Notre mission d'information poursuit ses travaux avec l'audition de M. Morgan Larhant, sous-directeur en charge notamment de l'Europe et de l'agriculture à la direction du budget du ministère de l'action et des comptes publics. M. Larhant est accompagné de Mme Anne-Céline Didier, cheffe du bureau Finances et politiques de l'Union européenne.
Je souhaite tout d'abord excuser notre présidente, Mme Laurence Harribey, qui ne peut malheureusement pas être présente à cette audition.
Notre mission d'information a pour objectif de mieux cerner les difficultés rencontrées dans l'utilisation des fonds européens. Certes, beaucoup de choses vont bien, mais les acteurs sont confrontés à une très grande complexité des procédures et certains fonds sont largement sous-consommés.
Dans ce contexte, quelle est la réalité de cette sous-consommation ? Quelle est la compétence de la direction du budget en matière de contrôle des fonds européens ? Comment articule-t-elle son action avec les missions de la commission interministérielle de coordination des contrôles ? En ce qui concerne la prochaine programmation financière 2021-2027, quelle appréciation portez-vous sur les propositions de la Commission européenne ? Comment pourrait-on améliorer la gestion des fonds européens ? Comment faire en sorte que ces programmes ne démarrent pas avec autant de retard, parfois trois ans ?
L'objet de votre mission d'information est une question essentielle du fait des volumes financiers en jeu - ils sont maintenant très importants - et parce qu'elle conditionne largement l'efficacité de l'action publique et l'appréciation que nos concitoyens portent sur l'Union européenne.
Par rapport à un certain nombre d'organismes que vous avez déjà auditionnés, la direction du budget a une vision plus globale et moins opérationnelle. Ses missions sont fixées par un décret du 27 mars 2007, qui prévoit notamment que la direction assure le « suivi des aspects budgétaires des travaux relatifs aux politiques européennes, à leur évolution pluriannuelle, aux modes de financement de l'Union européenne ainsi qu'à l'élaboration et à l'exécution du budget communautaire annuel ». D'un côté, nous assurons la mise à disposition de la contribution de la France à l'Union européenne, de l'autre, nous sommes l'ordonnateur du compte mutualisé et nous mettons les crédits à la disposition des organismes nationaux payeurs, notamment l'Agence de services et de paiement (ASP).
Dans ce cadre, nous suivons la consommation des crédits au niveau global, mais nous n'opérons ni contrôle ni certification et nous ne sommes pas impliqués directement dans la gestion. En revanche, nous jouons un rôle pour maximiser les retours pour la France, notamment au moment de la renégociation du cadre financier pluriannuel.
À quel niveau la France se situe-t-elle par rapport aux autres États membres ? En fait, il n'est pas évident de répondre à cette question car tout dépend du thermomètre utilisé...
Il existe aujourd'hui cinq fonds européens structurels et d'investissement (FESI) : le fonds européen de développement régional (FEDER), le fonds social européen (FSE), le fonds de cohésion, le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) et le fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP). Ces fonds, régis par un règlement portant dispositions communes, devraient être plus nombreux dans la prochaine programmation pluriannuelle.
Chaque fonds obéit à des logiques différentes. La France se situe de manière globale dans la moyenne européenne, sauf pour le programme Leader, où les retards sont extrêmement importants. Pour le FEADER, le taux de décaissement atteint 52 % en France mi-juin 2019, contre 45 % en moyenne dans l'Union européenne. Pour les fonds de cohésion, nous sommes dans la moyenne avec un taux de 28 %.
Au-delà de ce constat général, deux aspects peuvent être mis en exergue : de grandes disparités régionales et une singularité ultramarine. Ainsi, l'exécution des fonds va de 13 % à 39 % selon les régions pour le FEDER, le FSE et l'Initiative pour l'emploi des jeunes (IEJ), et les taux sont toujours très faibles outre-mer : 18 % pour le FSE en Martinique, 19 % à Mayotte pour le FEDER et le FSE, etc. Il est évidemment difficile de comparer les régions d'outre-mer à la métropole, mais même en comparaison des autres régions ultrapériphériques de l'Union européenne, comme Madère ou les Açores, la France ne se classe pas bien, ce qui mériterait d'être analysé.
Des traits communs à ces retards peuvent être identifiés : une adoption tardive des règlements sectoriels ; un chaînage laborieux entre cette adoption et l'agrément de la programmation, c'est-à-dire les accords de partenariat ; la multiplication des programmes opérationnels ; les difficultés que rencontrent les systèmes d'information, malgré les importants investissements réalisés, à prendre en compte un grand nombre de situations différentes ; le saupoudrage. Le Commissariat général à l'égalité des territoires a fait des propositions sur certains de ces aspects, notamment sur la multiplication des programmes opérationnels, mais nous ne pourrons jamais aboutir à un modèle unique.
Un autre élément s'est ajouté en ce qui concerne le FEADER pour le cadre financier 2014-2020 : la mise en oeuvre du registre parcellaire graphique, qui a mobilisé des ressources et entraîné des retards. En outre, le processus de décentralisation des compétences n'a pas atteint son plein équilibre sur ce fonds, ce qui pose la question de la prochaine programmation : comment la France doit-elle s'organiser pour gérer les fonds européens ? Le Président de la République a d'ailleurs parlé de « désenchevêtrement » des compétences.
Ces retards ont des conséquences concrètes sur le budget de l'Union européenne, donc sur la contribution française. Ils ont ainsi conduit à une augmentation importante des restes à liquider, qui devraient atteindre 300 milliards d'euros à la fin de 2020. Cette augmentation tend à rigidifier le budget de l'Union : ainsi, lors des deux premières années du prochain cadre financier, plus de 50 % des crédits seront consacrés au paiement des restes à liquider. De ce fait, le montant exact de la contribution de la France a fortement varié ; il a atteint un point bas en 2017. Nous sommes dans une phase de rattrapage, mais les choses ne vont pas aussi rapidement que ce que nous avions modélisé.
En ce qui concerne les retours pour la France, un « jaune » budgétaire, c'est-à-dire une annexe au projet de loi de finances, est consacré chaque année à cette question. Sur le temps long, ces retours diminuent, tant sur la politique agricole commune (PAC) du fait de la montée en puissance du second pilier que sur les autres fonds européens, notamment en raison des élargissements successifs. Cependant, nous pouvons faire mieux pour maximiser les retours pour la France.
Pour cela, il faut distinguer les programmes dont la gestion est partagée avec les États membres et ceux qui sont directement gérés par la Commission européenne. La stratégie n'est pas la même. Dans le premier cas, il nous faut agir principalement au moment de la négociation du cadre financier et des règlements sectoriels. Dans le second cas, par exemple dans le domaine de la recherche, il faut inciter les opérateurs à répondre aux appels d'offres, ce qui pose une question de gouvernance interne à la France.
Plus nous avançons dans nos travaux, plus nous nous rendons compte que nous nous situons à un moment clé ! Nous pouvons déjà établir un pré-bilan de la période 2014-2020 et l'Union européenne débat des priorités de la programmation 2021-2027. Il est vrai que l'intitulé de notre mission, qui évoque une sous-utilisation chronique des fonds européens, est sans doute à relativiser, mais il correspond au ressenti du terrain. C'est pourquoi il est important de connaître la réalité et de l'analyser.
La loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles, dite loi Maptam, a prévu le transfert aux régions de certaines compétences, ce qui a clairement ralenti les procédures. Nous pouvons donc envisager l'avenir avec optimisme, mais encore faut-il s'en donner les moyens !
Vous nous avez indiqué que la France se situait dans la moyenne européenne, sauf pour le programme Leader et en outre-mer. Quels sont les taux de consommation de Leader ? Comment améliorer les choses ?
Leader a été identifié comme étant l'un des deux points noirs - nous étions à l'avant-dernier rang en Europe... - et une mobilisation a eu lieu depuis plus d'un an. À la fin du mois de mars 2019, 18 % de l'enveloppe, qui s'élève à un peu moins de 700 millions d'euros, ont été engagés, mais 6 % seulement ont été payés. Ces taux restent anormalement faibles, mais la dynamique est meilleure. Nous sommes entrés dans une phase intensive de gestion et d'instruction et les régions constatent un déstockage dans le nombre de dossiers. On peut donc s'attendre à ce que ces taux augmentent. Dans le cadre actuel, nous avons jusqu'à 2023 pour dépenser ces crédits.
Pour l'avenir, nous devons prévoir des mesures correctrices. Il faut noter de ce point de vue l'extrême diversité des projets finançables, ce qui explique la mise en place de près de600 modules informatiques de gestion ! Nous devrons donc certainement mieux standardiser les choses pour éviter l'éparpillement. Cependant, nous étions dans une phase d'adaptation et la consommation des crédits devrait donc s'améliorer.
Apporter une réponse au constat que chacun peut formuler sur l'outre-mer n'est guère évident. La Cour des comptes a récemment mené une évaluation à ce sujet ; elle a constaté des difficultés en matière d'assistance technique sur les dossiers européens et a proposé de mieux flécher l'enveloppe dédiée à ces sujets. Il faut aussi faire en sorte que les projets structurants qui sont choisis correspondent pleinement aux objectifs prioritaires des fonds.
Je crois aussi que notre mission d'information tombe à point nommé. Vous avez évoqué une consommation des crédits qui se situe globalement dans la moyenne, mais les choses sont vécues très différemment sur le terrain. Or c'est la température ressentie qui est importante ! Dans l'agriculture, tout s'est incroyablement complexifié. C'est peut-être plus vrai en France qu'ailleurs !
Il y a encore dix ans, un agriculteur pouvait remplir seul sa déclaration annuelle ; c'est à peu près impossible aujourd'hui, il doit faire appel à un prestataire ! Nous sommes dans l'outrance. La transformation de la PAC a entraîné une multiplication des formulaires et des contrôles.
J'ajoute que l'on ne doit pas sous-estimer l'impact psychologique des contrôles ; aujourd'hui, les agriculteurs sont certes soumis aux risques sanitaires et climatiques, mais ils ont d'abord peur des contrôles ! Il faut absolument que l'administration communique mieux sur ces sujets. Par ailleurs, pensez-vous qu'il soit possible de transposer le droit à l'erreur dans la PAC ?
En ce qui concerne la décentralisation des compétences, je ne suis pas certain que nous ayons bien fait de confier la gestion de ces fonds aux régions car l'État disposait d'une expertise que les régions n'ont pas nécessairement. Nous devrions vraiment faire un premier bilan de cette décision.
Outre-mer, la question de la sous-consommation des crédits européens ressemble à un serpent qui se mord la queue... Certes, les collectivités sont des attributaires importants de ces fonds, mais elles se débattent dans de grandes difficultés financières - j'ai été chargé d'une mission sur ce sujet - et sont souvent dans l'incapacité d'apporter les contreparties nécessaires. En outre, il arrive souvent que l'objet même des fonds ne corresponde pas à la réalité des outre-mer : ils ne sont pas adaptés à la situation de rattrapage dans laquelle nous sommes.
Les sénateurs représentent les collectivités locales et nous sommes souvent sollicités par les élus pour les accompagner dans leurs projets, notamment sur le volet financier.
Il y a un premier problème, c'est l'information : les élus ne savent pas toujours ce qui est finançable et à qui s'adresser. En outre, l'ampleur des dossiers qu'il faut concevoir exclut de fait beaucoup de porteurs de projets, car elle demande des ressources humaines importantes. L'instruction des dossiers est lente, même en situation normale, et le financement est parfois attribué des mois, voire un an ou deux après le lancement du projet. C'est notamment le cas dans le secteur de l'insertion par l'économie. Il faut être particulièrement courageux pour lancer des projets dans une telle incertitude !
Certes, les choses n'ont jamais été simples, mais les acteurs sont complètement perdus aujourd'hui, y compris certains organismes ou collectivités de taille importante. Ne faudrait-il pas mettre en place des antennes au niveau départemental ?
Nos auditions nous montrent que la France se situe dans la moyenne en termes de consommation des crédits européens, mais ces moyennes ne sont pas nécessairement pertinentes, car elles peuvent être « dopées » par certains programmes. Or les programmes qui posent problème sont souvent ceux qui sont visibles par le grand public.
Si les programmes démarraient en temps voulu, obtiendrions-nous un meilleur délai de paiement de la part des opérateurs ?
Cela permettrait certainement un meilleur niveau d'exécution plus tôt dans la programmation, mais nous n'atteindrions pas 100 % à la fin de la programmation car nous sommes dans des procédures pluriannuelles : il est donc normal qu'une partie de l'exécution se déroule dans le cadre financier suivant. Pour autant, il est anormal d'avoir des taux de crédits programmés si faibles.
Il faut distinguer deux temps, celui de la programmation stratégique et celui de la capacité à faire remonter, dans des délais resserrés, les appels de fonds pour avoir un flux constant de paiements. Nous devons certainement commencer à travailler sur la programmation stratégique en temps masqué dès le début du processus - ce serait un élément de réponse aux propos de M. Huré sur la « température ressentie », question à laquelle je suis également très sensible.
En ce qui concerne le droit à l'erreur, il s'agit d'une priorité pour la France dans le cadre des négociations sur la prochaine programmation financière. Une autre de nos priorités concerne la simplification ; la complexité actuelle n'est pas acceptable. Pour répondre à ces questions, il faut certainement clarifier les compétences et il faut le faire rapidement. Plus tôt la décision sera prise sur ce sujet, plus tôt les acteurs pourront se préparer. Ce sujet est ancien, il est connu, tout est sur la table et il faut acter les choses rapidement.
Outre-mer, se pose particulièrement la question de la contrepartie nationale et des capacités de financement. Les règlements communautaires prévoient d'ailleurs des taux de financements différents selon les régions, la part européenne pouvant monter jusqu'à 85 % dans les régions ultrapériphériques. La France souhaite défendre ce point de vue dans les négociations en cours.
Enfin, je partage le constat d'une complexification croissante qui peut entraîner un effet d'éviction. Nous pouvons le regretter, mais nous ne pouvons pas non plus faire l'économie d'un cadre de contrôle rigoureux. Or les rapports de la Cour des comptes européenne montrent clairement que la politique de cohésion connaît le niveau le plus élevé de fraudes. Nous pourrions alors imaginer une modulation du niveau d'exigence des contrôles en fonction de l'historique des fraudes de chacun des États membres.
L'ensemble des États membres applique le même règlement communautaire, mais il existe toutefois des différences d'application qui sont notamment liées à la culture administrative de chacun. Ainsi, notre collègue Benoît Huré est élu des Ardennes et a bien vu les différences qui peuvent exister entre la France et la Belgique, l'instruction du même projet transfrontalier se faisant beaucoup plus rapidement en Belgique. Pouvons-nous vraiment nous réjouir des contrôles que la France a mis en place ?
Finalement, pourquoi ajouter des règles nationales à celles qui ont été fixées au niveau européen ?
Il faut regarder les dossiers au cas par cas. En Belgique, l'architecture d'ensemble est très différente : pour le FEDER, il n'y a que trois programmes opérationnels régionaux, contre trente-trois dans notre pays. Lorsque vous multipliez les acteurs, les risques de friction se multiplient également.
En ce qui concerne les contrôles, la France a fait le choix de faire appel à des entités administratives. Nous devons trouver un équilibre entre certaines exigences et la nécessité de mettre en oeuvre les projets dans des délais restreints. La question va se poser pour la prochaine PAC : le paradigme va complètement changer, puisque nous passerons d'une logique de stricte conformité à une logique de performance. Il y aura donc deux temps de contrôle : la conformité du programme stratégique national au cadre européen, puis la vérification que les résultats atteignent bien les priorités annoncées.
Je souhaitais justement que vous me confirmiez sur quel budget sont imputés les apurements et les pénalités du secteur agricole. Ne fait-on pas payer aux agriculteurs les dysfonctionnements et l'incapacité des services de l'État à bien gérer les fonds ?
Les refus d'apurement sont inscrits au programme 149 de la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales » de la loi de finances. Historiquement, ils conduisaient à des ouvertures de crédits en cours d'année ; nous avons ainsi ouvert un milliard d'euros de crédits en 2017, année exceptionnelle de ce point de vue. Pour l'avenir, et par souci de sincérité budgétaire, le Gouvernement a choisi d'inclure une provision pour risques et aléas dans ce programme. Cette provision est protéiforme, puisqu'elle couvre à la fois les risques inhérents au secteur agricole et le paiement éventuel des refus d'apurement.
Nous souhaitons que les fonds européens soient utilisés au mieux. Pour cela, il faut vraiment simplifier les procédures et les contrôles. Le programme Leader est symptomatique : ce sont des crédits de proximité qui permettent de diffuser l'image de l'Union européenne sur le terrain et de la rapprocher des citoyens, mais le programme est devenu un véritable épouvantail ! Je prends un exemple concret : lorsqu'un maire demande une subvention de 2 000 euros, il doit fournir un dossier qui inclut notamment le procès-verbal de la réunion du conseil municipal au cours de laquelle il a été élu... C'est infernal !
La réunion est close à 14 h 55.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site Internet du Sénat.