Cette audition sera l'occasion de mieux comprendre la stratégie de Sanofi pour assurer une production de vaccins et de médicaments capable de répondre aux besoins de notre population.
Plusieurs ruptures ou tensions d'approvisionnement listées sur le site de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) concernent des vaccins, dont certains commercialisés par Sanofi. Or les pouvoirs publics et les laboratoires doivent regagner la confiance de nos concitoyens dans les vaccins. À votre connaissance, les onze valences obligatoires ont-elles été épargnées ? Que mettez-vous en oeuvre pour relocaliser certaines unités de production en France et en Europe et mieux sécuriser l'approvisionnement en vaccins ?
En introduction, permettez-moi de vous poser quelques brèves questions, parallèlement au questionnaire que vous avez reçu. Quelles sont les principales causes des situations de pénurie ou de tension d'approvisionnement constatées au cours des dernières années pour votre entreprise ? Pour quelles raisons la production de vaccins est-elle particulièrement touchée ? Plusieurs intervenants nous ont indiqué que les pénuries pouvaient résulter de phénomènes de marché, des laboratoires privilégiant la vente de leurs produits dans les pays leur offrant le meilleur prix. Confirmez-vous ce constat ? Quels sont les maillons de la chaîne de production pharmaceutique qui vous paraissent les plus fragiles et pour quelles raisons ? Les nouvelles obligations découlant de la sérialisation ont-elles un effet sur les chaînes de production de votre entreprise ? Enfin, si le site de Mourenx restait fermé plusieurs mois, n'y aurait-il pas un risque de rupture concernant la Dépakine® ?
Assurer l'approvisionnement est un sujet majeur pour toute la chaîne du médicament, mais également extrêmement complexe. Une multiplicité d'acteurs intervient, avec une dimension mondiale. Les causes de ruptures sont en outre multifactorielles.
Sanofi compte plus de 100 000 collaborateurs dans 36 pays, 81 sites de production. La France est une plateforme d'excellence tant pour nos activités de recherche et de développement que pour nos activités de production, avec 25 400 collaborateurs, 35 sites implantés dans 10 des 13 régions métropolitaines, dont 18 sites de production, une centaine de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur incluant nos 15 vaccins. Nous investissons chaque année près de 250 millions d'euros dans nos capacités de production afin de rester compétitifs et de garantir l'approvisionnement tout au long de l'année.
Le sujet est complexe en ce qu'il est à la fois multiacteurs et multicauses.
Les industriels du médicament doivent se conformer aux réglementations européenne et française. Nos sites de fabrication et d'exploitation sont soumis à des autorisations d'ouvertures, à des procédures de certification de fabrication et de distribution, à la qualification des fournisseurs, à la vente à des clients habilités et à des inspections. Depuis 2012 s'ajoute l'obligation de fournir en continu le marché pharmaceutique. Les fabricants de substances actives font l'objet d'obligations différentes. Le milieu de la répartition s'est beaucoup diversifié et fragmenté ces dernières années : les grossistes, les dépositaires, les groupements, les centrales d'achats. Les acteurs de la répartition doivent ainsi doivent avoir quinze jours de stocks et couvrir 90 % des références de médicaments sur le territoire national. Les habitudes de prise en charge thérapeutique des professionnels de santé peuvent également varier d'un pays à l'autre. Les autorités sont très présentes. Les avis de l'Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et de la Haute Autorité de santé (HAS) peuvent diverger sur le caractère essentiel ou important de telle ou telle spécialité pharmaceutique. Viennent enfin les dispensateurs que sont les pharmacies hospitalières ou les officines. En tant qu'industriels du médicament, nous jouons un rôle, mais c'est toute la chaîne pharmaceutique qu'il faut considérer dans son ensemble.
Les causes de ruptures sont elles-mêmes multifactorielles. Une enquête du syndicat Les entreprises du médicament (Leem) de 2013 en relève trois : l'augmentation des besoins et les capacités associées, les techniques de production et les substances actives.
Les besoins mondiaux croissent de 6 % par an et les capacités de production peinent à s'ajuster. La chimie des substances actives s'est largement délocalisée voilà une quinzaine d'années vers l'Inde ou la Chine pour des raisons de coût et d'environnement. Elle se raréfie et nous souffrons parfois d'un manque cruel de certaines molécules. Nous pourrions l'illustrer avec l'affaire des héparines contaminées qui remonte à plus de dix ans : la falsification des produits avait entraîné un certain nombre d'inspections dans les pays incriminés et d'arrêt de la production chez plusieurs fournisseurs de substances actives. On assiste désormais à un phénomène inverse, avec le développement de normes environnementales dans les pays asiatiques qui se conjugue à la raréfaction des fournisseurs de substances actives. À cela s'ajoute la fragmentation des chaînes de production et de distribution, avec des augmentations de temps de cycle qui obligent à prévoir des stocks à chaque étape, ce qui complexifie l'enchaînement. L'accès aux soins se développe et la prévisibilité des marchés est difficile à anticiper ; or il faut garantir une équité de traitement pour tous les patients. Je prends pour exemple l'expression d'un vrai besoin sur la classe des antituberculeux dans le contexte des mouvements migratoires que nous observons aujourd'hui. Des problèmes sur un produit peuvent provoquer un effet domino sur l'ensemble d'une classe concernée. C'est ce qui s'est produit avec les antibiotiques, à la suite de la fermeture d'usines chinoises. Les aléas sont beaucoup plus importants que par le passé.
Dans le cadre de l'affaire du Lévothyrox®, Sanofi a été sollicité pour pallier cette difficulté temporaire qui nous a amenés avec une mobilisation maximale et rapide à importer de la L-thyroxine allemande avant de l'enregistrer en France.
L'industrie pharmaceutique est en outre une industrie de pointe très réglementée pour la sécurité du patient. Les lots rejetés lors des contrôles sont jetés, ce qui peut avoir des conséquences. Tout changement dans la chaîne de production fait l'objet d'une approbation par les autorités de santé, suivant de longs processus différents d'un pays à l'autre. Il faut deux à trois ans pour changer un site de production. La fabrication de produits stériles faisant intervenir des actifs délicats à manipuler demande des ateliers dédiés et des usines très spécialisées. Les temps de cycles sont parfois très longs : un an pour le Lovenox®, deux ans pour un corticoïde injectable, parfois plus pour les vaccins. L'industrie du médicament favorise un dialogue étroit avec les autorités de santé pour conserver une certaine souplesse d'adaptation aux contraintes réglementaires en fonction de situations critiques.
Pour finir, le contexte économique peut aussi alimenter des situations de rupture, avec des prix des médicaments qui sont en France, en règle générale, inférieurs à ceux pratiqués dans d'autres pays européens.
Les prix pratiqués en France sont-ils bas par rapport aux autres pays, au-delà des cinq pays européens habituellement cités ?
En règle générale, nous nous situons plutôt dans une fourchette basse.
Les comparaisons dépendent de la classe thérapeutique, du niveau de maturité des produits et de leurs conditions d'évaluation. Le corridor de prix européens s'applique essentiellement aux médicaments dont l'ASMR, l'amélioration du service médical rendu, attribuée par la Commission de la transparence est de niveau élevé, soit des ASMR I à III. Les produits matures sont antérieurs à ces évaluations et leur fourchette de prix ne s'y réfère pas. Il est donc difficile de vous répondre de manière générale : le prix varie en fonction des situations d'antériorité sur le marché, des niveaux d'évaluation, de la disponibilité au sein des différents pays.
Pour certaines classes thérapeutiques, en particulier des molécules anciennes de référence en termes de valeur médicale, les prix sont relativement bas. La question de la soutenabilité plus que de la rentabilité se pose pour maintenir un équipement industriel aux normes. Pour les antibiotiques, par exemple, nous sommes dans une logique de préservation de petits volumes correspondants à des traitements particuliers. Dans ce contexte, le modèle économique est peut-être à revoir. À l'hôpital, il faudrait passer d'une logique purement économique à une logique de santé publique dans les appels d'offres pour les médicaments essentiels, avoir plusieurs fournisseurs, des engagements de volumes contractuels, pour adapter en conséquence la logistique hospitalière et l'améliorer. Enfin, il faut tenir compte des aléas de la distribution pharmaceutique sur l'ensemble du territoire.
La fabrication des vaccins à partir de micro-organismes vivants possède des spécificités. Les industriels fabricants doivent relever le défi de la durée de fabrication et de la variabilité liée au vivant, mais aussi celui de l'environnement réglementaire et du marché mondial, d'où leur besoin d'anticiper fortement les décisions.
Sanofi-Pasteur compte 12 établissements industriels dans le monde. Le plus gros établissement pharmaceutique de recherche et développement et de production de vaccin au monde est situé en région Rhône-Alpes ; un autre est implanté en Normandie. Plus de 6 000 personnes travaillent sur ces deux sites, qui font l'objet d'investissements considérables. La fabrication du vaccin, notre coeur de métier, est extrêmement longue, allant de 6 mois pour un vaccin contre la grippe à trois ans pour certaines combinaisons pédiatriques.
Il faut compter jusqu'à trois ans entre le lancement de la fabrication et la disponibilité des doses. L'anticipation est donc indispensable dans nos métiers. Une centaine de matières premières entrent dans la fabrication, notamment comme réactifs, et nous avons recours à plus de cent méthodes de contrôle pour garantir la qualité. Pour mettre à disposition un vaccin hexavalent, il faut qu'il ait passé quelque 1 200 tests. Les pharmaciens de nos usines attestent de la qualité, ou refusent la mise sur le marché. Avec les produits dérivés du sang, les vaccins sont les seuls produits faisant l'objet, en plus, d'un contrôle systématique et d'une libération par l'ANSM. Or, le contrôle de qualité consomme déjà 60 % du temps. De plus, les péremptions sont relativement courtes et il faut garder les produits au froid, ce qui rend plus difficile la constitution de stocks importants.
Ajoutons que la demande mondiale est aussi fluctuante que difficile à prédire. Outre les épidémies, il arrive que les autorités d'un pays disposent soudainement de moyens pour lancer des campagnes de vaccination. Ainsi, à la suite d'épidémies en 2014, la demande mondiale de vaccins pédiatriques a augmenté, en 2015, de 50 % car dix-sept États ont lancé des campagnes de vaccination et ont provoqué de ce fait une rupture. Pour compenser, nous avons accru la cadence, passant aux trois huit, parfois sept jours sur sept - mais, comme nous ne sommes que deux fabricants -compte tenu des prix et de l'écosystème mondial- à assurer la fabrication des vaccins pédiatriques qui contiennent l'antigène de la coqueluche, et que l'autre a rencontré des difficultés, il a fallu plusieurs mois. Ces tensions ont été douloureuses pour tout le monde - même pour nous, qui sommes aussi parents... - mais nous avons évité toute situation critique.
En matière de vaccins, les normes ne sont pas uniformisées dans le monde, non plus que les pharmacopées, qui précisent les spécifications auxquelles doivent répondre les vaccins et les tests applicables. C'est un véritable casse-tête ! Quant à l'AMM, à chaque fois que l'industriel améliore ses installations ou ses méthodes, il doit déposer une demande de variation. Selon les pays, le contenu de cette demande, et le délai de traitement, varient énormément. La reconnaissance mutuelle entre 27 pays européens est une bonne chose, mais nous servons 150 pays... Avec des réglementations en complexification constante, cela devient mission impossible. Quoi qu'il en soit, nous investissons constamment dans les compétences et l'amélioration des processus : un milliard d'euros depuis dix ans, et nous maintiendrons le même rythme -147 millions d'euros très récemment sur notre établissement de Val-de-Reuil afin de doper nos capacités de production de vaccin contre la grippe-, tout en continuant à coopérer avec les autorités de santé.
Parmi les médicaments que vous fabriquez, certains ont-ils été en rupture ? En tension ? En pénurie ? Si oui, pour quelle raison principale ? Le contingentement est une décision prise par les autorités de santé et les industriels. L'instauration de quotas, elle, est le fait des seuls industriels. Pouvez-vous nous éclairer sur cette pratique ?
Il n'y a aucune inquiétude sur les vaccins obligatoires. Pour le reste, je n'ai pas de statistiques précises, mais les causes ne peuvent être que celles que j'ai décrites. Par exemple, pour le vaccin contre la rage, la demande augmente continument, et plus rapidement que notre capacité à accroître l'offre, d'où des tensions régulières. Il peut aussi y avoir des effets domino : si l'autre fabricant rencontre une difficulté, celle-ci se répercute sur nous. Ainsi, pour l'hépatite A, Sanofi-Pasteur n'est qu'un petit fournisseur en volume, mais nous sommes régulièrement en tension car le fournisseur principal a des difficultés. En 2017, en tous cas, la fourniture de vaccins s'est mieux passée qu'en 2015.
Les signalements faits à l'ANSM n'amènent pas tous à des ruptures, grâce à l'anticipation. Pour le Lovenox®, la cause est la raréfaction de la matière première, liée à une hausse des besoins dans les marchés émergents. Nous avons pu faire enregistrer un site alternatif de production, ce qui a évité la rupture. Pour la fludarabine, nous avons évité la rupture à l'hôpital alors que nous n'en sommes qu'un petit producteur.
Le contingentement ou l'application de quotas permettent le pilotage des stocks pour garantir l'équité de traitement.
Oui. Les pharmaciens responsables que nous sommes sont systématiquement associés.
Le contingentement est établi en parfait accord avec l'autorité de santé. Il s'agit de réserver les doses aux populations à risque, et les allocations par pays sont faites uniquement selon des critères de santé publique : le pays dispose-t-il d'un vaccin alternatif ? Est-ce un programme de primo-vaccination ? Public ? Le produit est-il déjà lancé ? Telles sont les règles éthiques qui prévalent, à l'exclusion de toute considération sur les prix. Les contingentements sont des composantes majeures des PGP, qui prévoient de prévenir, pallier et communiquer.
La concertation avec les autorités de santé se fait à plusieurs niveaux. À l'échelle nationale, l'anticipation est primordiale, notamment pour un nouveau produit. Quand une nouvelle vaccination entre dans le calendrier vaccinal, il est indispensable que nous ayons pu anticiper cette modification pour nous adapter. Au niveau européen, l'action commune à venir est une belle opportunité pour accroître la soutenabilité des vaccins. La Joint Action on Vaccination est une belle opportunité à saisir, car elle vise notamment à travailler ensemble sur la soutenabilité de la production vaccinale pour prévenir les maladies infectieuses.
Nous travaillons sur la question de la double libération des lots : est-elle indispensable ? Nous réfléchissons aussi à une harmonisation des calendriers vaccinaux européens, et des délais réglementaires. De plus, pour fluidifier le marché européen, il faut homogénéiser les conditionnements et les notices. Enfin, il faut mieux gérer les exportations parallèles et garantir un cadre propice aux investissements.
Si le site de Mourenx fermait pendant plusieurs mois, y aurait-il un risque de pénurie sur la Dépakine® ? En juin 2017, la Cour des comptes appelait au développement des stocks déportés mutualisés entre centrales d'achat hospitalières. Cette mesure vous paraît-elle pertinente et applicable ?
À Mourenx, nous avons des stocks suffisants, et nous préparons la continuité d'approvisionnement avec les autorités de santé.
Sur les stocks déportés, je suis partagé, car il nous serait difficile d'accepter d'être responsables de produits qui ne seraient plus sous notre contrôle direct. Pour le vaccin, la chaîne du froid impose des conditions de stockage spéciales.
Nous y travaillons déjà, pour les anticancéreux et les antibiotiques, mais des stocks déportés ne semblent pas une solution à court terme. Mieux vaudrait que l'État incite à rapatrier des usines et à établir une cartographie précise des sources alternatives. Déjà, à l'occasion du CSIS de 2013, étaient évoqués des engagements de l'État pour créer des conditions économiques de rapatriement éventuel d'usines. Pour les fabricants de substances actives qui rentrent dans la fabrication de produits essentiels qu'il faudrait prioriser, ils pourraient s'acquitter d'une déclaration obligatoire afin de nourrir une cartographie mondiale qui permettra d'actionner plus efficacement des sources alternatives en cas de difficulté. Quant à l'industrie elle-même, elle doit conduire un travail pédagogique poussant ses acteurs à mieux anticiper les ruptures et, le cas échéant, travailler avec les sociétés savantes sur des protocoles alternatifs.
Vous avez parlé d'un cadre propice aux investissements. Pensez-vous aux mesures générales comme le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) ou le crédit d'impôt recherche (CIR), ou à la fiscalité spécifique du médicament, voire à des mesures encore plus ciblées ?
L'un n'exclut pas l'autre...
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous entendons à présent M. François Caire-Maurisier, pharmacien en chef et Mme Annick Bourrel, chef d'établissement du laboratoire, au sein de la pharmacie centrale des armées, qui est une structure unique en Europe : vous êtes la seule pharmacie publique qui ait la capacité de produire et de concevoir des médicaments destinés à couvrir les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques. Vous vous rapprochez, en cela, du Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda), le laboratoire public américain qui approvisionne les militaires en médicaments et produits de santé. Nos précédentes auditions nous ont fait prendre conscience de l'importance des réserves stratégiques et de la nécessité de relocaliser en France et en Europe une partie de notre approvisionnement en matières premières et de nos capacités de production pour des médicaments critiques. En particulier, nous nous interrogeons sur la possibilité, pour faire face à des arrêts de commercialisation de produits essentiels, d'en transférer la production à une autre entreprise ou à une structure publique. Votre analyse sur ce point nous sera donc particulièrement précieuse.
Pourriez-vous tout d'abord nous présenter votre organisme, ses missions et son mode d'organisation ? La pharmacie centrale des armées fait-elle face également à des difficultés d'approvisionnement en produits finis ou en matières premières et principes actifs ? Quelles en sont les raisons ? Quelles solutions déployez-vous dans ce type de situation ? Vous paraîtrait-il pertinent de mettre en place un laboratoire public destiné à la production de molécules particulièrement importantes pour la prise en charge des patients ? Si oui, votre structure serait-elle capable d'assurer une telle mission ? D'une manière générale, quelles solutions préconiseriez-vous de mettre en oeuvre face aux phénomènes de pénuries de médicaments constatés sur le territoire français ?
La pharmacie centrale des armées est un établissement pharmaceutique fabriquant à vocation industrielle, dont l'ancêtre est le magasin général des médicaments de 1794 et qui, dans sa forme actuelle, d'importateur et d'exploitant d'autorisations de mise sur le marché (AMM), date de 1994, avec la loi sur l'amélioration de la veille sanitaire. L'établissement pharmaceutique fabriquant alors créé a révélé un certain nombre d'insuffisances, ce qui a conduit à reconstruire un établissement selon les derniers standards de la profession vers l'an 2000. Ainsi disposons-nous, depuis 2003, après une phase de qualification et de validation, d'un outil industriel pour produire à la fois des médicaments stériles et des médicaments non stériles au même endroit.
La vocation de la pharmacie centrale des armées est le développement et la production de médicaments spécifiques aux besoins des armées. Nous développons de nouveaux produits, assis sur des nouvelles molécules, ou nous revisitons des molécules dont l'usage médical est anciennement établi, mais dont la présentation n'est pas adaptée aux besoins opérationnels. Implantée sur le camp militaire de Chanteau, la pharmacie centrale des armées occupe plus de 8 000 mètres carrés, dispose de douze lignes de fabrication et est armée par 118 personnels, pour l'essentiel des civils du ministère des armées. Neuf pharmaciens y assurent l'encadrement des opérations pharmaceutiques. Le pharmacien en chef Bourrel, qui m'accompagne, dirige le département de contrôle qualité ; je suis le pharmacien responsable au sens du code de la santé publique et le chef de l'organisme au sens militaire.
Nous produisons des contremesures médicales des risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques, mais aussi des médicaments qui répondent à des besoins opérationnels particuliers : amélioration de la vigilance, prise en charge de blessures de guerre graves qui présentent des tableaux hémorragiques importants et des douleurs fortes. Nos recherches portent sur l'amélioration de la prise en charge de la douleur du blessé hémorragique sur zone de combat.
Pourrions-nous absorber la production d'autres médicaments ? Depuis 2015, nous avons une stratégie d'ouverture, prescrite par le programme de transformation du service de santé des armées 2020, vers la coopération interministérielle et internationale. Résultat : nos volumes de production ont considérablement augmenté et, depuis le mois de mai, nous devons fonctionner dans un régime de deux fois huit heures. Nous ne disposons donc pas de capacités suffisantes pour absorber de nouvelles productions, non plus que de l'environnement de confinement et des équipements de production nécessaires à la fabrication d'antibiotiques, de vaccins ou de produits à visée oncologique.
Nous produisons un unique médicament antibiotique, une spécialité à base de doxycycline monohydrate dosée à 100 mg qui appartient à la classe des tétracyclines et dont l'objet est d'assurer la chimio-prophylaxie antipaludique des forces armées déployées dans les zones endémiques du paludisme ainsi que la contremesure médicale de référence contre la maladie du charbon. Pour autant, nous n'aurions pas la capacité de produire des pénicillines dans la configuration actuelle de l'établissement.
Vous parlez de capacité physique. Intellectuellement, en seriez-vous capables ?
Je parlais de l'environnement technique : confinement, configuration des locaux et des équipements...
Il faudrait des investissements considérables, même si nous avons déjà des opérateurs aptes à évoluer dans un environnement ultra-propre en répartition aseptique, qui implique des procédés de filtration stérilisante et qui correspond à la configuration la plus contraignante sur le médicament chimique. Cela dit, tous nos locaux sont occupés par des lignes de production et ne sont pas adaptés pour la production de médicaments cytotoxiques, sensibilisants ou de produits de nature biotechnologique ou hormono-cytotoxique. Notre vocation première est de servir les forces armées... Un investissement visant à l'élargir prendrait plusieurs années. Ainsi, l'idée de reconstruire la pharmacie centrale des armées a émergé en 1995, et l'unité opérationnelle n'a été mise en service qu'en 2003.
Nous comprenons votre réserve. Pensez-vous qu'on puisse encourager nos entreprises à relocaliser leur production en France ou en Europe ? Ce serait une parade contre le monopole des pays d'Asie.
Oui, ce serait absolument fondamental pour la souveraineté nationale. Déjà, je me bats depuis cinq ans pour relocaliser la production de nos substances actives sur le territoire national ou, au moins, européen. Malgré un double sourcing pour chacune, il est arrivé que la fourniture, notamment pour la doxycycline, s'arrête à la suite d'un durcissement des normes sanitaires en Chine et du retrait de l'agrément de la Food and Drug Administration (FDA) consécutivement à une inspection en Inde. S'en est suivie une véritable bataille pour les stocks encore disponibles, et nous avons dû nous rabattre sur l'unique fabricant restant. Cela éclaire vivement la nécessité de rapatrier un certain nombre de sources de substances actives, pour être sûr qu'elles répondent aux standards et aux exigences de bonnes pratiques désormais obligatoires. Même, un partenaire européen nous a mis en difficulté pour le développement d'un produit en fermant une source pour se rapprocher d'un autre acteur, si bien que la France est aujourd'hui, dans un des domaines de contremesures contre le risque nucléaire et radiologique, dépendante d'un laboratoire étranger. Nous ne devons pas rester dépendants de laboratoires étrangers car, en cas de tensions, nous serons servis en derniers. Or, actuellement, plus de 80 % des substances actives sont produites en Inde et en Chine et, chaque jour, le site d'alertes de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) signale une nouvelle rupture. Il serait bon que l'État acquière un site de production chimique fine - l'équivalent de la pharmacie centrale des armées mais pour la production de substances actives.
Il y a diverses substances actives : sont-elles produites sur différents sites ?
Les capacités industrielles doivent être pensées en fonction des volumes de production attendus et du nombre d'étapes envisagé. Si l'industrie chimique avait déjà la possibilité de réaliser les étapes finales de synthèses complexes, avec des précurseurs plus ou moins avancés, on sécuriserait le processus. Et tous les industriels sont à même de produire sur un même site différents produits, à condition que les procédures de nettoyage soient parfaitement rigoureuses.
La production est-elle réservée aux militaires, ou pourrait-elle être mise sur le marché, à destination des hôpitaux et des pharmacies civils ? Combien de médicaments disposent d'une AMM attestant l'égalité technique de vos produits ?
La pharmacie centrale des armées détient six AMM, principalement pour des contremesures médicamenteuses touchant les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC). Les produits ne sont pas réservés à l'usage militaire, l'un de nos plus gros clients est le ministère de la santé, via la direction générale de la santé et son agence Santé publique France, qui constitue des stocks stratégiques pour faire face aux crises sanitaires. Des substances telles que l'iodure de potassium 65 milligrammes, le calcium DTPA 250 milligrammes par millilitre en solution injectable ou encore la pyridostigmine sont mis à la disposition d'organismes appartenant à la sphère du ministère de la santé. Par ailleurs, l'iodure de potassium est également fourni aux exploitants d'installations nucléaires : EDF nous achète ainsi des comprimés ; mais tout le réseau pharmaceutique y a accès également. L'ordonnance n° 2018-20 du 2 janvier 2018 qui traite de l'organisation du service de santé des armées consacre un chapitre à la mise à disposition de nos médicaments et confirme ce principe.
La pharmacie centrale des armées bénéficie d'une exonération d'AMM pour les médicaments qui correspondent à des besoins spécifiques des armées, en l'absence de spécialités équivalentes sur le marché. Mais l'ordonnance va plus loin : nos médicaments hors AMM peuvent être mis à disposition des organismes publics ou privés, dans des circonstances particulières, notamment face à des risques NRBC. C'est ainsi que nous fournissons des services hospitaliers, des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS), en médicaments pour les blessés de guerre, blessés hémorragiques, y compris sur le territoire. On songe au Bataclan...
Votre gestion des stocks repose sur l'anticipation. Je suppose que les médicaments ne sont pas, après un certain temps, jetés, mais mis sur le marché ?
Fort heureusement, ils ne sont pas utilisés : notre principal consommateur pour les risques NRBC est... la péremption ! Les services de Mme Bourrel étudient la stabilité des produits - le cycle de vie est compris entre deux et sept ans généralement. Il importe de continuer à produire, d'entretenir les relations avec nos partenaires industriels. La chaîne du ravitaillement sanitaire constitue et gère des stocks stratégiques ; les produits sont injectés dans le service courant, pour les opérations extérieures (OPEX) ou dans les hôpitaux d'instruction des armées ou centres médicaux des armées.
Bien sûr, tous les deux à trois ans. Nous en avons eu en 2010, 2011, 2012, 2014, 2016, nous en aurons donc une prochainement, sans doute, comme tout établissement pharmaceutique. Les inspecteurs sont habilités confiance et défense.
Nous vous remercions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
M. Frédéric de Girard, vice-président, et du docteur Olivier Mariotte, chargé de communication publique, représentent la fédération nationale des dépositaires pharmaceutiques, plus connue sous le nom de LOGSanté.
Ce sera pour nous l'occasion de mieux cerner le rôle des dépositaires pharmaceutiques dans le circuit de distribution du médicament en France. Car les grossistes-répartiteurs sont plus connus. On parle rarement de vous ! Quels sont vos outils pour piloter les flux de distribution des stocks confiés par les entreprises pharmaceutiques vers les points de répartition ? Face à une tension d'approvisionnement, quels mécanismes pouvez-vous mettre en oeuvre pour prévenir ou retarder les ruptures effectives de stock ? Ce sont quelques-unes de nos interrogations.
Pourriez-vous tout d'abord nous présenter votre profession, ses missions et son mode d'organisation ? De quelles marges de manoeuvre disposez-vous pour adapter l'approvisionnement de vos clients en situation de tension ?
Votre positionnement dans la chaîne de distribution pharmaceutique vous place à la fois au contact des laboratoires et des grossistes-répartiteurs. Quel est selon vous l'impact des pratiques commerciales de ces acteurs sur les pénuries constatées en France ? Les laboratoires choisissent-ils de vendre leurs produits aux pays qui leur en offrent le meilleur prix, au détriment du marché français ? Les exportations parallèles ont-elles un effet notable sur l'approvisionnement du marché français ? Et quelles solutions préconiseriez-vous face aux phénomènes de pénuries de médicaments ?
Notre profession est sans doute méconnue, mais elle joue un rôle intéressant dans la supply chain des médicaments, et elle a pris toute sa force depuis vingt ans, lorsque les laboratoires ont décidé d'externaliser plusieurs de leurs services, dont la production mais aussi la distribution. Nous exerçons auprès d'eux, qui sont des donneurs d'ordre, un métier de sous-traitant. Nous intervenons, en vertu d'un contrat, pour ordre et pour le compte de laboratoires et sommes rémunérés pour des prestations. Nous n'achetons pas les produits et n'avons pas de stocks. Un laboratoire nous confie contractuellement la distribution de tels médicaments sur la France, en Europe ou dans le monde. Mon groupe par exemple couvre l'Europe.
Si ! Nous sommes sous-traitants pour la logistique de A à Z. Nous recevons les produits de l'usine, les contrôlons, les stockons et les distribuons. Alors que le grossiste achète et revend les produits, nous vendons un service. Nos établissements sont des établissements pharmaceutiques au sens du code de la santé publique, avec toutes les contraintes de distribution qui s'y attachent, dont les bonnes pratiques de distribution européennes ; ils sont animés par des pharmaciens responsables (ce que je suis). Nous sommes fabricants au sens du code, limité au conditionnement secondaire, et respectons à ce titre les bonnes pratiques de fabrication. Nous allons pouvoir modifier, préparer, « upgrader » une unité vente pour le marché français ou un autre pays.
Docteur Olivier Mariotte, chargé de communication publique, LOGSanté. - Le conditionnement primaire, c'est le blister ; le secondaire, c'est la boîte. Une des caractéristiques de notre métier, c'est que nous gérons 67 % des flux de produits de santé, beaucoup plus que les grossistes-répartiteurs, et 95% des flux de médicaments destinés aux hôpitaux. La constitution des groupements hospitaliers territoriaux pose d'ailleurs question : y aura-t-il 135 centres de commande et une logistique interne pour la répartition dans ces ensembles ?
Une remarque : le coût de notre activité n'a pas d'incidence sur les comptes sociaux, puisque ce sont les laboratoires qui la rémunèrent. Les grossistes-répartiteurs, eux, perçoivent une marge de distribution qui est une partie du prix de vente. S'y ajoute une marge de dispensation au profit des pharmaciens.
Mais les grossistes-répartiteurs ont des obligations de service public ?
Nous aussi, elles sont inscrites dans le code : obligations de moyens, bonnes pratiques de distribution, etc. Nous sommes aussi soumis aux inspections de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Nous assurons la permanence des livraisons, y compris la nuit et le week-end, pour des commandes inopinées de produits vitaux.
Oui, vers les hôpitaux et les officines. Nous sommes astreints à des obligations de service public. En cas de rupture au sein d'une pharmacie hospitalière ou officinale, nous disposons d'équipes de permanence de nuit et de week-end pour servir les commandes inopinées de produits vitaux.
Les grossistes-répartiteurs ne sont pas implantés sur tout le territoire national ; nous nous caractérisons par la mutualisation et l'optimisation des flux. Le dépositaire intervient partout au départ de ses structures de stockage. C'est important, en cas de tensions sur un produit ou de phénomène de pré-rupture, le dépositaire a la possibilité de gérer pour le territoire national, sans aucune priorisation économique, les hôpitaux ou les officines de manière séparée : ainsi en 2010, nous avons pu livrer l'anticancéreux Zanosar®, indiqué dans le traitement de cancers du pancréas et qui se retrouvait en situation de tension extrême, à chaque client, en ajustant les livraisons -à la boîte ou au traitement- en fonction des demandes de chacun des quatre clients, au lieu de livrer mécaniquement une grosse quantité aux gros hôpitaux qui aurait pénaliser la couverture des autres hôpitaux. Grâce aux dépositaires, des allocations plus petites, un suivi des flux plus précis, permettent d'éviter les ruptures.
Tout ceci en accord avec le contrat passé avec le donneur d'ordre, les stocks ne nous appartenant pas. Il est possible, si l'on dispose d'un stock européen, de modifier le conditionnement d'un pays étranger (avec l'accord de l'ANSM), de traduire la notice, et de distribuer le produit en France.
Vous gérez donc l'approvisionnement et le stockage en fonction des commandes reçues par le laboratoire ? Vous pratiquez le stockage de matières premières.
Oui, le laboratoire peut nous demander de gérer les composants, y compris ceux qui sont soumis au statut sous quarantaine et au recontrôle analytique à leur arrivée en Europe.
Point crucial, en raison des politiques comptables en particulier sur les produits matures, il n'y a plus de fabrication de matières premières en France. Sur les médicaments d'intérêt thérapeutique essentiel, antibiotiques injectables par exemple, le prix de production en France n'est pas tenable. Nos laboratoires sont tributaires de producteurs chinois, indiens, coréens. C'est au fabricant français de trouver un fabricant de principes actifs, de le qualifier en lui indiquant les bonnes pratiques pour qu'il obtienne l'agrément européen.
Les prix sont de plus en plus tirés vers le bas, si bien que le fabriquant étranger préfèrera servir le marché vétérinaire, comme en matière d'antibiotiques pour le saumon, plutôt que les hôpitaux français s'il trouve sur le marché vétérinaire un meilleur prix. La France est confrontée à la raréfaction des fournisseurs de matières premières, la diversité de la demande mondiale, et à tous les aléas, problèmes sur la chaîne de production, usine endommagée par un incendie, etc. Si en Chine, comme dans la province de Beijing qui a développé sa réglementation écoresponsable, une usine doit cesser la production pendant six mois pour cause de dépassement d'un niveau de pollution, comme cela est déjà arrivé, il faut trouver une alternative. L'administration s'étonne que l'on ne produise plus de matières premières en France : mais c'est que les investissements nécessaires, au regard du prix de vente du produit, sont trop coûteux. C'est impossible !
Sauf si les pouvoirs publics décidaient que c'est une exigence pour le pays.
Cela reviendrait à nationaliser la production, mais pourquoi ? L'assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), pour certaines molécules, s'efforce de créer des partenariats avec des entreprises, car ce n'est pas son métier de fabriquer des principes actifs, cela exige des réacteurs ou d'autres installations.
Il faudrait en revanche une vraie politique industrielle. Sur des petits marchés, pour des produits matures, avec des prix soumis à appel d'offres et une grande rigidité de négociation, la situation n'est pas tenable longtemps, et c'est là que réside le risque de rupture, plus que dans les pratiques commerciales.
Bien sûr, les laboratoires vendent au plus offrant... mais aussi au marché le plus facile et rapide d'accès. Quand vous avez une politique de prix avec des négociations qui sont très dures pour des marchés dont l'accès est simple, le prix est un prix net où le fabricant peut se retrouver. L'accès au marché est en Allemagne de 110 jours, contre 530 ou 560 en France : nos voisins seront forcément mieux servis.
Sur le Remicade®, médicament biothérapique, la discussion que la filiale France du laboratoire a eue avec la direction générale de la santé portait sur la disponibilité des produits : la position de la filiale française au sein du groupe a permis à son président de demander au groupe une priorité de distribution en France. Plus la part de la filiale française diminue dans un groupe pharmaceutique, plus se réduit la possibilité pour le pays d'être servi en priorité.
L'absence de politique industrielle du médicament, surtout ! Les entreprises du secteur sont considérées comme des vendeurs purs, or elles assurent un ensemble de services qui vont bien au-delà, production, logistique... qui ne sont pas rémunérés.
Sur les produits matures, c'est la seule cause ! D'autant que l'on impose au laboratoire sélectionné à l'appel d'offres des stocks qui peuvent varier entre moins 50 et plus 200 par rapport à la quantité demandée. L'allotissement à une seule entreprise n'est pas raisonnable pour la sécurité. Une multi-attribution serait préférable, en privilégiant aussi les circuits courts et en ayant à l'esprit qu'une usine d'antibiotiques injectables ne peut produire sur la même chaîne des comprimés, des pommades, pas même d'autres antibiotiques parfois : il faut en tenir compte.
La sécurité sociale allemande est à l'équilibre, parce que les cotisations, si un exercice se termine en déficit, augmentent dès l'année suivante. Mais elle ne concerne pas toute la population... Il y a un devoir de vigilance, lorsque les médicaments sont payés par la solidarité nationale : la sécurité sociale ne peut prendre en charge le financement de la politique industrielle.
Certes, mais l'industrie pharmaceutique est une industrie d'avenir, innovante, elle représente 100 000 emplois, soutient des start-ups, comme les med-tech. Le rayonnement de la France a longtemps reposé sur le BTP ou l'aéronautique, mais la santé aussi est un fleuron aussi, et un secteur exportateur ! Il existe encore des producteurs de vaccins en France, et heureusement, car en cas de crise de type H1N1, les États-Unis, l'Allemagne ou le Royaume-Uni serviront d'abord leurs propres réseaux de soins. C'est une chance pour la France de produire encore ces vaccins. Je croyais que le Conseil stratégique des industries de santé s'y pencherait vraiment.
Beaucoup de bonnes intentions ! Seront-elles mises en oeuvre ? Je l'ignore. Mais l'intention politique est intéressante.
Revenons à votre schéma d'organisation et votre travail, comparé à celui des grossistes-répartiteurs.
Les génériques ont stimulé les ventes directes des laboratoires aux officines. À l'hôpital, la demande est devenue atomisée, granulométrique, alors qu'une gestion plus centralisée fournissait une vision plus claire des besoins. Cela crée de fausses ruptures.
Le dépositaire livre à la boîte, sept jours sur sept, il dispose de tous les moyens de logistique adaptés. Le grossiste-répartiteur aussi, mais notre mutualisation nous rend plus réactifs.
La gestion des flux est plus fine chez nous, or les ruptures menacent plutôt des produits de niche - qui deviennent de plus en plus nombreux avec l'hyperspécialisation des médicaments. Certains cancers touchent 280 malades en France, 5 000 en Europe. Vendre aux grossistes-répartiteurs, sur ces produits très sophistiqués, entraîne un risque de sur-stockage et de mauvaise répartition. Les dépositaires, dans ces créneaux, sont des interlocuteurs importants.
La commercialisation des médicaments se fait soit par votre intermédiaire, soit par les grossistes-répartiteurs, soit en direct. Il y a donc trois circuits. Et cela fonctionne aussi ainsi pour les hôpitaux ?
Oui.
Pour les pharmacies d'officine, quel est le circuit le plus intéressant du point de vue économique et du point de vue éthique ?
Les deux types d'établissements sont régis par le code de la santé publique, et dirigés par les pharmaciens responsables. Ils observent des règles déontologiques et éthiques identiques. Tous sont inscrits à l'ordre national des pharmaciens.
Après la guerre, les grossistes-répartiteurs ont été créés dans le but d'assurer une bonne répartition des médicaments. Puis de nouveaux acteurs sont apparus autour, centrales d'achat, pour grouper les commandes et obtenir un meilleur prix (comme devraient le faire les hôpitaux), ou groupements de pharmacies.
La chaîne fonctionne, aujourd'hui, et les grossistes-répartiteurs ne sont pas menacés. Je suis heureux que les pharmacies d'officine subsistent sur le territoire, comme chez moi au nord de la Côte d'Or, car il n'y a plus qu'eux dans nos villages ! Si l'on veut tout rationaliser et fusionner, on en verra les conséquences...
La distribution au détail, à la boîte, que vous assurez n'est-elle pas dans les missions des grossistes-répartiteurs ?
Notre spécificité est que nous sommes sous contrat avec des laboratoires (entre un à 200 ou 300, selon les dépositaires) ; mais pas sur toutes les gammes de produits. Les grossistes-répartiteurs ont l'obligation de les avoir toutes en portefeuille.
Un dépositaire peut travailler avec un seul laboratoire mais gérer une plateforme qui dessert toute l'Europe.
Mon établissement a mis en place pour un grand groupe mondial quatre plateformes en Europe, dont une en France qui assure 60 % du chiffre d'affaires du laboratoire en Europe. Nous recevons les produits des diverses usines dans le monde. C'est le seul exemple de distribution centralisée de médicaments remboursés - il ne s'agit pas de produits OTC (« over the counter ») ni de diagnostic.
Pour la France uniquement. Si le laboratoire a externalisé la distribution auprès de dépositaires, la commande passée par le grossiste-répartiteur nous est renvoyée et nous la traitons.
Ils font sans doute un lobbying plus intensif ! En fait, « grossiste-répartiteur » est presque un terme générique, on l'emploie pour désigner tout le segment intermédiaire de la distribution de médicaments...
Nous couvrons la France entière, de façon systématique, avec les pharmacies pour lesquelles les laboratoires prennent les commandes en direct, soit, sur 22 000 pharmacies, 15 000 environ - les plus grosses en volume de consommation.
Nous livrons pour la semaine chaque médicament, à la différence des grossistes-répartiteurs, qui livrent matin et après-midi, ce qui est très coûteux. Il n'est pas possible de livrer un médicament pour le lendemain sans que cela engendre des coûts... Or les patients ne comprennent pas qu'un médicament ne soit pas disponible immédiatement. Ce n'est pas dans les mentalités.
Certaines pharmacies travaillent à la fois via un groupement, avec les grossistes, avec vous, et en direct.
Il y a une concurrence indéniable entre les acteurs. En 2009 un décret a rendu possible la création de centrales d'achat pharmaceutique (CAP), uniquement pour les produits OTC. Les grossistes-répartiteurs ont reçu la faculté de travailler par ordre et pour le compte de ces centrales, autrement dit, de jouer à l'égard de celles-ci un rôle de dépositaire. Or les dépositaires ont été exclus ! La présidente du conseil de l'ordre d'alors avait protesté auprès du ministre. Le décret devrait être revu...
Il faudrait que le statut des dépositaires soit modifié et que ceux-ci puissent travailler pour ordre et pour le compte de tout établissement pharmaceutique. Le pharmacien chef du centre hospitalier universitaire (CHU) de Rouen a innové en sous-traitant à un dépositaire, pour les pondéreux, la logistique au sein de l'hôpital. Il profite de notre expertise sur l'optimisation des flux. Dans les groupements hospitaliers de territoire, nous aurions la capacité de résoudre les tensions qui apparaîtront inévitablement.
L'hôpital se concentrerait sur les patients, avec une logistique et une gestion des stocks améliorées.
Il n'est guère rationnel, pour un hôpital, de construire comme à Lyon un stockage à 5 millions d'euros, à côté de l'entrepôt d'un dépositaire...
Nous travaillons dans l'ombre des laboratoires. Notre force de vente se substitue parfois entièrement à la leur, depuis la prise de commande dans les pharmacies, la réponse aux appels d'offre hospitaliers, jusqu'à la livraison.
Les grossistes-répartiteurs sont accusés de provoquer des pénuries en exportant une partie du volume de médicaments vendu par les laboratoires pour le marché français. Êtes-vous concernés par le « commerce parallèle » ? Les grossistes répondent que cela ne concerne que 2 % de l'ensemble. Mais c'est peut-être beaucoup plus sur un produit sensible...
Dans les années 2000, je me souviens d'un médicament sur lequel 20 % de la production partait immédiatement par l'intermédiaire d'un grossiste-répartiteur dans le pays de la maison mère. Cela, avec l'exportation parallèle, posait problème, y compris à la filiale française, car ce qui était vendu en France rapportait moins à la maison mère. Cela concernait des block busters, dont le trading était très rentable : il l'est moins aujourd'hui sur les génériques. Aujourd'hui, ce phénomène n'a moins d'incidence que les problèmes d'approvisionnement.
L'avènement des produits génériques a freiné cette tendance ; mais l'absence d'harmonisation des prix en Europe soutient ce phénomène.
Si le laboratoire externalise la production et la distribution, que lui reste-t-il à faire ?
La recherche !
Ils rachètent des start-ups, c'est que la recherche a été également externalisée ! J'ai à l'esprit une grande enseigne de laboratoire suisse sur une usine : le laboratoire est-il le fabricant ?
Les Suisses fabriquent, y compris en France : les laboratoires ne sont pas seulement des comptoirs de vente. Dans le passé, il y avait une prime - non pas financière, plutôt dans les relations avec les pouvoirs publics - à travailler avec la France. Aujourd'hui, dans les stratégies d'accès au marché, la France est toujours le dernier pays servi, avec plus de 500 jours de délai...
Que font les laboratoires, demandez-vous ? Ils ont investi lourdement dans des usines très spécialisées à travers le monde. Sur une gamme donnée, comme le respiratoire, la cardiologie, l'antibiotique, l'anticancéreux, ils ont souvent deux usines, pour continuer à fournir en cas de problème sur une chaîne.
La France a été désaffectée...
Il en irait différemment s'il y avait une vraie politique industrielle, comme pour Airbus ; nous sommes passés de la première à la sixième place, en production et en recherche : ce n'est pas normal. D'autant moins que la dépense de médicaments est maîtrisée.