La réunion est ouverte à 15 heures 30.
Chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de monsieur Pascal Chevalier, président de Reworld Media.
Vous avez créé le groupe Reworld Media en 2012, avec monsieur Gautier Normand. En 2018, vous avez acquis les titres du groupe Mondadori, pour devenir le leader de la presse magazine payante en France avec 117 millions d'exemplaires vendus.
Votre groupe emploie 951 salariés dans 11 pays. Vous possédez en France 56 titres, dont les emblématiques Science & Vie, Télé Star et Auto Plus. Vous êtes également présents dans la télévision, avec des chaînes thématiques accessibles en ligne, et via les box.
Votre irruption dans la presse n'a pas été sans heurts, et a entraîné incompréhensions et réactions. Vous avez ainsi été critiqué pour votre vision de la profession de journaliste, notamment au moment du rachat de Mondadori, ou plus de la moitié des 330 journalistes du groupe ont fait valoir leur clause de cession.
Il vous est également reproché de privilégier une approche commerciale des contenus, avec une forte présence des annonceurs. Vous-même aviez déclaré être favorable à un rapprochement entre la rédaction et la régie publicitaire.
L'objet de la commission d'enquête n'est pas de juger votre modèle économique, mais de comprendre la logique de vos investissements dans la presse, et les risques éventuels liés à la concentration dans votre groupe d'un très grand nombre de titres. Nous sommes par ailleurs intéressés par votre vision du secteur, et les mouvements récents qui l'ont touché.
Je vais vous donner la parole pendant dix minutes pour un propos préalable, qui sera suivi de questions des sénatrices et sénateurs présents, à commencer par le rapporteur, David Assouline. Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objectif de la commission d'enquête.
Je vais vous inviter, monsieur Chevalier, à prêter serment en jurant de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, merci de m'accueillir.
J'ai 54 ans, je suis ingénieur de formation, et j'ai commencé ma carrière à la direction générale de l'Armement. Je suis arrivé dans le monde des médias après avoir entrepris des projets dans l'innovation pendant une trentaine d'années, toujours en France, avec des entreprises qui ont connu le succès également à l'étranger. Avant les médias, ma dernière entreprise était une agence, avec laquelle j'ai vécu la croissance de Google. Cette précision est importante pour comprendre ma présence dans les médias, et où se situe le problème de nos jours.
Jusqu'en 2012, je dirigeais une agence leader dans le secteur du marketing digital en Europe. Je dépensais alors pour le compte de mes clients plus de 300 millions d'euros par an destinés à Google, et malheureusement seulement quelques millions d'euros pour les groupes médias français de l'époque. J'ai alors pris conscience que ces groupes médias n'appréhendaient pas la réalité de la situation et la révolution liée au digital, à savoir que la force des Gafam leur permettait de s'emparer d'une très grande part du marché.
Devant l'échec de ces groupes de médias, je me suis dit, comme tout entrepreneur, que je devais m'y essayer. J'ai donc quitté le secteur des agences pour me consacrer pleinement aux médias, en créant ce groupe en 2012 avec Gautier Normand, en respectant une vision centrée sur l'innovation. Le marché des médias n'est pas en crise, il a déjà évolué.
Je vous propose quelques documents pour vous présenter le groupe Reworld Media, son activité présente et ses objectifs futurs.
Le groupe dispose aujourd'hui d'un millier de collaborateurs dans douze pays, et cette orientation vers l'étranger est importante, puisqu'elle représente 30 % de notre chiffre d'affaires. Reworld Media est côté en Bourse, avec un actionnariat principalement français. Nous avons contribué, avec les différents rachats, aux retours en France d'actifs français détenus par des actionnaires étrangers. Lorsque nous l'avons racheté, Mondadori appartenait à la famille Berlusconi, et nous sommes heureux que des marques médias soient à nouveau gérées par des actionnaires français. Entrer en Bourse constituait également une étape importante, en tant qu'élément de transparence et de communication.
Reworld Media dispose aujourd'hui de deux métiers. Nous sommes d'une part éditeurs de médias thématiques, de passionnés ni économiques ni politiques, et d'autre part, des techniciens, leaders européens de la publicité sur Internet, l'AdTech. Ces deux pôles d'activités sont importants, car ils représentent l'histoire du groupe, et un poids économique sensiblement équivalent l'un à l'autre.
Nous sommes donc créateurs de contenus, vendus à nos lecteurs, et nous sommes attachés à la qualité de ce contenu. Aujourd'hui, le lecteur achète du contenu selon différents formats : de l'écrit, de la vidéo, des podcasts... Nous devons travailler sur la pluridisciplinarité de ces contenus de qualité pour que nos lecteurs puissent les consommer sur les différents supports proposés aujourd'hui. Nous vivons avec notre temps, où le principal support s'avère être le téléphone portable, et nous produisons beaucoup de vidéos destinées à ce support.
Concernant notre autre métier, nous sommes une société technologique qui propose des logiciels à l'origine de la moitié de notre chiffre d'affaires. Dans ce cas, notre relation se noue avec un annonceur.
Il y a donc une véritable différence entre produire du contenu pour un lecteur et mettre en place des solutions publicitaires pour un annonceur. Cette dernière activité est gérée par des logiciels proposant des systèmes d'enchères automatiques, qui permettent d'acheter des publicités sur Internet pour cibler un profil de consommateur.
Le groupe présente 54 marques médias dans six univers thématiques regroupant pratiquement toutes les passions et les consommations. Comme déjà dit, nous n'avons pas souhaité nous positionner sur le marché des actualités ou de l'économie, le groupe couvrant à l'heure actuelle suffisamment de secteurs.
Demain, Reworld Media continuera à créer de la croissance et de l'innovation, car nous pensons que ce marché des médias a déjà évolué, et qu'il faut suivre cette évolution, accompagner les innovations, voire les devancer. Nous allons donc continuer à développer le digital, qui tire la croissance. Nous allons aussi poursuivre la création de contenus et de plateformes technologiques. Nous garderons par ailleurs notre culture entrepreneuriale qui nous a permis de créer ce groupe, en innovant, en restant agile, en vivant avec les évolutions sans chercher à les contrer, en travaillant avec les leaders du numérique tout en ayant conscience de leur taille, bien plus importante que la nôtre. J'ai appris ce matin les résultats de Google, de l'ordre de 61 milliards de dollars de recettes publicitaires, soit l'équivalent du chiffre d'affaires du groupe LVMH, ce qui est incroyable. Nous allons par ailleurs persévérer dans la diversification : édition de livres, formation ou microformation, organisation d'événements, et investissements dans la technologie dans un monde où il est nécessaire de maîtriser ses environnements pour suivre le marché.
Nous souhaitons donc nous inscrire dans la consolidation du marché européen, avec nos deux métiers, le contenu et les technologies.
Concernant la concentration des médias en France et en Europe, nous pensons que le marché évolue désormais vers un usage massif des canaux digitaux : mes quatre enfants ne regardent presque jamais la télévision, n'écoutent quasiment pas la radio, ne lisent pas de magazines, mais sont abonnés aux plateformes dont nous parlions (Netflix, etc.), et utilisent leur téléphone portable en permanence. Ce n'est pas un jugement de valeur, juste un constat. Nous avons donc une responsabilité de fournir à ces jeunes du contenu de qualité pour les supports qu'ils utilisent aujourd'hui.
Ce marché crée de nouveaux métiers, qui demandent de nouvelles formations. Certains métiers disparaissent, ce qui est à l'origine de tensions. Mais cela n'est pas synonyme de pertes d'emplois : nous allons devoir créer des formations pour accompagner des jeunes dans la recherche d'emplois liés à ces nouveaux secteurs, ou former les personnes déjà en place aujourd'hui. Le groupe investit depuis plusieurs années pour financer des écoles dans le domaine du marketing digital.
La concentration des marchés est une bonne chose si elle est accompagnée d'une stratégie offensive d'investissement et d'innovation. En revanche, si son seul objectif est de se contenter d'une vision défensive en réduisant simplement les coûts, ce sera un échec. Cela doit s'accompagner d'une véritable stratégie d'innovation et de croissance. Tout le monde me disait : « le marché de la presse va mal », et je répondais : « le marché des médias va bien ».
Ces médias français doivent être créateurs et acteurs de l'innovation. Nous ne pouvons pas nous contenter de constater que nos médias traditionnels, télévision, radio ou magazines papiers, connaissent des baisses d'audience, et d'attendre que ces médias ferment. Nous devons essayer de convaincre des investisseurs de prendre des risques pour récupérer une part de l'audience et du marché capté par les Gafam.
Les entreprises françaises possèdent les moyens, et disposent des meilleurs ingénieurs. Je constate avec plaisir que ces ingénieurs sont de moins en moins nombreux à partir à l'étranger. La prochaine vague du numérique doit être maîtrisée par nos entreprises.
En conclusion, Reworld Media est un groupe d'entrepreneurs français qui s'inscrit de manière durable dans l'innovation et la concentration du marché.
Je vous remercie, je laisse la parole à David Assouline pour la première question.
Bonjour monsieur Chevalier. Nos auditions très riches nous permettent d'aborder avec vous un groupe positionné dans une situation originale, mais qui assume honnêtement une approche de la question de la diffusion de l'information et de la connaissance, approche qui peut nous interroger.
Le nombre de titres que vous possédez est à peine moindre que celui du groupe Bolloré, mais très important : Auto Plus, L'Auto-journal, Auto-journal 4x4, Sport Auto, Media 365, Sports.fr, Football.fr, DZfoot, F1i.fr, Grazia, Biba, Marie France, Modes & Travaux, Nous deux, Veillées, Le Journal de la maison, Mon jardin & ma maison, L'Ami des jardins, Top Santé, Pleine Vie, Vital, Gourmand, Gueuleton, Tanin, Science & Vie, Science & Vie junior, Mon petit Science & Vie, Guerres & Histoire, Diapason, Closer, Mission Patrimoine, Entre Nous, Télé Star, Télé Poche, Cogite, etc., ainsi que des créateurs de contenus originaux et d'autres médias dans le marketing digital.
Cette liste non exhaustive n'est pas neutre au regard de la vie quotidienne des Français. Tous ces titres nous sont connus, dans des domaines où vous considérez qu'il s'agit uniquement de services, alors qu'il est question de diffusion d'informations, un travail professionnel normalement réalisé par des journalistes. Ce n'est pas une marchandise comme les autres, cela irrigue la vie quotidienne des Français, leur rapport à la culture, à la science, aux loisirs. Posséder une si grande partie de la presse magazine n'est pas anodin.
Vous avez utilisé une méthode : acheter des médias en difficulté pour vous élargir et pour qu'ils redeviennent bénéficiaires, en suivant une démarche contestée. Vous avez en effet remplacé les journalistes par des « chargés de contenus », et les responsables de rubriques par des « chargés de l'audience ». Vous utilisez beaucoup de références qui n'appartiennent pas au monde des médias, mais plutôt à celui de la start-up. Vous parlez ainsi de « marque média », et pas de média. En conséquence, la qualité des contenus sans journaliste n'est plus la même. Vous avez par ailleurs mené des plans sociaux avec des réductions drastiques d'effectifs.
Vous inventez une presse sans journaliste : pensez-vous vraiment, en étant à la tête d'un groupe de médias, ne pas avoir une mission liée à l'intérêt général, à l'information, à la diversité, à la connaissance, à la vie intellectuelle, à la vie des citoyens ? Votre investissement doit-il avoir comme seul moteur la rentabilité ?
Permettez-moi de corriger quelques points. Vous avez raison : en possédant un certain nombre de médias, je considère avoir une responsabilité que j'assume pleinement en tant qu'entrepreneur français.
Je vis aussi avec mon temps et mon environnement : mes lecteurs sont les seuls juges de paix que je dois servir. Lorsque ceux-ci cherchent à me lire sur un média sur lequel je ne suis pas présent, comme le téléphone portable, je dois m'efforcer de publier sur ce média en question.
Pourquoi le secteur de la presse est-il en difficulté ? Parce qu'il y a moins d'audience, et pas parce que le contenu a baissé en qualité. Il nous faut donc affronter les sujets et dire la vérité : il faut arrêter de produire sur les supports où les lecteurs sont moins nombreux, et se concentrer sur les supports où ils sont présents et où ils attendent. Nos marques pourront continuer à vivre à cette condition.
Je souhaite éviter les malentendus : vous passez d'un sujet à l'autre trop facilement. Bien entendu, l'avenir de la presse est dépendant en grande partie du numérique. Mais les rédacteurs sur Internet continuent d'être des journalistes. Il s'agit bien d'entreprises de presse. Or vous mélangez les deux et prétendez que la presse numérique moderne est une presse sans journaliste.
Vous reprenez sans doute des idées que vous avez lues, et je me permets de vous les expliquer, car le secteur réclame en effet des clarifications.
Quand nous affirmons que le secteur a changé, cela signifie que nos organisations doivent changer. Lorsque vous rachetez un magazine, vous allez investir pour développer la partie Internet, et pour cela créer des emplois. Concernant la partie papier, nous nous devons d'affronter la réalité d'une entreprise jamais restructurée. Oui, nous supprimons des emplois sur la partie « print », papier, mais nous créons des emplois dans le digital.
Vous savez qu'en France les journalistes ont un droit : la clause de cession. Les journalistes dont vous avez parlé ont décidé de faire jouer cette clause, en raison notamment d'un grand nombre d'années passées dans le groupe, etc. En interne, les jeunes ont pris la place des plus anciens. Mais dire que nous n'avons pas de journalistes est exagéré : nous sommes, avec plus de 800 journalistes dans le groupe, l'un des plus gros employeurs de France. Quelques articles présentent une autre réalité, mais je tenais à préciser ce fait.
Me confirmez-vous qu'à l'achat de Mondadori France, ce dernier disposait de 340 cartes de presse, et qu'il n'en restait que 150 en 2020 ? Ceci n'est pas une augmentation, mais une division par deux.
En dix ans d'histoire, nous avons créé au sein du groupe 1 000 emplois. Si vous ne prenez en compte que six mois de Marie France, première marque média rachetée, nous avons réduit les effectifs. Mais la transformation d'un média doit s'observer dans le temps.
Nous ne décidons pas de mettre fin aux contrats des journalistes : ils utilisent leur droit, et nous devons après nous organiser pour reformer des équipes et créer du contenu.
Le métier de journaliste a également évolué. Le contenu dépasse le cadre de l'écrit. Nous connaissons les « plumes », tout à fait respectables, mais nous avons aussi besoin de personnes maîtrisant la vidéo, et qui possèdent du charisme. Pour les podcasts, nous cherchons des voix. Nous recherchons également des photographes.
Certaines personnes qui ont mon âge expriment leur manque d'appétence pour le digital, ce que je comprends. Elles sont remplacées logiquement par des plus jeunes et plus appétents. Le métier ne connaît pas de problème, il a simplement évolué, et je me réjouis que les écoles de journalisme aient compris la nécessité de faire évoluer la formation, ce qui n'était pas le cas il y a dix ans.
Le magazine Marie France ne possédait pas de site Internet lors de son rachat, tout comme de nombreux titres de Mondadori. Nous avons donc dû investir massivement et restructurer les équipes. Dix ans plus tard, nous constatons les résultats positifs. Le nombre de lecteurs mensuels du magazine papier est passé de 100 000 à 60 000 ou 80 000 aujourd'hui, mais le site Internet est passé de 0 à 8 millions de visites par mois. Le lectorat est là, mais sur un nouveau support. Le contenu est de qualité, sinon il n'y aurait pas de lecteurs.
Vous parlez beaucoup de Marie France. Quand vous l'avez racheté, le magazine disposait de 28 journalistes. Aujourd'hui, il n'en compterait que deux : confirmez-vous ce chiffre ?
Le marché est différemment organisé, et la pandémie a accéléré cette transformation. Nous avons 800 journalistes dans le groupe, mais il n'est plus possible aujourd'hui d'être expert dans tous les domaines. Il est très important pour les marques médias et pour la créativité d'aller chercher des gens compétents et passionnés.
Il est très dur de les trouver. Certaines personnes, compétentes et passionnées, ne souhaitent pas travailler à temps plein, ou ont déménagé dans le sud de la France. Ils ne veulent donc pas être présents dans les bureaux, puis expriment l'envie de ne travailler que quelques heures par semaine. Nous nous organisons pour répondre à ces envies, car le plus important est de trouver l'expertise adéquate. Dans un magazine de cuisine, je préfère qu'un chef vienne parler de cuisine, et dans un magazine auto, j'apprécie de lire un pilote automobile.
Vous avez une conviction assumée de proposer des journaux sans journalistes.
Je suis le premier employeur de journalistes de France, avec 800 personnes.
Quand nous évoquons le cas précis de Mondadori avec une baisse du nombre de journalistes de 340 à 150, ou le cas de Marie France, vous ne répondez pas précisément, bien que, de toute évidence, vous êtes parfaitement informé de la situation de votre groupe.
Par ailleurs, vous avez régulièrement déclaré que la régie publicitaire et la rédaction doivent être fusionnées. Nous comprenons donc que vous privilégiez des rédacteurs de contenus aux journalistes, qui ont une déontologie. Ces rédacteurs devraient rédiger des contenus en fonction des annonceurs-cibles permettant d'attirer de la publicité. Il s'agit donc de publireportage, et pas d'information.
Quel état d'esprit se cache derrière cet objectif de fusion entre régie publicitaire et rédaction ?
Aujourd'hui, nous avons 800 journalistes, soit bien plus que lors de la création du groupe. Oui, j'assume la nécessité de restructuration après la reprise d'une marque média, puisqu'à terme, nous embauchons d'autres personnes, différentes de celles qui ont fait jouer leur clause de cession.
Concernant la partie publicitaire, vos propos ne peuvent s'appliquer au secteur du digital. Nous ne pouvons pas fusionner régie et rédaction, car la gestion des bandeaux publicitaires est automatique. Nous ne disposons pas d'équipe commerciale sur le terrain s'adressant à un client. Aujourd'hui, des plateformes d'enchères regroupent l'ensemble des marques médias et des annonceurs, qui entrent en rapport automatiquement par l'intermédiaire d'outils logiciels. La moitié de ce marché est détenu par les Gafam.
Nous ne fusionnerons pas non plus les équipes au sein de la presse papier. Dans le cadre de Reworld Media, le poids de la publicité papier, en décroissance, ne représente que 4 % du chiffre d'affaires. La globalité des marques médias ne vit pas de la publicité, mais des revenus de ses lecteurs. J'ai observé le modèle de Médiapart, et je l'apprécie. Avec un contenu de qualité, le lecteur accepte de payer. Nous avons commencé dans le digital en proposant des contenus gratuits, et cette approche était mauvaise.
Ces activités sont donc distinctes, comme précisé dans ma présentation, avec un pôle « BtoC », contenu proposé à un lecteur, et un pôle BtoB, solutions publicitaires pour des annonceurs. Il est important de comprendre que ces technologies sont tout à fait différentes. Le combat que nous devons mener n'est pas entre quelques groupes médias français. La question n'est pas de savoir si nous devons embaucher un ou plusieurs commerciaux pour les magazines dans un marché en décroissance. Nous devons nous battre pour récupérer des parts d'audience et de chiffre d'affaires dans la partie digitale, où nous avons perdu la guerre et où nous devons proposer de l'innovation.
J'ai fait un calcul à partir de vos chiffres, qui peuvent impressionner. Vous avez évoqué 54 médias et 800 journalistes, soit 15,8 par titre, chiffre assez faible.
Par ailleurs, votre groupe a engagé des poursuites judiciaires contre d'anciens salariés de vos publications, qui ont fondé le magazine Epsiloon. Pourtant, le nouveau rédacteur en chef de Science & Vie, Thomas Cavaillé-Fol, assurait que l'arrivée d'un nouveau magazine scientifique était une bonne nouvelle, et qu'il y avait de la place pour les deux médias.
Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ces poursuites ?
La concurrence est toujours saine, sauf quand elle est déloyale. Dans ce cas précis, je ne peux pas commenter une affaire judiciaire toujours en cours ni parler du contenu du dossier.
Je ne parle pas de l'instruction ni du jugement. Je souhaite simplement comprendre pourquoi une plainte a été déposée.
Lorsque vous décidez de quitter un employeur avec des mots que vous n'auriez peut-être pas dû prononcer, et que vous utilisez des informations, cela s'appelle de la concurrence déloyale. Certaines règles doivent être respectées. Je n'accuse personne en ce lieu et ne peux pas aborder le dossier, mais des limites doivent être posées dans certaines circonstances.
Concernant la question du journalisme, je consulte votre site Internet et sa rubrique Offre d'emplois. Vous recherchez actuellement plusieurs collaborateurs, dont des chargés de contenu, mais pas de journaliste. Qu'entendez-vous par « chargé de contenu » ? Par ailleurs, les 800 journalistes que vous évoquez correspondent-ils à 800 cartes de presse ?
Il y a 800 journalistes, et des cartes de presse en CDI, des pigistes avec des cartes de presse, et des personnes parties en province considérées comme des prestataires. Les 800 personnes évoquées ont une carte de journaliste. Mais le marché a évolué, et certains ne sont pas en CDI. Ils ont préféré créer leur structure et travailler pour plusieurs médias.
Concernant les chargés de contenus, de nouveaux métiers sont apparus dans le monde du digital. Un article doit être rédigé, mais il doit aussi bénéficier d'une bonne visibilité dans les moteurs de recherche comme Google, grâce à un bon référencement naturel. Nous parlons ici de techniques qui concernent les nouveaux métiers. C'est la raison pour laquelle nous favorisons la formation et les nouvelles écoles d'où seront issues des personnes capables de comprendre comment marche un algorithme, et de proposer les mots-clés les plus recherchés, pour que cet article remonte dans le moteur de recherche. Aujourd'hui, nous ne pouvons rien faire sans Google.
Nous connaissons cette problématique. Vous nous précisez donc que les chargés de contenus n'écrivent pas.
Certains chargés de contenus doivent écrire, mais d'autres présentent des compétences plus techniques et se concentrent sur la réécriture, pour s'assurer de la visibilité de l'article.
Je repose la même question pour que nous bénéficiions d'une réponse claire, car si nous ne comprenons pas, nous ne voyons comment les personnes qui nous écoutent pourraient comprendre. Vous parlez de 800 journalistes, de cartes de presse, de pigistes, et d'une troisième catégorie qui ne bénéficierait pas de la carte de presse. Quelle est la part de contrats précaires sur ces 800 journalistes ?
Je pense que nous disposons de 200 CDI et d'autant de prestataires externes.
Vous valorisez pourtant un nombre de 800 journalistes, alors que la grande majorité est en emploi précaire.
Un pigiste n'est pas précaire. Il dispose de compétences, et il peut travailler pour plusieurs personnes. Cette situation existe depuis très longtemps. D'autres ont décidé de partir en province : une ancienne rédactrice en chef d'un magazine de mode s'est installée dans le sud-ouest de la France pour monter une agence d'une vingtaine de personnes. Ils sont journalistes, possèdent une carte de presse et travaillent pour beaucoup de groupes différents. Il s'agit d'un choix de vie, pas de précarité. Mon métier est de m'assurer de trouver la bonne expertise et le bon contenu, comme tout le monde dans mon secteur.
Tout lecteur apprécie d'avoir comme référence quelqu'un disposant d'une vraie expertise et d'une passion. Je cherche toujours les personnes non seulement compétentes, mais aussi passionnées.
Monsieur Chevalier, je vous ai bien écouté, j'ai observé la présentation de votre groupe, et j'ai été surpris. Lors de cette présentation, vous avez parlé de coûts, de stratégie, de croissance, de digital. Vous avez donné un chiffre global du nombre de collaborateurs, mais sans jamais mettre en avant les journalistes. Ils sont pourtant à la base des médias que vous essayez de vendre aujourd'hui.
Par ailleurs, au regard de votre stratégie innovante comparée à d'autres groupes auditionnés, j'aimerais connaître la répartition de votre chiffre d'affaires entre la vente au numéro et le digital. Je souhaiterais également avoir connaissance de votre stratégie à venir. Vous avez déjà acheté beaucoup de titres : votre ambition est-elle de voir votre groupe grossir toujours plus, en étant à l'affût de toutes bonnes affaires, ou avez-vous des objectifs plus précis ? Enfin, que vous apporte le recrutement de Fleur Pellerin ?
J'ai beaucoup de respect pour tous les collaborateurs de notre groupe, y compris pour les journalistes. Tous les métiers sont importants, et je ne souhaite pas mettre en avant l'un plus que l'autre. Le succès de ce groupe tient aux femmes et aux hommes qui le composent, et qui pour moi se tiennent tous au même niveau.
Concernant le chiffre d'affaires, la répartition est de moitié pour le digital et de moitié pour la presse papier. Nous avons comme particularité d'avoir la moitié de notre chiffre d'affaires, essentiellement de la vente de contenu, par abonnement. Nous disposons de 2,3 millions d'abonnés à nos magazines, nos chaînes de télévision et nos sites Internet, ce qui fait sans doute de nous le leader du marché français. Depuis le début, nous avons décidé de proposer du contenu de qualité et de le vendre à un lecteur, ce qui est important pour dissocier la publicité du contenu. Bénéficier d'autant d'abonnés et de croissance, environ 30 % par an, signifie que le contenu est de qualité. Ce format est donc une réussite, comme pour Mediapart avec ses 200 000 abonnés.
Avoir un contenu de qualité nécessite du temps et de l'investissement, mais le résultat est là. L'abonnement est pour nous plus important que la vente à l'acte. Par ailleurs, le digital croît, quand la presse stagne ou connaît une légère décroissance.
Concernant la stratégie, nous disposons de suffisamment de marques médias pour poursuivre nos démarches sur les différents supports, podcasts, vidéos, etc. Nous souhaitons également conserver notre part de 30 % consacrée à l'international.
La concentration qui s'annonce dans le secteur des médias présente pour nous des opportunités d'acquérir d'autres marques. Nous pensons que la révolution vécue dans la presse existe pour la radio et pour la télévision linéaire. La télévision linéaire n'est pas la vidéo. La vidéo diffusée sur un écran mobile doit présenter un format court, et les messages doivent être très condensés. Le marché de la vidéo est intéressant sur un téléphone portable, avec des procédures qui doivent évoluer. La radio est également en crise, mais la croissance des podcasts est importante, et nous sommes l'un des principaux acteurs sur ce marché. Au regard du digital, le podcast propose un format long. Concernant l'écrit, le contenu digital est généralement très court, et il est difficile de proposer des articles longs aux lecteurs, plus encore pour les jeunes. Nous parvenons difficilement à capter ces derniers. L'enjeu pour les années à venir est d'être présents dans les réseaux sociaux, qui évoluent très rapidement. Facebook est aujourd'hui le réseau des parents. Les jeunes étaient sur Snapchat, qu'ils délaissent maintenant pour TikTok.
Comment un groupe comme le mien va-t-il pouvoir agir avec suffisamment d'agilité pour produire du contenu dans ces médias prisés par les jeunes générations, mes lecteurs de demain ? Cette question est très complexe et essentielle pour notre stratégie future. Nous sommes donc actifs dans les acquisitions, mais continuer à innover et à investir comme nous le faisons depuis dix ans se révèle de plus en plus délicat.
Fleur Pellerin nous a aidés pendant une période. Elle gère aujourd'hui un fonds d'investissement et a donc décidé de quitter notre groupe.
Monsieur Chevalier, vous êtes un homme d'affaires, à la recherche de nouveaux créneaux pour innover. Vous avez dit vouloir affronter les sujets et proposer du contenu qui réponde aux demandes des lecteurs. Vous vous reposez donc sur des études de marché, des études de tendance. Je crois que vous avez lancé fin 2021 un magazine trimestriel d'investigation, C'est off, dont le premier numéro est consacré à Éric Zemmour, et comporte une interview de monsieur Jean-Marie Le Pen et un entretien avec Alain Soral. Pourriez-vous nous informer sur les ventes de ce premier numéro les sujets qu'abordera le second ?
Par ailleurs, vous avez parlé de financement d'écoles de formation axées sur les technologies de l'information, les nouveaux métiers et les nouvelles formations : ces écoles existent-elles déjà, et si oui quels diplômes délivrent-elles ?
Reworld Media est un groupe qui innove dans les contenus, et nous créons plusieurs magazines : j'encourage les rédactions à « essayer », conformément à ma culture d'entrepreneur. Si vous n'essayez pas, vous n'allez pas réussir, et comme nous devons innover, il faut essayer.
Chaque rédaction nous propose de nouvelles marques. Celle dont vous nous parlez nous a été proposée. Je n'ai pas d'avis là-dessus. Pour être honnête, je n'ai pas lu le numéro un, et je ne connais pas le contenu du numéro deux. Je laisse libre cette équipe d'essayer. Ce magazine est vu comme politique au regard des prochaines élections, mais nous avons lancé des magazines sur le vin, sur la gastronomie, etc. Beaucoup de marques sont lancées par les rédactions, qui doivent faire preuve d'innovation. C'est off a été lancé par le pôle Divertissement. Chacun des pôles a pour ambition de créer de nouveaux produits.
Éric Zemmour et Alain Soral entrent-ils dans la catégorie « divertissement » ?
Les équipes de Closer sont à l'initiative de ce projet. Je les ai laissées essayer, puisqu'elles pensaient que c'était une bonne idée. Je n'ai vraiment pas de jugement sur ce sujet. Je possède une expertise dans certains domaines, mais je ne m'implique pas dans les rédactions. Je fais en sorte de m'entourer des meilleurs dans leur domaine.
Pour moi, le véritable juge, c'est le lecteur. Si le titre rencontre de l'audience, c'est qu'il est intéressant.
Le sujet de l'école est important. Nous avons beaucoup de mal à recruter, car un grand nombre de personnes répondent que le secteur est en crise. Dans les métiers où l'innovation est importante, nous ne trouvons pas de profils adéquats, particulièrement dans les grandes villes, où tout le monde possède un travail et où tous les jeunes trouvent de très bons emplois. Nous avons donc cherché à délocaliser de la connaissance dans les régions, et à y installer des écoles.
L'exemple évoqué précédemment est celui de la Digital Business School basée à Nîmes, ou plus précisément à Alès, dans un bassin d'emplois peu florissant, mais où nous avons trouvé un entrepreneur souhaitant monter une école, qui propose des formations qui font cruellement défaut. Le marché du digital en France représente 250 000 postes ouverts par an, quand les écoles forment 25 000 étudiants. Cette école forme des collaborateurs de très bon niveau, à bac + 2 et bac + 3. Nous avons recruté plusieurs étudiants. Ceux-ci ne souhaitent pas venir à Paris, et nous créons donc des bureaux dans les régions, à Aix, à Sophia-Antipolis, à Nantes, à Nîmes, avec des collaborateurs formés qui peuvent se rendre à Paris une fois par mois. Investir dans des écoles parce que nous n'arrivons pas à recruter et accepter d'ouvrir des bureaux en région constituent des démarches nouvelles pour nous.
Merci pour votre présentation. Vous utilisez un discours disruptif et un raisonnement d'ingénieur. Vous nous annoncez une révolution supplémentaire dont vous souhaitez être l'un des principaux acteurs. Nous mesurons l'enjeu que représentent les Gafam. Ce discours peut nous perturber, mais aussi nous intéresser. Vous ne parlez pas de titres ni de presse, mais de marques médias. Quel statut donnez-vous à l'information, au contenu rédactionnel, quelles garanties donnez-vous ? Pour que vos marques médias prospèrent et qu'elles soient lues, elles doivent présenter un contenu qualitatif et donc journalistique. Vous estimez que la passion compte autant que l'expertise, mais concernant les journalistes, nous pensons que, si la concentration est inévitable, elle doit être régulée, grâce notamment à l'indépendance rédactionnelle.
Nous vous entendons peu sur ce point. La technologie est un atout, mais cette absence d'indépendance rédactionnelle ne constitue-t-elle pas une faiblesse pour vous et votre groupe ? Cette absence de garanties et de rigueur journalistique n'entraîne-t-elle pas de risques de collusion avec des intérêts économiques ?
Il n'y a pas de lien entre la publicité et le contenu, surtout dans le digital. L'équivalent du publireportage sur Internet n'est pas possible. Le bandeau publicitaire se vend automatiquement à l'aide de logiciels. Je n'ai pas inventé cette méthode, qui provient des Gafam.
En revanche, vous avez raison : pour un groupe médias, la qualité du contenu est primordiale. Nous avons donc pris deux décisions importantes lors de la création du groupe : séparer la monétisation et le contenu, qui constituent deux branches différentes. Le contenu doit être acheté par le lecteur, et pour cela il doit être de qualité.
Pour ce contenu, nous devons embaucher les meilleurs patrons de rédaction et leur laisser la totale liberté, ce qui est le cas : je respecte le fait que le contenu doit être réalisé par des professionnels, et je respecte leurs compétences. Je ne suis pas compétent dans tous les domaines. Nous gérons avec Gautier Normand beaucoup de choses, mais nous n'avons pas de compétences pour intervenir dans 54 marques médias.
Notre groupe a pour particularité de disposer de médias de passionnés. L'importance ne réside pas dans le statut de journaliste du rédacteur, mais dans sa compétence et sa passion. Le groupe fait travailler 800 journalistes et un grand nombre d'experts. Nous avons élargi le comité scientifique de Science & Vie, car les sciences deviennent complexes. Nous faisons ainsi intervenir un astronaute passionnant, mais pas du tout journaliste, et ses interventions en vidéo ou en podcast sont formidables. Le rédacteur en chef est un journaliste. Nous laissons à ces rédacteurs en chef et à ces responsables la latitude pour recruter des experts, capables de nous transmettre leur passion.
Comparée à celle d'autres groupes de presse, la santé financière de Reworld Media est florissante. Vous attribuez cette réussite à votre capacité à numériser les titres de presse, ce qui passe par la réduction des rédactions et donc des cartes de presse. Beaucoup de contenus éditoriaux sont désormais produits par des agences extérieures, et de nombreux articles sont financés par des marques pour leur promotion.
Avec ce mécanisme, n'y a-t-il pas confusion entre la communication et le travail journalistique ? Le métier de journaliste de presse doit-il être au service du lecteur ou des entreprises qui achètent des espaces publicitaires, dont la ligne est à chaque fois plus difficile à déterminer ?
Je vais formuler à nouveau la même réponse. Ces deux domaines sont séparés, et la confusion est impossible dans le monde du digital, car l'annonceur n'a aucun lien avec la rédaction. Le publireportage n'existe pas. Les formats pour Internet sont très courts. Si cette possibilité de confusion existait, nous aurions intérêt à proposer des formats longs pour convaincre un consommateur. L'espace n'est pas du tout adapté à cette démarche. Vous devez comprendre que le processus dans le monde du digital est différent.
Concernant notre bonne santé financière, la première raison se trouve dans l'énergie des entrepreneurs de ce groupe. Nous en sommes les premiers actionnaires, nous avons abordé ce marché en ayant conscience de la nécessité des restructurations et d'y apporter de l'innovation. Dix ans après notre arrivée, les résultats sont positifs, bien plus en raison de nos démarches innovatrices que des restructurations des premiers mois. Les premiers mois sont toujours difficiles, mais s'ils sont accompagnés d'un discours volontariste sur l'innovation et l'investissement, les résultats suivent. Aujourd'hui, les femmes et les hommes qui composent Reworld Media sont ravis d'y travailler. Ils ont accepté que le marché de la presse seul ne pouvait pas suffire. Tout le monde aujourd'hui en est convaincu.
En tant qu'entrepreneur français, je ne souhaite pas manquer la prochaine révolution menée par les futurs Gafam. Je ne connais pas l'identité de ces derniers, mais je veux y participer sans avoir à regretter dans dix ans mon inaction. Nous ne devons pas nous reposer sur des règles édictées a posteriori ou des procès pour récupérer quelques millions d'euros quand une entreprise comme Google gagne 61 milliards de dollars. Cette guerre actuelle est perdue, mais nous devons tous nous mobiliser pour ne pas rater les prochaines vagues.
Quand vous avez la chance d'avoir des entrepreneurs souhaitant investir pour développer ce marché de médias, vous devez les soutenir et pas les contraindre. Nous sommes quelques-uns à être venus vous voir avec une volonté d'investir, et il faut nous aider. Le combat est contre les Gafam, pas contre nous. Je suis entrepreneur français, dont la société est cotée en Bourse, je rachète des titres partis à l'étranger : aidez-moi à innover et à créer de l'emploi.
Bonjour, monsieur Chevalier, merci pour votre présentation. Vous avez précisé être intéressé par le mouvement de concentration : avez-vous des projets précis de nouvelles acquisitions, et si oui à quel moment avez-vous l'intention d'accroître la dimension de votre groupe ?
Le groupe va continuer de croître naturellement, parce que nos métiers présentent de la croissance. Nos éventuelles acquisitions vont dépendre de la concentration des médias et des différentes marques qui pourraient être cédées.
Nous sommes entrés dans le domaine de la télévision en produisant de la vidéo sur des formats web, puis nous possédons une dizaine de chaînes, dont une en collaboration avec le CNOSF, Sport en france. Nous gardons le même modèle, à savoir essayer de comprendre, créer du contenu qui sera acheté par le lecteur, et regarder le modèle économique, pour éviter d'investir dans un média sans pérennité.
Nous nous intéressons à la radio par les podcasts, ainsi qu'à l'édition : posséder un magazine de cuisine peut nous pousser à produire des livres de recettes. Une marque média doit permettre d'adresser différents types d'informations à une communauté de passionnés. Enfin, concernant la partie événementielle, nous avons pris une participation dans Hopscotch, actionnaire du Mondial de l'automobile. Nous pensons que le monde de l'événementiel possède un avenir malgré la crise sanitaire. Nous y entrons avec une vision d'entrepreneur au long terme, et nous pensons qu'il faut maintenir le Mondial de l'automobile en France.
Pourriez-vous préciser vos propos concernant votre définition d'un contenu de qualité ? Pour vous, un contenu de qualité est-il celui qui trouve un lecteur ? Ne voyez-vous pas d'autres critères à prendre en compte pour définir un contenu de qualité ?
Pensez-vous à un critère de publicité ?
Nous ne sommes pas confrontés au sujet des fake news dans notre domaine. La recette de la tartiflette n'évolue pas tous les ans, et j'ai peu de raisons de me tromper en la publiant. La situation est identique pour un essai automobile.
Cette information de qualité doit trouver son lecteur. Dans le domaine de la santé ou de la science, nous devons nous assurer que celui qui va produire l'information est un expert. En proposant un article dans Top Santé écrit par un médecin, je bénéficie d'une caution médicale très importante. L'expert aujourd'hui représente une véritable caution.
Il n'y a donc que des experts qui écrivent dans une revue comme Science & Vie.
Je ne comprends pas pourquoi ce sujet revient toujours, alors qu'il ne devrait pas être au centre de cette discussion sur les concentrations. Encore une fois, nous avons 800 journalistes. Vous avez sans doute lu un article ancien, mais son contenu ne reflète pas la réalité, et vous pouvez vous en rendre compte en visitant nos locaux quand vous le souhaitez. Vous pourrez rencontrer le rédacteur en chef de Science & Vie, présent depuis très longtemps dans notre groupe, et qui a remplacé son ancien patron. Ce jeune journaliste a l'humilité de reconnaître qu'il ne peut pas être compétent dans tous les domaines, et s'il a besoin de compétences dans le domaine de l'hydrogène, il va chercher un expert qui rédigera l'article, sous sa supervision. L'expertise doit être trouvée là où elle est.
Pas seulement : lorsque vous êtes face à des sujets très pointus, vous devez bénéficier d'avis d'experts capables de décoder de manière simple un message compliqué. J'ai été élevé avec Science & Vie. Lorsque je lisais des sujets qui me passionnaient, j'avais besoin d'explications simples et concises, au regard du peu de pages consacrées à un sujet dans un magazine. Nous avons deux domaines importants dans notre groupe : la santé et la science.
Oui, nous en avons. Mais si votre question concerne la publicité, il arrive fréquemment qu'un rédacteur en chef refuse un annonceur, par choix.
Je n'avais pas d'idée préconçue, ma question était simplement factuelle.
Cette déontologie fait partie de notre ADN et existe de facto lorsque j'estime ne pas être compétent, et en décidant de ne pas m'impliquer dans le travail des rédactions. En revanche, il est important de demander à ces rédactions de faire en sorte que l'information que vous allez produire soit toujours la plus pertinente possible. C'est à eux de s'assurer de la véracité de l'information et de son caractère pédagogique.
Votre groupe fait-il partie du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) ?
Cette audition s'achève, et je souhaite vous faire part de notre état d'esprit. Vous avez le sentiment que nous sommes hors du sujet de la concentration des médias dans les questions que nous vous posons. Nous avons pleinement conscience que le monde des médias et de la presse connaît une révolution, avec l'entrée dans l'ère numérique, l'obligeant à revoir ses règles de concentration. Nous ne sommes donc pas passéistes. Dans ce mouvement désordonné et sauvage, avec une domination des plateformes étrangères, nous souhaitons préserver la richesse et l'utilité de la presse, y compris magazine. Celle-ci est souvent décriée, car liée au divertissement ou à la vie quotidienne des Français. A ce propos, ce que vous avez développé et assumé est très surprenant. Vous pariez sur un achat de titres, pour certains prestigieux comme Science & Vie. Leurs lecteurs possédaient un lien fort avec ces titres, et nous constaterons dans quelques années si, avec un contenu amoindri, ces lecteurs seront dupes. Vous achetez des lecteurs et de la data liés à des marques ayant acquis leur prestige grâce au travail de journalistes.
Vous persévérez sur le sujet du nombre de journalistes.
J'aborde les sujets comme je veux, et vous répondez comme vous le souhaitez.
Je vous invite dans nos bureaux.
L'exemple de Science & Vie est important : le magazine possédait une rédaction qui avait la confiance des lecteurs et qui constituait une référence journalistique. Les journalistes scientifiques existent, alors que vous créez une distinction entre le journaliste et l'expert.
Lisez-vous Science & Vie ?
Nous pouvons lire les avis d'un grand chef dans un magazine de cuisine, et des spécialistes interviennent dans toute la presse d'information. Mais vous remplacez le journaliste par ces spécialistes, et vous mêlez dans ce processus la publicité. Nous nous trouvons donc face à un danger de l'appauvrissement des contenus, puisque nous avons l'impression que la fabrication de l'information sera liée à la vente de produits aux lecteurs. L'information est traitée comme une marchandise quelconque, et pas comme un domaine à part, respectant des règles déontologiques, écrite par des journalistes formés, ce qui permet de la distinguer des contenus trouvés sur le Net.
Vous assumez ce modèle économique, et je répète que ce modèle de concentration comporte un risque de voir disparaître le journalisme.
J'ai passé une heure et demie à tenter de vous faire comprendre quelque chose, mais malheureusement sans succès. Je vais vous envoyer dans un premier temps un magazine Science & Vie, et vous pourrez constater la qualité de son contenu, raison pour laquelle nos audiences progressent. Je vous invite par ailleurs dans nos bureaux pour rencontrer les équipes éditoriales et constater que vos propos ne correspondent pas à la réalité.
Un magazine possède un rédacteur en chef, journaliste, qui bénéficie d'une équipe et de la liberté de choisir des journalistes ou des experts extérieurs pour travailler avec lui. Il n'y a pas de collusion possible avec la publicité, surtout avec Science & Vie qui n'en présente quasiment pas. La publicité est très présente dans les magazines féminins, mais un magazine avec trop de publicité ne marche pas bien. Une nouvelle fois, ma conviction est de séparer les deux domaines.
Par ailleurs, nous nous trompons de combat : nous ne pourrons pas garder les journalistes dans un secteur en décroissance. Notre préoccupation porte sur les Gafam et les moyens pour ne plus être supplantés par eux.
Vous demeurez dans cette logique unique de lutte contre les Gafam. Sachez que nous vous écoutons et que nous avons entendu un certain nombre de vos explications. Mais êtes-vous conscient qu'en suivant cette logique jusqu'au bout, des algorithmes suffiront à terme à créer de l'information sans intervention humaine ?
L'algorithme dont je parlais concernait la gestion du bandeau publicitaire, pas le contenu.
Je souhaitais vous faire comprendre que, lorsque nous parlons de presse, nous parlons de journalistes. Nous inventerons peut-être autre chose, mais il ne s'agira alors plus de presse. Nous parlerons peut-être de publicité adressée à des datas.
Je comprends votre point de vue, mais je tiens à vous rassurer : l'ingénieur que je suis a été élevé avec Science & Vie, et je protégerai cette marque centenaire. Je me considère comme un passager de ce magazine, qui doit lui permettre de bénéficier d'une nouvelle vie dans le digital, notamment avec les lecteurs de demain que sont mes enfants.
Nous ne devons pas craindre les évolutions technologiques : nous devons vivre avec. Je ne pense pas que nous pourrons, demain, créer du contenu automatique, car vous ne pourrez pas transmettre cette passion si importante qui doit lier un média à son lecteur.
La crise actuelle de certains groupes du secteur vient du manque d'innovation, et nous devons agir maintenant. Nous ne devons pas nous faire doubler par les majors qui arrivent sur le marché comme Netflix, etc.
Je n'ai pas pu assister au début de votre audition en raison d'une intervention en séance, mais je souhaitais faire une mise au point. Monsieur le rapporteur, dans ses derniers propos, a exprimé « notre état d'esprit ». Je tenais à préciser clairement que si le rôle d'un rapporteur est éminemment important dans une commission d'enquête, il ne peut s'exprimer qu'en son nom. Ce n'est pas mon état d'esprit, et ce n'est pas non plus celui de bon nombre des membres de cette commission.
Je reprendrais enfin un des propos de M. Chevalier : heureusement, la passion ne pourra jamais être automatisée.
Monsieur Chevalier, merci pour les réponses que vous nous avez apportées. Notre audition se termine.
Merci à vous, et soyez rassurés : nous continuerons à créer du contenu et à protéger ces belles marques médias.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 45.