Mes chers collègues, nous reprenons nos auditions en entendant M. Jérôme Goldenberg, chef de service adjoint à la directrice des affaires juridiques du ministère de l'économie et des finances.
Monsieur, vous avez été, me semble-t-il, intégré dans le corps des administrateurs civils après avoir été nommé dans celui des conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel. Vous faites donc partie de ces profils juridiques que recherchent les ministères, et vous avez exercé des fonctions de sous-directeur, puis de chef de service au sein du ministère de l'écologie. En janvier 2016, vous avez été nommé directeur juridique de la Lyonnaise des Eaux, qui allait devenir Suez Eau. Depuis quelques semaines, vous êtes le numéro deux de la direction des affaires juridiques de Bercy. Vous comprendrez donc que vos motivations pour ce passage par le privé et le retour aujourd'hui au sein d'un ministère important nous intéressent. Il en est de même pour les discussions que vous avez pu avoir avec la Commission de déontologie de la fonction publique lors de votre départ et les conditions dans lesquelles vous avez été recruté pour votre poste actuel.
Avant de vous laisser la parole, je dois vous demander de prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? Levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jérôme Goldenberg prête serment.
Après votre propos liminaire, je passerai la parole à M. le rapporteur, puis aux membres de la commission pour vous poser des questions.
Je suis très honoré d'être auditionné aujourd'hui par votre commission. Il me semble que les départs des hauts fonctionnaires vers le privé sont autant de trajectoires personnelles. En les prenant dans leur globalité, il est certainement possible d'en tirer des enseignements. Pour ma part, je ne me sens pas particulièrement légitime pour avoir un avis autorisé sur ces questions.
Permettez-moi de formuler quelques considérations d'ordre général.
Premièrement, j'évoquerai la question des valeurs et celle de l'ancrage de l'État dans la société. J'ai toujours été très attaché à la notion de service public : l'État n'est pas autocentré, mais il est au service de la société. J'en déduis - peut-être ai-je tort ? - qu'il n'est pas besoin - cela peut même être contreproductif - de chercher à assurer une parfaite étanchéité entre ceux qui le servent et le reste de la société. Après avoir passé près de vingt ans au sein de l'État, après une parenthèse de deux ans et demi dans le privé, je n'ai pas le sentiment que les valeurs qui animent les agents s'étiolent. À titre personnel, j'ai vécu mes mouvements successifs non pas comme un désintérêt du service public, mais plutôt comme l'expression d'une légitime curiosité dans l'exercice de mon métier de juriste. Mon parcours s'inscrit dans une continuité.
Deuxièmement, j'aborderai la problématique des conflits d'intérêts. Il est évidemment indispensable de prévenir ces conflits et de les traiter correctement. Je ne sais si la situation peut être perfectible, mais j'observe que les choses ont évolué favorablement au cours des dernières décennies et a fortiori dans la période actuelle. En témoignent la création de la Commission de déontologie de la fonction publique, puis le renforcement de ses pouvoirs, la création de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), ainsi que l'attention que porte le corps social à ces questions. De surcroît, cette question ne se borne pas à celle des allers-retours entre le public et le privé. Le renforcement des dispositifs de prévention et de traitement des conflits d'intérêts au sein même de la sphère publique démontre cette prise de conscience. La loi de 2016 a inscrit la définition des conflits d'intérêts dans le statut général de la fonction publique. De plus, cette évolution ne me paraît pas limitée à la sphère publique. Pour avoir été déontologue dans l'entreprise dans laquelle je travaillais, je puis vous assurer que les politiques d'éthique et de compliance occupent une place de plus en plus importante au sein des entreprises, et une étape tout à fait significative a été franchie avec la loi Sapin 2.
En revanche, il me semble nécessaire d'éviter que quelques cas médiatisés - malheureux - ne nourrissent une culture généralisée de soupçon, qui serait très préjudiciable tant à la fonction publique qu'à notre démocratie.
Troisièmement, le questionnement de votre commission touche aussi des questions plus larges concernant le déroulement de carrière des hauts fonctionnaires, la constitution des viviers, ainsi que la diversité des parcours et des expériences souhaitée pour ceux-ci. J'ai la conviction que le fait d'évoluer dans différents univers et de s'éprouver dans des contextes variés est une excellente opportunité. Je suis intimement convaincu que mon passage dans le privé, au même titre que mes précédentes expériences dans le public, me permettra d'être plus efficace dans l'exercice de mes nouvelles fonctions au sein de l'État.
Merci, monsieur Goldenberg. Vous vous demandez peut-être pourquoi vous êtes là, parce que vous n'êtes pas un grand pantouflard. En fait, vous n'avez fait qu'une incursion dans le privé. Votre parcours est atypique eu égard au parcours de ceux que j'appelle « les grands praticiens de l'exercice des portes tournantes ». À quelques nuances près, je partage vos propos sur le battage médiatique autour de certains cas, mais cela devient tout de même régulier.
Vous dites qu'il ne peut y avoir de cloison étanche entre le public et le privé. Mais n'avez-vous pas l'impression que l'on est passé d'une étanchéité qui n'a d'ailleurs jamais été totale à un État poreux. Il y a de plus en plus une espèce de porosité entre l'exercice des fonctions d'État et les intérêts privés. Il n'est qu'à voir le nombre de conseillers d'État qui se retrouvent dans des cabinets d'avocats d'affaires...
Le phénomène n'est effectivement pas nouveau. Est-ce parce que l'on y attache aujourd'hui plus d'importance ou est-ce la réalité ? Je n'ai pas les chiffres.
Je ne saurais le dire. Le fait que des fonctionnaires partent dans le privé renvoie plutôt à la question de savoir s'il convient d'y faire obstacle.
En effet. Et quels garde-fous sont mis en place ? La première question est d'ordre quasi philosophique en ce qu'elle a trait à un système de valeur. La seconde concerne les dispositifs en vigueur, lesquels ont été considérablement renforcés au cours de la période récente, qu'il s'agisse au moment du départ dans le privé ou du retour dans le public. Lors de mon départ, j'ai naturellement saisi la commission de déontologie afin de recueillir son avis, en lui communiquant tous les documents nécessaires pour que celle-ci puisse se prononcer en toute connaissance de cause. La saisine de la commission est devenue obligatoire pour tous les départs dans le privé. Concernant le retour dans le public, pour un certain nombre de postes à responsabilités, les intéressés sont soumis à une obligation de déclaration d'intérêts préalable à la nomination dans le poste, voire une déclaration de patrimoine ou des mises sous mandat des instruments financiers qui peuvent être détenus à titre personnel.
Préalablement à ma nomination, dans le cadre de la procédure de recrutement, qui se fait maintenant de façon collégiale par le biais d'un comité d'audition, j'ai eu l'obligation de remplir une déclaration d'intérêts, où sont listés l'ensemble des intérêts soit en raison des relations personnelles, soit en raison des fonctions précédentes. Au demeurant, il ne s'agit plus uniquement maintenant d'intérêts entre le privé et le public. Aux termes du statut général de la fonction publique, le conflit d'intérêts englobe les conflits entre le public et le public. Comme je l'ai souligné, cette préoccupation transcende très largement la seule question des rapports entre la sphère publique et la sphère privée et des allers-retours entre le public et le privé.
À regarder les statistiques, nous avons l'impression que la commission de déontologie est bonne mère : le nombre de refus se compte sur la moitié des doigts d'une main. C'est assez étonnant. Des refus de l'administration se transforment en acceptation ; en témoigne la célèbre affaire en cours. Des réserves sont souvent émises, mais qu'adviennent-elles ? À votre retour, on ne vous a demandé que des déclarations ; personne ne vérifie. Je sais que la confiance doit prévaloir, mais tout cela est un petit peu curieux. Nous ne sommes pas totalement convaincus - nous ne sommes pas les seuls ! - de l'efficacité de ces dispositifs. Vous pensez qu'ils sont très efficaces ?
Comment se présente cette déclaration ? Vous remplissez des cases sur un formulaire, que vous transmettez à l'institution concernée ?
Le nombre de saisines de la commission de déontologie est ce qu'il est. Il est possible - c'est l'une des explications qui en est parfois donnée - que les contraintes pesant sur tout fonctionnaire souhaitant partir dans le privé aient été très largement intégrées par celui-ci. Un phénomène d'autocensure le conduirait tout simplement à ne pas se mettre dans une situation où la fonction visée l'exposerait à un avis négatif. Pour ma part, eu égard aux fonctions qui avaient été les miennes, j'ai automatiquement exclu certains secteurs.
L'énergie en particulier. Il me paraissait malvenu d'envisager de travailler dans ce secteur.
Votre question rejoint celle du contrôle au retour dans la fonction publique.
De façon très pragmatique, nous remplissons un formulaire élaboré par la Direction générale de la fonction publique (DGFP), me semble-t-il, qui comporte un ensemble de rubriques à remplir concernant nos dernières fonctions, nos derniers émoluments, les participations financières détenues en général, les éventuels intérêts à titre purement personnel à raison du milieu familial ou autre. Ce formulaire, qui doit être rempli avant la nomination, est adressé au chef de service concerné pour que celui-ci soit en mesure d'apprécier l'éventuel conflit d'intérêts. Si des aménagements qui permettent de le prévenir ne sont pas possibles, notamment en vous déportant sur les dossiers concernés, la conséquence logique est que vous n'occupiez pas ces fonctions.
Dans le processus de recrutement, s'agissant des fonctions de directeur, secrétaire général et de chef de service dans l'administration centrale, un comité d'audition est prévu : il réunit différents représentants du ministère, de la direction ou du service d'emploi concerné et, de mémoire, une personnalité nommée par le représentant du Premier ministre et une personnalité qualifiée.
Monsieur le rapporteur, peut-être aurais-je à connaître de nouveau des dossiers relatifs à l'énergie, mais ce sont là des dossiers que j'ai traités alors que j'étais dans l'administration. À l'inverse, il ira de soi que je m'interdirais pendant une période de viduité évidente de connaître les dossiers touchant à l'entreprise et plus largement au groupe d'où je viens et au secteur dans lequel il évolue. Pour être parfaitement complet, cela fait partie du dispositif générique de prévention des conflits d'intérêts prévu dans le statut général de la fonction publique : lorsqu'il en est informé, le chef de service doit prendre les dispositions nécessaires pour prévenir les conflits d'intérêts qui pourraient se manifester.
Pour prendre un exemple purement théorique : dans vos fonctions, vous êtes amené, dans un autre domaine que celui de l'énergie ou aux confins de celui-ci, à devoir prendre des décisions qui ne sont pas défavorables à ce secteur. Certains pourront estimer que vous avez une fine compréhension des besoins de ce secteur et vous pourriez les rejoindre. Admettons que vous repartiez, que se passera-t-il ?
La définition du conflit d'intérêts m'a toujours semblé bizarre et j'ai un peu l'impression qu'elle existe pour masquer le trafic d'influence. Qui plus est, cette notion est insaisissable. Dès lors que vous avez une sensibilité pour un secteur particulier, vous aurez peut-être tendance, dans vos prises de décisions, à infléchir vos jugements. Même si vous pensez prendre les bonnes décisions, votre conception de l'intérêt général ne sera pas forcément partagée par tout le monde.
Vous avez souligné que les deux ans passés dans une entreprise vous ont apporté un certain nombre de choses. Pouvez-vous nous donner des précisions ?
Vous avez abordé la question des valeurs, en relevant que l'État était au service de la société. Cela signifie que les fonctionnaires, qui plus est les hauts fonctionnaires, sont au service de l'État et donc de la société. Pensez-vous que ces valeurs soient partagées autour de vous ? Comme on l'entend, les politiques passent, mais les hauts fonctionnaires restent, ce qui peut dériver vers un intérêt personnel plutôt que l'intérêt de la Nation.
Avant d'intégrer la fonction publique, j'ai travaillé plusieurs années dans le secteur privé et je n'ai pas le sentiment d'avoir, pour ce motif, moins bien servi l'État. Mes valeurs ne se sont pas trouvées affaiblies par mon expérience initiale ou postérieure en entreprise. Quant à la différence qu'il conviendrait d'établir entre prise illégale d'intérêts et trafic d'influence, elle varie selon les circonstances. Je n'y ai, pour ma part, jamais été confronté, ayant été en relation avec les collectivités territoriales plus qu'avec l'État lorsque j'oeuvrais dans le secteur privé. Dans un rapport du Conseil d'État était évoqué un trop-plein de déontologie faisant suite à une réglementation lacunaire : il me semble qu'un équilibre doit être recherché. Alors que la définition du conflit d'intérêts se fonde désormais sur des apparences, je crois nécessaire d'éviter qu'un simple écho médiatique ne devienne autoréalisateur. L'émoi de l'opinion publique ne doit pas créer l'apparence d'un conflit d'intérêts. Qui devrait alors être gardien des apparences ?
Monsieur Revet, mon expérience dans le secteur privé m'a fait découvrir de nouveaux modes de management et pratiquer d'autres branches du droit. J'ai également observé comment une norme pouvait être reçue par les acteurs économiques et compris combien pouvait être pénalisante la multiplication des réformes.
J'ai réintégré la fonction publique depuis seulement trois semaines ; il m'est donc difficile d'évoquer l'état d'esprit de mes collègues. Néanmoins, je n'ai pas le sentiment que les valeurs des agents se sont affadies pendant mon absence...
Dans la déclaration d'intérêts que vous devez remplir pour réintégrer la fonction publique, lesdits intérêts sont-ils mentionnés en détail ?
Le formulaire ne prévoit pas un tel niveau de précision. En revanche, à mon retour, j'ai indiqué à ma directrice les dossiers qu'il convenait d'éviter de me confier.
L'éthique personnelle doit heureusement pouvoir compléter le cadre réglementaire ! L'installation de déontologues comme l'établissement de chartes ont pour objet de diffuser une culture éthique au sein de l'administration en abordant des cas pratiques.
Je crois utile d'étudier plus avant la porosité entre l'intérêt privé et l'intérêt général. Le Conseil d'État a révisé la définition du service public en précisant qu'il s'exerce dans le cadre du droit de la concurrence. Pourtant, les règles de libre concurrence peuvent se trouver fort éloignées de l'intérêt général en matière de service public ! Si la porosité précitée existe et que le service public n'a plus la même définition, n'installons-nous pas involontairement un système contraire à l'intérêt général, notamment quand les allers-retours de fonctionnaires se multiplient entre le secteur privé et l'administration ? Pourriez-vous nous préciser, par ailleurs, quelles étaient vos missions comme déontologue chez Suez ?
J'animais le réseau des déontologues en poste dans les filiales et les implantations régionales du groupe et organisais des formations.
Quelques semaines après mon arrivée chez Suez, j'ai réalisé un tour de France pour rencontrer les salariés les plus exposés à un risque déontologique. Les formations dispensées traitaient notamment du risque d'atteinte au devoir de probité et des règles en matière de contact avec le secteur public.
S'agissant de la première partie de votre question, il me semble que le sens de l'action publique est avant tout donné par l'autorité politique. L'évolution que vous évoquez ressort d'une tendance sociale lourde que ne contredit pas le politique. L'adhésion à cette évolution ou son rejet concerne davantage le citoyen que le fonctionnaire, qui se doit de s'acquitter loyalement de sa tâche.
Vous interdisez-vous de repartir un jour dans le secteur privé ? Pensez-vous, par ailleurs, qu'il faille prévoir un délai d'un an ou de cinq ans au-delà duquel il ne serait plus possible de réintégrer la fonction publique ?
S'agissant de ma carrière personnelle, je suis très heureux de mes nouvelles fonctions et espère y prospérer. Le fait de permettre d'exercer dans le secteur privé pendant dix ans, soit le quart d'une carrière de quarante ans, est-il trop généreux ou insuffisant ? Je n'ai pas de réponse préconçue à vous livrer. À titre personnel, je me serais trouvé frustré s'il m'avait été interdit de réintégrer la fonction publique. En substance, une étanchéité absolue entre le public et le privé ne m'apparaît pas souhaitable.
Les salariés du secteur privé sont-ils nombreux à intégrer, pour un temps, la fonction publique ? Je ne le crois pas.
Juridiquement, rien ne le leur interdit. Toutefois, la culture de l'État, voire de chaque ministère, a ses particularités, auxquelles le salarié du privé doit accepter de s'adapter.
Vous avez précédemment évoqué vos missions chez Suez, notamment les formations que vous organisiez sur les relations entre salariés et secteur public. Nombre de grands groupes disposent d'un département de lobbying, dont nous nous plaignons parfois. Avez-vous réalisé des formations déontologiques auprès des lobbyistes de Suez ?
Compte tenu de l'organisation du groupe Suez, je n'étais pas chargé du département des relations institutionnelles. Mon action s'est concentrée sur les salariés chargés des marchés publics. Je vous rappelle toutefois que, en matière de lobbying, des règles strictes s'imposent aux entreprises depuis la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite Sapin 2, et l'instauration d'une déclaration pour les représentants d'intérêts.
Je suis toujours surpris que l'on puisse réduire le phénomène du pantouflage et des allers-retours entre le secteur privé et l'administration à un sujet de morale personnelle ! Sommes-nous alors corrompus par inadvertance ? Avez-vous appris aux salariés de Suez à éviter les pièges de la déontologie ?
Le rôle du déontologue que j'étais consistait à leur rappeler la réglementation et la définition des infractions susceptibles de les concerner dans le cadre de leur exercice professionnel. En réalité, le risque de corruption, interne parfois au secteur privé, est rare et, à titre personnel, je ne l'ai jamais rencontré.
Absolument ! Il existait d'ailleurs un dispositif de suivi des cadeaux et des invitations encadré par des règles strictes, notamment budgétaires.