'une évaluation plus conservatrice, sans que l'on sache ce que cela signifie, descendrait à une fourchette de 400 000 à 800 000 emplois. Il ne faut donc pas qu'il y ait de rendements croissants ni décroissants mais l'on suppose que le phénomène mesuré dans un sens en 1993-1997 serait identique dans l'autre sens dix ans après... Voilà pourquoi les résultats quantitatifs varient du simple au triple.

Des débats existent sur les effets induits. Au risque de vous décevoir, il m'est difficile de répondre sur les effets d'aubaine ; faciles à repérer lorsqu'ils s'attachent à une mesure ciblée, comme une zone franche, ils ne le sont pas pour une mesure générale, puisqu'aucun employeur n'y a recours par opportunisme. Selon le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2014, en 2012, 10,4 millions de salariés étaient concernés par les exonérations générales sur les bas salaires, ce qui, au regard des 0,4 à 1,1 million d'emplois concernés, représente un rapport de 1 à 10 ou de 1 à 20 : il faut arroser très large...

Un autre effet induit généralement pointé est la trappe à bas salaire. Des exonérations dégressives jusqu'à 1,6 smic alourdissent le coût d'une augmentation salariale, ce qui pourrait rendre des employeurs réticents à y consentir. Deux études publiées simultanément dans Économie et statistique, les seules à ma connaissance à être spécifiquement consacrées à cette question, arrivent à des résultats contraires à partir de méthodes différentes : effet très négatif jusqu'à 1,3 smic pour l'une et absence d'effet repérable pour l'autre. De l'avis général des économistes, nous ne sommes pas capables de trancher économétriquement, même si nous pouvons entendre des témoignages... En théorie économique, le capital et le travail peu qualifié sont substituables... Dès lors, stimuler l'emploi peu qualifié se fait-il aux dépens du travail qualifié, comme certaines études le montrent, même si ces quantifications restent fragiles ? Ce qui pose problème en tous cas d'un point de vue politique, c'est de favoriser des formes d'organisation de la production intensives en travail peu qualifié. J'en débattais avec Edmond Malinvaud au Conseil d'analyse économique, lors de la parution de son rapport à l'origine de cette politique : il faut certes qu'une mesure soit durable du point de vue des employeurs pour qu'elle soit efficace ; doit-on pour autant souhaiter à long terme que les entreprises s'organisent autour du travail peu qualifié ? Nous pourrions au contraire souhaiter faire disparaître ce dernier par une politique intensive de formation - comme le prévoient d'ailleurs les récents accords interprofessionnels sur la formation professionnelle et continue - tout en maintenant une politique en direction de travailleurs non qualifiés, qui forment la majorité des chômeurs de longue durée et dont le stock est alimenté chaque année par 100 000 jeunes sans diplôme.

Si des mesures ciblées sur le marché de l'emploi peuvent faire l'objet d'évaluations autonomes, randomisées, avec des résultats précis, l'analyse de mesures de cette ampleur - de 1 à 2,5 % du PIB - doivent tenir compte d'effets de bouclage macroéconomique : il faut examiner les conséquences sur l'économie de ce prélèvement de 20 ou 50 milliards, qui pourraient être utilisés en dépenses alternatives ou en économies budgétaires - surtout dans une période contrainte comme celle-ci. Un travail sur des modèles macro-économiques alternatifs est en cours au Haut conseil du financement de la protection sociale, dont les résultats seront publiés prochainement.

Pierre Cahuc a dû vous présenter avec flamme le dispositif « zéro charges pour les entreprises de moins de dix salariés », dont je ne discute pas les résultats. Je discuterai cependant sa conclusion, qui extrapole à toute l'économie un dispositif ayant fonctionné pendant un an pour certaines entreprises...

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

C'est un sophisme de composition : si quelques spectateurs d'une pièce qui se lèvent voient mieux la scène, qu'en sera-t-il si tous le font ? Un dispositif fait du bien à ceux qui en bénéficient. Est-ce vrai pour tous, ou ne fait-on que modifier les places dans la file d'attente ?

Le CICE et le pacte de responsabilité, dans leur inflexion des moyens salaires, font appel à une argumentation différente, puisqu'il s'agit de renforcer la compétitivité des industries exportatrices. Cela implique une modélisation macroéconomique minimale. Or l'analyse démontre une absence de corrélation entre le coût salarial moyen et la part qu'y prennent les cotisations patronales dans les pays européens : celle-ci est forte en France, en Belgique et en Suède ; le Danemark a un coût salarial plus élevé que nous malgré des cotisations patronales extrêmement faibles ; l'Espagne, avec un coût salarial proche du Royaume-Uni, a un taux de cotisation très différent... Le coût salarial est en effet lié à la productivité du travail ; ce qui est versé sous forme de salaire direct ne l'est pas en salaire indirect et réciproquement. Un abaissement des cotisations patronales n'avantage pas nécessairement la compétitivité.

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Demessine

Je vous remercie pour cet exposé clair et pédagogique. Le rapport entre travail qualifié, gage de compétitivité, et travail peu qualifié est important pour l'avenir ; certes il est prévu - le ministre nous l'a dit - que les exonérations, qui ont une portée immédiate, s'accompagnent de mesures de formation continue, mais je crains qu'elles n'aient pas une force similaire. Les allègements sont-ils des outils performants ? À quels seuils dans l'échelle des salaires les employeurs bénéficiant d'exonérations favorisent-ils prioritairement l'emploi, les marges ou les salaires ? Quel instrument présente-t-il le meilleur rapport coût-efficacité ?

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

Il est difficile d'aller au-delà de la formulation prudente de la Dares et de la direction générale du Trésor... L'existence d'un effet positif n'est guère remise en question ; il est chiffré de 400 000 à 1 million d'emplois à bas salaires, supposés non qualifiés. Est-ce performant ? Cela pose le problème du rapport entre coût et efficacité, sachant qu'il faut distinguer le coût brut du coût net, qui prend en compte des effets collatéraux, tels que les impôts et les cotisations payées en plus par les personnes qui retrouvent un emploi. Pierre Cahuc parle d'un coût nul ; nous divisons généralement le coût brut par deux.

Il y a peu d'études sur l'impact respectif des exonérations sur les marges, les salaires et l'emploi, car jusqu'à présent, elles ne concernaient que les bas salaires, dont les bénéficiaires n'ont pas le même pouvoir de négociation que des personnes mieux payées. Pour les marges, cela dépend de la nature et de l'intensité de la concurrence : une entreprise en situation de concurrence sur les prix les baissera, tandis qu'une entreprise abritée augmentera ses marges, que ce soit pour renforcer son investissement productif, ce qui est important à terme, ou la rémunération des actionnaires, ce qui l'est moins.

Cette politique d'exonération dure depuis vingt ans ; elle est accompagnée depuis toujours d'un discours sur la formation professionnelle des travailleurs non qualifiés qui peine à se traduire dans la réalité. Il serait pourtant suicidaire de se spécialiser dans le travail non qualifié...

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Guené

Avons-nous seulement les moyens en ce moment d'une politique dans les deux directions ?

Debut de section - PermalienPhoto de Yves Daudigny

Vous dites que le dispositif Fillon représente 20 milliards sur 27 ; de quoi sont faits les 7 autres ? Le pacte de responsabilité prévoit 10 milliards d'exonérations, dont 5,5 sur les cotisations de la branche famille et 4,5 sur les salaires de 1 à 1,6 smic. Quelle différence y a-t-il - s'il y en a une - entre ce dernier dispositif et le dispositif Fillon ?

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

Je vous remercie, notamment pour avoir parlé de sujets rarement traités. Quelle est la définition du travail non qualifié lorsque des jeunes de niveau bac sont recrutés au smic ? Je crois que nous assistons à une déqualification salariale par rapport à la qualification réelle des gens. Nous avons davantage les moyens qu'on ne croit de mener une politique de formation. C'est le serpent qui se mord la queue : en l'absence de formation ou d'investissement dans la modernisation de l'outil, ceux qui pourraient être employés à ce niveau ne sont pas sollicités et restent dans des tâches peu qualifiées. Que pensez-vous de la proposition de Jean-Louis Borloo de demander en contrepartie aux entreprises qu'elles accueillent un certain nombre de personnes en alternance ?

Le salaire s'adapte-t-il toujours à la productivité ? En France, la réduction du temps de travail a mis la pression sur ceux qui travaillent, mais des études montrent-elles la corrélation entre salaire et productivité ? Y a-t-il des travaux sur l'hypothèse proposée par Jacques Chirac par le passé et reprise par les socialistes, de procéder non à des exonérations, mais à des modifications du calcul des exonérations ? L'idée était de les fonder sur la valeur ajoutée, même si cela avait l'inconvénient de toucher l'investissement.

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

Les derniers chiffres de l'Acoss, concernant 2012 et publiés en novembre 2013, décomposent les 27,6 milliards en 22,3 milliards de mesures générales (dont 19,6 de dispositif Fillon et 2,7 d'exonérations d'heures supplémentaires bientôt réduites), 2 milliards de mesures pour la formation en alternance et divers contrats aidés, 1,3 milliard pour les zones franches ou les zones rurales et 2 milliards pour les publics particuliers, dont les emplois à domicile.

Les 4,5 milliards d'exonérations sur les bas salaires sont bien de même nature que le dispositif Fillon. C'est la réponse du Gouvernement aux représentants des secteurs du commerce ou des services à la personne, qui ont fait de vigoureuses et démocratiques interventions pour que tout n'aille pas à d'autres secteurs. Les 5,5 milliards d'exonération de cotisations familiales portent sur l'ensemble des salaires.

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

Alors, nous parlons de soutien aux exportations. Les exonérations bas salaires, elles, sont parfois présentées comme un soutien aux personnes faiblement qualifiées - une personne employée a forcément une qualification. Bien qu'il s'agisse d'une pétition de principe, il est incontestable que ces exonérations bénéficient surtout à une main d'oeuvre peu qualifiée, même si les jeunes moyennement qualifiés peuvent commencer avec des bas salaires, comme l'ont montré les enquêtes du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Cereq).

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

Des jeunes qualifiés peuvent occuper un emploi à bas salaire dont je ne peux pas repérer le niveau de qualification. Les étudiants du DESS dont je m'occupais n'avaient aucune difficulté à trouver des stages de plusieurs mois pendant lesquels ils remplaçaient souvent des cadres en congé maternité en recevant des indemnités d'un tiers ou un quart du smic au mieux... L'on sait peu de choses sur ce sujet.

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Demessine

Nous manquons peut-être d'études, mais pas d'exemples...

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

Quant aux cotisations, si leur assiette peut être élargie à la valeur ajoutée, Edmond Malinvaud proposait leur barèmisation : au lieu d'être plafonnées, elles auraient été modulées pour augmenter avec le salaire.

Globalement, toutes les études sur longues séries, toutes les comparaisons internationales mettent en évidence un lien très fort entre productivité et salaires : tendanciellement, ceux-ci suivent celle-là, comme c'est le cas en Chine, ce qui n'exclut pas un décalage dans le temps. En revanche, les résultats varient selon que l'on calcule la productivité par heure, par emploi, ou par actif. La France, qui a une bonne productivité horaire, est moins bien classée avec le deuxième critère. D'aucuns ont soutenu que les créations massives d'emploi des années 2007-2010 en France avaient eu pour effet mécanique de faire baisser la productivité parce que les recrutements ont d'abord concerné des emplois à faible productivité ; ils en concluent qu'il faut calculer la productivité sur l'ensemble de la population active, employée ou non, de manière à ne pas avantager les pays dont la productivité est gagée par le chômage.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

Il y a eu le même débat sur le recul de l'âge de la retraite, qui aurait aussi fait baisser notre productivité.

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

L'impact de l'âge sur la productivité n'est pas clair du tout ; j'essaie d'en être un exemple vivant... Il conviendrait en revanche de s'interroger sur la définition de la productivité dans les services qui concentrent désormais 70% de l'emploi : quelle est la productivité d'un enseignant...

Debut de section - Permalien
Jacques Freyssinet, économiste, professeur émérite à l'université de Paris I

Comment calculer celle d'une femme de ménage ou d'un chercheur au CNRS ? Gilbert Cette a bien montré qu'il fallait être d'une grande prudence méthodologique.

Enfin, il existe des dispositifs ciblés d'exonération conditionnés à une montée en professionnalisation, comme pour l'apprentissage ou les emplois d'avenir - au moins dans le texte. L'on peut, à masse budgétaire constante, imaginer un système où les exonérations sont liées à une plus grande professionnalisation.

Debut de section - PermalienPhoto de Charles Guené

Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions de manière aussi complète.

La réunion est levée à 16 h 45.