Nous recevons aujourd'hui M. Thomas Rabe, président-directeur général du groupe Bertelsmann et directeur général de RTL Group. Monsieur Rabe, votre parole est rare de ce côté-ci du Rhin ; nous apprécions donc particulièrement que vous ayez pu vous rendre disponible pour venir éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Bertelsmann, que vous présidez depuis 2012 et au moins jusqu'en 2026, est l'un des plus grands groupes de média au monde, avec plus de 126 000 salariés et un chiffre d'affaires de plus de 17 milliards d'euros. Fondé en 1835, votre groupe est présent dans l'ensemble des médias : la télévision et la radio, avec RTL Group, qui exploite à l'heure actuelle 68 chaînes de télévision et 31 stations de radio en Europe ; l'édition, avec Penguin Random House, première maison au monde ; la presse, avec Gruner + Jahr ; enfin, la musique, avec BMG.
Vous participez très directement au mouvement de concentration des médias en France, avec la cession des titres de presse de Prisma à Vivendi et le projet de fusion entre M6 et TF1, que l'Autorité de la concurrence et l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) examinent en ce moment.
Ce projet constitue l'une des thématiques majeures de notre commission d'enquête ; nous avons voulu vous auditionner afin de comprendre la stratégie de Bertelsmann. La vente de M6 à TF1 signifie-t-elle que votre groupe entend se retirer totalement des médias français, ou bien comptez-vous y rester présents, et sous quelle forme ?
Nous sommes également intéressés par les comparaisons possibles entre notre pays et l'Allemagne. Comment les questions liées au pluralisme sont-elles traitées dans ce pays ?
Étant citoyen étranger, même si vous vous exprimez à la perfection dans notre langue, vous n'avez pas à prêter serment, mais je ne doute pas que nos échanges seront marqués du sceau de la franchise !
Merci pour votre invitation. Né au Luxembourg, je suis de nationalité allemande, économiste de formation. J'ai 56 ans, parmi lesquels plus de trente ans d'expérience professionnelle et plus de vingt ans chez Bertelsmann, dont je suis le président-directeur général depuis dix ans, et RTL Group, que je dirige depuis trois ans.
RTL est le premier groupe européen de télévision et de radio ; via Fremantle, c'est l'un des plus importants producteurs indépendants du monde. Bertelsmann regroupe quatre métiers : les médias, les services, l'éducation et les investissements numériques. Son chiffre d'affaires en 2021 était de presque 19 milliards d'euros et il compte 140 000 employés dans plus de 50 pays. Le groupe a deux actionnaires : la fondation Bertelsmann, qui détient 80 % du capital, et la famille Mohn - descendants à la septième génération du fondateur - pour le reste. Nos valeurs essentielles sont la créativité et l'entrepreneuriat : nos managers sont des entrepreneurs avec une grande liberté de gestion ; les rédacteurs en chef sont responsables des contenus et de la ligne éditoriale de chaque média.
Depuis quelques années, je parle ouvertement de la nécessité de consolider les médias en Europe, afin d'y maintenir des groupes forts qui investissent dans les contenus et l'information indépendante pour les audiences locales et nationales. La consommation des médias, surtout en vidéo, est en hausse dans le monde entier. Malheureusement, la consommation de télévision traditionnelle est en baisse. Entre 2012 et 2019, la durée d'écoute de la télévision linéaire a baissé de 21 % en France chez les 25-49 ans, de 45 % chez les 15-24 ans. Le gagnant, c'est la vidéo en ligne, dominée par les groupes américains et maintenant chinois avec TikTok. Cette tendance n'est pas un phénomène français, mais global.
Il est donc impératif pour les opérateurs historiques d'investir dans la vidéo en ligne financée par la publicité ou les abonnements. Ils doivent y faire face aux géants américains - Google avec YouTube, Facebook et Instagram, Netflix, Amazon Prime et Disney - qui représentent une nouvelle dimension concurrentielle. Leurs capitalisations boursières sont volatiles, mais impressionnantes. Selon le Financial Times, les huit plus grands groupes de médias américains vont investir cette année plus de 100 milliards de dollars dans les contenus, dans ce qu'ils appellent la « guerre du streaming ». Leur position de marché est impressionnante : Netflix a 220 millions d'abonnés dans le monde, Amazon Prime 200 millions, Disney 118 millions ; Facebook a presque 2 milliards d'utilisateurs quotidiens, YouTube 1,8 milliard. Google et Facebook, désormais renommé Meta, captent plus de 70 % des recettes publicitaires numériques et toute la croissance. Alphabet, qui englobe Google, a généré au troisième trimestre 2021 65 milliards de dollars de chiffre d'affaires, dont 53 milliards de publicité, ce qui correspond à un taux de croissance de 41 % ; le chiffre d'affaires de Facebook est de 28 milliards de dollars, soit 33 % de croissance.
Les opérateurs historiques se trouvent en concurrence directe avec ces géants dans toutes les dimensions : consommation et production de contenus, talents et métiers, publicité et abonnements. Pour y faire face, il est impératif de former de grands groupes de médias et de travailler ensemble à l'échelle européenne.
C'est bien pourquoi nous avons proposé à Bouygues un rapprochement entre TF1 et M6. Nous avons vite constaté que Bouygues partageait notre analyse et notre vision stratégique. Nous nous sommes donc mis d'accord sur un projet ambitieux. Nous avons accepté que Bouygues soit l'actionnaire de référence du nouveau groupe, avec un contrôle exclusif ; nous en serons le deuxième actionnaire.
L'alternative aurait été de vendre M6. Nous avions reçu plusieurs offres intéressantes, mais nous sommes convaincus de l'intérêt, et même de la nécessité, du rapprochement avec TF1, dans l'intérêt du secteur audiovisuel français.
Les objectifs stratégiques du projet sont de former un groupe en position forte pour faire face à la concurrence des géants du numérique, d'investir dans des contenus, surtout français, accessibles à tous, dans une offre française de vidéo par abonnement, et dans une information indépendante et de qualité. Nous poursuivons la même stratégie dans d'autres pays, tels que les Pays-Bas, avec le rapprochement entre RTL et TALPA, la Belgique, avec la cession de RTL aux groupes Rossel et DPG Media, et l'Allemagne, avec la fusion entre RTL et Grunen + Jahr ; je suis en outre convaincu que RTL et ProSiebenSat.1 Media, les deux premiers groupes audiovisuels du pays, vont se rapprocher si les opérations actuelles en France et aux Pays-Bas se réalisent dans des conditions acceptables.
L'information est un élément essentiel de tous les programmes de radio et de télévision de RTL Group. En Allemagne, le groupe emploie plus de 1 500 journalistes, soit presque autant que le New York Times, et continue à embaucher. En Hongrie, les programmes de notre chaîne M-RTL sont la seule source d'information indépendante du pays. Les rédacteurs en chef sont partout responsables des contenus ; Bertelsmann et moi-même n'intervenons pas dans la ligne éditoriale. Le groupe RTL propose une information indépendante et de qualité ; cette indépendance est durable.
Dans le cadre du rapprochement entre TF1 et M6, les rédactions resteront indépendantes et les lignes éditoriales ne changeront pas. L'intention est de maintenir l'identité des différentes chaînes et programmes.
Les sources d'information se multiplient, sa diversité s'accroît, notamment au travers des réseaux sociaux. Les offres numériques par abonnement sont de plus en plus rentables. L'analyse qu'on peut faire de la concentration dépend du marché que l'on définit. Dans ma définition du marché de total video, il y a de plus en plus de concurrence et de diversité, donc moins de concentration, notamment du fait de l'arrivée des groupes américains. Les États-Unis ont eux-mêmes connu une vague d'intégration verticale qui se poursuit, comme en témoigne l'achat projeté d'Activision Blizzard par Microsoft. La raison stratégique principale de cette intégration verticale est le lancement de plateformes mondiales de streaming dotées de contenus exclusifs. Il est par conséquent de plus en plus difficile pour nous d'accéder aux productions américaines, ce qui nécessite d'investir plus dans les productions locales, ce qui est somme toute une très bonne nouvelle pour les producteurs européens comme nous.
La consolidation des opérateurs nationaux est impérative pour les préserver. Leur taille leur permettra de conserver une place importante dans le monde audiovisuel, mais en aucun cas une position dominante.
Merci d'avoir répondu à notre invitation alors que vous n'y étiez pas obligé ! Votre groupe représente une originalité dans le paysage audiovisuel français : nos grands groupes sont généralement possédés par des industriels dont l'activité principale ne s'exerce pas dans le domaine des médias. Bertelsmann est bien un groupe de médias, dont la dimension européenne nous intéresse beaucoup, car la concurrence avec les plateformes américaines ou chinoises doit se faire à cette échelle.
Vous possédez en France le groupe M6, avec les chaînes M6, W9, 6ter, Paris Première, Téva, Gulli, Canal J, Tiji, MCM, MCM Top, ou encore RFM TV, ainsi que les stations de radio RTL, RTL2 et Fun Radio. Vous êtes le leader du marché européen du divertissement, avec une part de marché d'environ 75 %.
Pouvez-vous préciser les raisons qui vous ont conduit à envisager la fusion avec TF1 du groupe M6, dont le président, M. Nicolas de Tavernost, vante depuis toujours l'indépendance ? Plutôt que de fusion, faudrait-il parler d'absorption par TF1, si Bouygues doit avoir le contrôle exclusif de la nouvelle entité ? À quelle hauteur entendez-vous rester au capital ?
Nous ne nous retirons pas du marché français. Nous resterons dans le capital du nouvel ensemble, à hauteur de 16,1 %, en partenariat avec Bouygues. Celui-ci aura bien le contrôle exclusif : nous avons accepté, pour des raisons industrielles, qu'un groupe français soit l'actionnaire de référence d'un tel grand groupe de médias français. Aucune consolidation n'est possible si tout le monde veut continuer à tout contrôler ! Nous resterons aussi présents en France par nos activités de production, avec Fremantle, et d'édition de musique, avec BMG.
Nous avons aussi vendu Prisma Media à Vivendi l'année dernière. Des options de consolidation entre M6 et Prisma avaient été étudiées, sur le modèle du rapprochement entre RTL et Gruner + Jahr en Allemagne, mais nous avons finalement donné la priorité aux discussions avec Bouygues ; nous sommes convaincus que Vivendi pourra développer ces titres.
Nous avons l'habitude de travailler avec des partenaires ; Bertelsmann a été bâti ainsi. L'important est de convenir d'une vision stratégique commune et de partager des valeurs. Il est important pour nous que les groupes auxquels nous participons soient gérés d'une certaine manière, sur le long terme. Nous ne voulons pas d'une optimisation des profits sur le court terme. Nous avons de très bonnes relations avec nos employés et leurs représentants, nous considérons que nous gérons le groupe ensemble. Cela n'empêche pas le succès commercial. En l'occurrence, nous avons constaté une convergence avec Bouygues sur ces valeurs.
Nous allons enfin apporter au nouvel ensemble toute notre expertise dans les médias mondiaux, les infrastructures de RTL Group et des occasions de collaboration dans la technologie et la production à l'échelle européenne. Je le répète : il est absolument nécessaire pour les groupes européens d'agir dans ce sens au quotidien, dès maintenant, pour faire face à la concurrence !
Si cette fusion allait à son terme, aux termes de la législation française, vous devriez céder trois des chaînes de télévision du groupe. Lesquelles céderiez-vous ?
Des réflexions sont menées à ce sujet, nous sommes conscients des exigences légales. Deux options sont possibles : céder des chaînes ou remettre leurs licences à l'Arcom. Nous sommes en train de tester le marché. M. de Tavernost pourra dès demain vous donner plus de détails, avant une réponse définitive dans les semaines qui viennent.
Vous avez déclaré que d'autres offres vous avaient été faites pour M6. Pouvez-vous nous dire de qui elles provenaient ?
Cela m'est impossible : je gère un groupe coté en Bourse et de telles informations sont confidentielles. M6 est un groupe très profitable, qui a suscité beaucoup d'intérêt en France comme à l'étranger.
La confidentialité des affaires que vous invoquez empêche quand même le public d'avoir une appréciation réelle des raisons qui conduisent à prendre certaines décisions qui ont un impact sur la diffusion de la culture et de l'information.
Quand deux groupes fusionnent, on entend toujours des déclarations rassurantes. Vous avez dit tenir à l'indépendance des rédactions ; vous avez même fait le lien entre l'indépendance de l'information et le nombre des journalistes. Aujourd'hui, la tendance est plutôt à la réduction du nombre des journalistes dans les programmes d'information. Confirmez-vous que les rédactions de M6, RTL et TF1 garderont leur indépendance et leur caractère distinct ? Qu'en est-il des projets de matinales communes, de créneaux partagés ?
L'indépendance des rédactions sera absolument maintenue ; elle représente même pour nous un élément commercial. L'intérêt pour l'information est plus élevé que jamais. En Allemagne, la crédibilité de RTL est équivalente à celle du service public. Nous y embauchons toujours plus de journalistes. Nous travaillons en France de la même façon : des journalistes indépendants, des rédacteurs en chef responsables des lignes éditoriales. Nous investissons dans M6 depuis 1987 et nous ne sommes jamais intervenus dans la ligne éditoriale. C'est dans notre intérêt de maintenir le caractère et l'identité des chaînes et des programmes. La fusion projetée ne conduira pas à une harmonisation générale ; la diversité est plus intéressante, elle permet de toucher différentes cibles d'audience.
Outre l'obligation de céder trois chaînes pour que la fusion soit autorisée, l'Autorité de la concurrence étudie le périmètre du marché pertinent. Selon une jurisprudence constante, un taux de 75 % représenterait un abus de position dominante. En Europe, au-delà de 50 %, il n'existe guère de débat sur le sujet... Vous estimez que le marché pertinent doit intégrer le numérique. Pourtant, vous avez insisté sur le fait que les programmes d'information restent fondamentaux. Or, l'information, comme le sport, constitue une des rares denrées audiovisuelles linéaires, car elle est instantanée.
Votre argument principal pour intégrer le numérique dans le marché pertinent réside dans la capacité à faire face à la concurrence des plateformes. Pourtant, elles semblent se réjouir d'une fusion entre TF1 et M6 qui conduirait à un élargissement dudit marché. Ainsi, elles ne se trouveraient plus en position dominante sur le marché du numérique et rencontreraient moins de difficultés avec l'Autorité de la concurrence. Que pensez-vous de cette réflexion ?
Je ne suis pas le porte-parole des plateformes, mais si nous mettons les choses en perspective, il me semble qu'une redéfinition du marché pertinent n'aurait pas d'impact sur la position des plateformes. De fait, en Allemagne, les recettes publicitaires de Google s'établissaient à 5,5 milliards d'euros l'an passé, contre 4,3 milliards d'euros pour celles de la télévision. La croissance de Google est interne et organique, que ni le droit de la concurrence ni la définition du marché pertinent n'empêchera.
Nous sommes convaincus que la définition historique du marché pertinent, celui de la télévision publicitaire, ne reflète pas la réalité de la concurrence, en raison de la convergence entre la publicité télévisée et la publicité digitale, qui crée des effets de substitution. Les opérateurs digitaux sont désormais en capacité de toucher une audience significative pour des campagnes de marque. La même convergence s'applique aux prix de la publicité. Une redéfinition du marché pertinent nous semble donc nécessaire.
Il suffit d'observer la tendance depuis 2015 : la publicité digitale continuera à croître, alors qu'elle représente déjà plus de 50 % des parts de marché, au détriment de la publicité télévisée. Je l'observe quotidiennement lors des échanges avec des annonceurs.
Pourriez-vous nous préciser ce que vous envisagez comme collaboration, notamment technologique, entre les grands groupes de médias nationaux ? Celui qui maîtrise la technologie possède un pouvoir indirect sur les autres structures. Bedrock, filiale de M6, est détenue majoritairement par le groupe RTL depuis 2019. Son capital sera-t-il affecté par le rapprochement avec TF1 ? L'entreprise fera-t-elle partie des sociétés qui seraient, dans un rapport équilibré en joint-venture par exemple, amenées à participer à cette collaboration ?
RTL, groupe européen, possède l'expérience du travail en commun entre plusieurs entités. Il existe notamment des synergies transfrontalières dans les domaines du savoir-faire, de la technologie, de la production, des échanges d'informations, bien que notre métier demeure majoritairement local.
Un travail commun pourra ainsi être envisagé s'agissant du streaming, en s'appuyant sur Bedrock, détenue à parts égales par RTL Group et M6, dont les 50 % intégreront l'ensemble formé avec TF1. La plateforme, au-delà de la France, est utilisée en Belgique, aux Pays-Bas et en Hongrie : une collaboration à l'échelle européenne existe donc déjà. Nous discutons avec plusieurs groupes européens pour les inviter à utiliser Bedrock.
Nous avons également développé une plateforme de publicité, notamment pour la publicité ciblée, forte d'un certain nombre d'utilisateurs européens.
Même si ma passion pour le ballon rond et mes responsabilités paternelles m'amènent de plus en plus souvent outre-Rhin, vous m'excuserez de ne pas m'exprimer dans la langue de Goethe, mais je vous remercie de manier brillamment celle de Victor Hugo.
Vous avez, dans votre propos liminaire, décrit votre démarche de façon extrêmement précise, en insistant sur l'historique familial du groupe et sur l'esprit d'entrepreneuriat et d'innovation qui y règnent.
En commission de la culture, nous avons entendu M. Olivier Roussat, votre homologue chez Bouygues, dont les propos s'accordent avec les vôtres. Le statu quo ne serait plus possible : la télévision décline.
Notre commission d'enquête porte sur la concentration des médias, certes sous un angle économique, mais également à l'aune du pluralisme et des conséquences d'une éventuelle rupture sur la démocratie.
Pouvez-vous nous expliquer ce qui existe en Allemagne pour assurer l'étanchéité entre les propriétaires et les rédactions ? Le principe vous semble évident, dites-vous, mais il le paraît moins en France... Comment garantir cette étanchéité ? Puisque la France et l'Allemagne se trouvent au coeur de l'Europe, pourriez-vous citer un système plus vertueux que le nôtre pour y parvenir d'un point de vue juridique ?
Ce principe appartient à la culture de l'entreprise, aux côtés des valeurs de créativité et d'entrepreneuriat. Il représente une des clés du succès du groupe en ce qui concerne les contenus, en matière d'information comme d'édition - nous publions chaque année plus de 15 000 nouveaux titres. Il revient aux éditeurs de décider ce qui est publié, selon leurs standards de qualité.
Évidemment, je n'interviens jamais dans la ligne éditoriale. Chaque jour sont prises au sein du groupe des milliers de décisions relatives aux contenus vus par plus de cinq cent millions de personnes. Je fais confiance aux responsables, sinon ce serait ingérable !
Nous investissons plus de 6 milliards d'euros chaque année dans les contenus. Mes équipes décident ; je n'ai pas besoin d'intervenir. Bien entendu, il existe un statut pour les journalistes et les rédacteurs en chef, mais la pratique, fondée sur une culture bien établie, fonctionne. Cela me semble plus efficace que les assurances écrites, que nous donnerons évidemment à la demande de l'Arcom.
En France, des règles formalisées existent pour garantir l'indépendance des journalistes et des rédactions. Vous disposez également de comités de déontologie. Il me semble que ces garde-fous fonctionnent.
Quelles sont, selon vous, les différences de méthodes de travail entre l'Allemagne et la France ? Les cadres juridiques dans lesquels vous évoluez vous apparaissent-ils fondamentalement différents ? Face à la concurrence des grandes plateformes américaines, vous estimez qu'il faudrait un alignement européen. La seule façon de résister serait-elle de constituer de grands groupes de médias ?
J'en suis convaincu. Nous faisons face à une concurrence d'une nouvelle dimension. Chaque fois que je regarde les résultats d'Alphabet, de Meta et des autres, je suis impressionné. Ces groupes possèdent une puissance considérable. Ils sont déjà établis en Europe ou proches de l'être. L'offre devrait encore croître...
Nous ne pourrons jamais égaler leur niveau d'investissement. En revanche, nous pouvons jouer la carte française, allemande ou autre pour nous différencier de plateformes focalisées sur les contenus américains. Là réside notre force ! Si nos activités de télévision et de streaming travaillent en collaboration, nous pouvons y arriver.
En Allemagne, nous avons ainsi lancé il y a deux ou trois ans un service de streaming payant : RTL +. L'an passé, nous avons conclu un partenariat avec Deutsche Telekom et investi significativement dans la plateforme, dans le marketing et les contenus. Nous comptons déjà plus de 2,7 millions d'abonnés en Allemagne et espérons atteindre notre objectif de 8 millions d'abonnés dans les années à venir, soit 20 % des foyers allemands.
Le début de succès constaté reste cependant insuffisant face à la concurrence des plateformes américaines - Netflix et Amazon comptent plus de 10 millions d'abonnés chacun en Allemagne. Aussi, nous investissons près de 500 millions d'euros dans notre offre vidéo en ligne et projetons de rassembler l'ensemble de nos médias - vidéo, audio et texte - en une offre unique personnalisée. Pour autant, nous arrivons tardivement sur le marché et notre seul avantage réside dans une offre de contenus allemands sur laquelle il nous faut miser.
La France accuse davantage de retard encore. Salto compte 500 000 abonnés seulement. En ce sens, l'opération entre TF1 et M6 semble impérative, afin d'accélérer les investissements et de profiter des synergies de savoir-faire et de contenus pour ne rien céder aux groupes américains et chinois. Nous augmenterons, à cet effet, nos investissements dans les contenus français, ce qui bénéficiera également au secteur de la production, déjà porté par les plateformes étrangères.
Nul doute que la seule option stratégique pour jouer un rôle significatif aux niveaux national et européen réside dans un rapprochement entre les grands groupes de médias.
En matière de réglementation, il existe bien sûr des différences entre l'Allemagne et la France : sur les trois médias et les licences hertziennes, la réglementation semble plus sévère en France. En Allemagne, il n'existe pas de limite à 49 %, par exemple, ce qui est moins contraignant. Cela étant, je ne suis pas ici pour critiquer quoi que ce soit ; j'accepte évidemment les règles des pays dans lesquels nous opérons au niveau européen.
Quid de la réglementation allemande sur les concentrations diagonales ? En France, un groupe ne peut être présent sur trois supports : radio, télévision, presse écrite.
En Allemagne, la commission de la concentration regarde effectivement cette dimension, mais nous avons réussi à bâtir un groupe multimédia présent dans tous les métiers de contenus - télévision, radio, streaming, podcasts, édition de livres, production - à la première place. On ne peut nier les éléments de convergence entre médias. Aussi, les médias en silos représentent, à mon sens, une perspective obsolète.
L'aspect européen apparaît extrêmement important dans la réglementation des plateformes. Deux initiatives sont en cours de discussion - le Digital service act (DSA) et le Digital market act (DMA) - pour la renforcer. En outre, la Commission européenne applique strictement le droit de la concurrence contre les plateformes, avec de sévères amendes à la clé. Pour autant, le droit audiovisuel dépend également de législations nationales très variées.
La cession des trois chaînes hertziennes n'a pas encore fait l'objet de décisions. Vous dites tester le marché... Quels critères retiendrez-vous au-delà de l'audience ? Quid de la spécificité, notamment pour une chaîne comme Gulli ?
Vous estimez la concentration inéluctable face aux géants américains, mais le paysage médiatique français se caractérise par sa détention par de grands industriels. Que pensez-vous du modèle de concentration verticale ? Les garde-fous existants vous semblent-ils suffisants pour garantir le pluralisme et l'indépendance des journalistes ?
Près de 115 milliards de dollars vont être dépensés en 2022 par les huit grands groupes de médias européens et américains pour la création de contenus audiovisuels et cinématographiques. Ce chiffre pourrait atteindre 172 milliards en 2025, soit cent fois plus que TF1 et M6. L'écart paraît gigantesque ! Vous semblez croire que l'originalité de nos contenus pourrait nous différencier sur le marché, mais n'est-il pas trop tard pour concurrencer les plateformes au niveau national et européen face à des chiffres si astronomiques ?
Effectivement, les grands groupes de médias investiront environ 100 milliards de dollars dans les contenus cette année, auxquels s'ajoutent 40 milliards de dollars dans le sport. Ce chiffre devrait continuer à augmenter. Reste à savoir si ces groupes seront tous profitables à l'horizon 2025...
L'ambition de RTL en Allemagne, comme de TF1 ou de M6 en France, n'est pas de conquérir le monde, mais de proposer une offre originale de contenus locaux qui attirent les audiences. Telle est la carte qu'ils peuvent jouer, car il n'y aurait aucun sens à vouloir imiter les grands groupes américains. À cet effet, ils doivent transférer leurs compétences de la télévision linéaire à la télévision non linéaire. Les chiffres que nous avons obtenus en Allemagne, où le nombre d'abonnés a augmenté de 120 % l'an passé, apparaissent encourageants. À l'échelle de la France, le rapprochement entre TF1 et M6 me semble donc indispensable.
L'intégration verticale existe également en Allemagne. Bertelsmann se trouve dans une situation particulière, car la famille a cédé après-guerre 80 % du capital à une fondation qui appartient au public allemand. Dans les groupes de médias allemands, les familles exercent une influence relativement directe. À la différence de la France, elles ne sont en revanche généralement pas investies dans d'autres activités.
S'agissant des garde-fous, je crois fermement que les opérateurs ont tout intérêt à préserver l'indépendance des journalistes et des rédactions. Le sujet relève de la culture et du droit, mais je ne suis pas en mesure d'estimer si une réforme de la réglementation s'impose en France. Il faudrait observer ce qui se passe au sein des rédactions. S'agissant de M6 et du pôle radio RTL, je ne crois pas qu'il existe de difficultés. Le statut des journalistes et le contrôle de l'Arcom me semblent suffisants.
Et en ce qui concerne les chaînes à céder, la décision dépend d'un aspect économique : il faut regarder l'impact sur les résultats de M6 ou de TF1 qui résulterait de telle ou telle cession, le prix de vente envisagé et, bien entendu, le positionnement de la chaîne, point qui relève du directeur de programme. En tout état de cause, on ne peut démarrer une opération de fusion en détruisant de la valeur, via la cession de chaînes.
Vous avez exprimé la nécessité de créer des géants médiatiques nationaux en Europe ; le streaming autour de contenus locaux serait la seule carte à jouer pour contrer les groupes américains. Ne faut-il pas, dès lors, réviser le droit européen, afin d'autoriser des rapprochements à plus grande échelle ?
RTL Group est un groupe européen audiovisuel depuis des années, mais les synergies transfrontalières sont limitées à la technologie, la production, l'échange de savoir-faire, même si elles créent de la valeur. De fait, nos métiers restent relativement locaux. Il faut donc jouer la carte locale qui nous différencie des plateformes américaines. Là réside d'ailleurs la clé du succès de RTL Group, dont la profitabilité provient à plus de 90 % des activités nationales.
Le droit européen ne nous empêche pas de créer des groupes européens : RTL Group existe, Mediaset aussi.
Vous avez déploré le retard pris par Salto. La plateforme a-t-elle encore du sens, notamment dans sa configuration actuelle avec France Télévisions, TF1 et M6 ? Avec la fusion, vous souhaitez accélérer les investissements dans le streaming. Cela se fera-t-il en lien avec Salto ou en dehors ?
Concernant la structuration du secteur audiovisuel français, croyez-vous qu'il reste une place pour un troisième acteur au côté du secteur public et des chaînes privées qui opèrent un rapprochement ?
En ce qui concerne le streaming, il me semble nécessaire de le gérer de manière intégrée et harmonisée avec les activités de télévision, compte tenu des synergies à l'oeuvre. En Allemagne, les mêmes équipes y sont ainsi dédiées et décident de la destination des programmes. Cela semble plus complexe chez Salto, partagé entre trois actionnaires. Nicolas de Tavernost vous le confirmera sûrement, mais si l'opération entre TF1 et M6 se fait, Salto sera notre outil de streaming.
La question d'un troisième acteur dans le paysage audiovisuel français dépend de l'ambition et des économies d'échelle. Je crois en la permanence d'un service public fort, malgré la discussion concernant la BBC au Royaume-Uni, aux côtés duquel les opérateurs traditionnels et les groupes américains et chinois peuvent cohabiter. Des groupes de taille moyenne pourraient jouer un rôle dans certaines niches, même si cela apparaît compliqué compte tenu du niveau d'investissement nécessaire.
Vous êtes un groupe exclusivement de médias, ce qu'il convient de mettre à votre actif, tout comme le fait que vous ne réduisiez pas le nombre de journalistes dans vos rédactions. Il n'y a, en effet, pas d'information sans journalistes...
Vous m'avez moins convaincu, en revanche, sur le respect absolu de l'indépendance de l'information et des rédactions. M. de Tavernost, en effet, que vous envisagez de mettre à la tête de l'entité formée par la fusion de TF1 et M6, revendique ouvertement un droit d'ingérence professionnel. Pensez-vous que le dirigeant d'un groupe de médias dispose d'un droit d'ingérence quasi universel sur les contenus diffusés ?
Je ne souhaite pas parler à la place de Nicolas de Tavernost, mais je ne pense pas que le droit d'ingérence auquel vous faites référence concerne la ligne éditoriale, le contenu des informations diffusées ou les enquêtes, mais plutôt les questions budgétaires.
Nous vous remercions pour la précision de vos réponses. Votre connaissance du secteur est évidemment précieuse pour éclairer la commission d'enquête.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 heures 15.