Nous avons le plaisir d'accueillir les membres du bureau Multicom 1 de la Direction générale du Trésor : M. Pierre Chabrol, chef du bureau, M. François Bazantay et Mme Virginie Reiss, ses adjoints. Ce bureau est chargé, au sein du ministère de l'Économie et des finances, de la coordination de la position française en matière commerciale, auprès de l'Organisation mondiale du commerce, l'OMC, de l'Organisation de coopération et de développement économiques, l'OCDE, du G7 et, avant tout, de l'Union européenne.
Pour nos producteurs d'acier, les enjeux internationaux sont cruciaux, dans un contexte très concurrentiel et déstabilisé par les tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine. Comment l'Union européenne traite-t-elle ce dossier pour garantir la compétitivité de nos entreprises, notamment via des mesures anti-dumping ? À la suite de la fermeture du marché américain, ce secteur doit faire face au risque d'afflux d'aciers chinois sur le marché européen.
Madame, messieurs, à mon tour, je vous remercie de venir nous apporter votre expertise.
Lors de nos précédentes auditions, on nous a alertés sur la vulnérabilité de la filière française dans le contexte international actuel.
Premièrement, cette vulnérabilité est liée aux surcapacités de l'acier, en particulier chinoises, et à l'émergence de nouveaux producteurs très compétitifs. Deuxièmement, elle est due aux subventions accordées par certains pays à leur industrie sidérurgique, alors que les règles européennes de la concurrence ne le permettent pas dans nos pays. Troisièmement, en instaurant des droits de douane sur les importations d'acier européen en juin 2018, les États-Unis ont accru la vulnérabilité de nos producteurs : en effet, cette décision pourrait réduire les débouchés de notre industrie. Quatrièmement et enfin, il faut tenir compte d'une vulnérabilité particulière : celle qui découle des exigences très différentes en matière de réglementation environnementale et énergétique. La production européenne fait l'objet d'un coût carbone élevé auquel les importations échappent à ce jour.
La réaction de l'Union européenne à l'instauration de droits de douane américains sur l'acier européen a-t-elle été suffisante pour protéger nos entreprises ? Où en sont les négociations pour lever ces barrières et ne pas pénaliser notre industrie ? Observe-t-on, selon vous, des mécanismes de contournement des mesures anti-dumping et anti-subventions, notamment par la Chine ? Comment s'assurer que ces protections sont pleinement efficaces ? Comment les filières européenne et française peuvent-elles rester compétitives dans les échanges mondiaux, et quelle politique commerciale défendez-vous pour les soutenir ? Cela doit-il nécessairement passer par une concentration du secteur ? Enfin, quel regard portez-vous sur l'instauration, aux frontières de l'Union européenne, d'une taxe carbone visant à compenser le différentiel de coût à l'importation résultant des réglementations environnementales et du coût carbone ?
Le bureau de la politique commerciale a pour mission de représenter la France dans les instances communautaires, notamment au comité de politique commerciale, qui assure le suivi hebdomadaire des négociations menées par la Commission au nom de l'Union européenne, que ce soit avec l'OMC ou à titre bilatéral. En outre, il prépare les positions françaises quant aux instruments de défense commerciale européenne : instruments anti-dumping, anti-subventions, etc. En revanche, sa compétence est moindre pour ce qui concerne la taxe carbone : je me concentrerai donc sur les deux premières missions.
Avant tout, les mesures prises par les États-Unis au sujet de l'acier et de l'aluminium ont créé la surprise : l'année dernière, l'acier chinois ne pénétrait déjà plus sur le marché américain du fait de diverses mesures anti-dumping. En conséquence, ces dispositions ont affecté en premier lieu les partenaires des États-Unis, dont le Mexique, le Canada, les pays de l'Union européenne, le Japon et la Corée du Sud. Les autorités américaines nous ont expliqué que, face aux surcapacités chinoises, ces mesures avaient pour but de conduire l'Union européenne à réagir. Entre alliés, une telle attitude est un peu étrange ; mais, en un sens, cette politique a fonctionné. Les Européens ont réagi de plusieurs manières.
Tout d'abord, ils ont pris des mesures d'ordre juridique. Les Américains ont agi sur la base de la section 232 du Trade Expansion Act de 1962. Ce texte autorise le Président des États-Unis à prendre des mesures tarifaires d'envergure face à des importations menaçant la sécurité nationale. Or, l'Union européenne a estimé que cette réponse n'était pas adaptée. Certes, l'OMC prévoit une exception de ce type, mais la notion de sécurité nationale n'était pas définie à l'époque où les États-Unis ont pris ces mesures. L'Union européenne en a conclu qu'elles étaient illégales du point de vue de l'OMC.
Ensuite, de manière concrète, la Commission européenne a requalifié les mesures prises par les États-Unis en mesures de sauvegarde : dès lors qu'un pays de l'OMC prend une mesure de sauvegarde, un autre membre de l'OMC, s'il estime que ces dispositions ne sont pas justifiées, est habilité à prendre des mesures de rétorsions. Sur cette base, la Commission a pris une série de contre-mesures, ou mesures de rééquilibrage, qui se sont traduites par l'établissement d'une liste de produits américains assez symboliques : cette liste, dite « liste moto-bourbon », a été dressée pour cibler, aux États-Unis, une série de circonscriptions de sénateurs républicains influents. C'était là le seul moyen d'avoir une emprise sur Donald Trump. Cette action semble avoir été assez efficace.
L'Union européenne a pris une autre mesure de sauvegarde, liée au fait que la décision américaine devait conduire à un afflux de produits asiatiques vers le marché européen de l'acier. Cette crainte s'est vite révélée fondée.
Pouvez-vous évaluer l'impact de ces mesures anti-dumping sur les entrées d'acier et d'aluminium aux États-Unis, et sur les redirections consécutives ? Avez-vous des chiffres ? J'ai cru comprendre que le marché américain continuait à recevoir de l'acier étranger à un coût surenchéri et que le prix de l'acier américain avait subi, en conséquence, une inflation, aux dépens du consommateur. Pouvez-vous le confirmer ?
En volume, les importations d'acier ont baissé aux États-Unis ; mais, effectivement, du fait de l'augmentation des prix, elles ont augmenté de 5 % en valeur entre 2017 et 2018. Quant au marché européen, il était déjà très protégé face au marché chinois, à l'instar du marché américain. En revanche, les aciers turcs et coréens ont afflué.
Tout à fait.
Non, pas de manière significative.
À quelle hauteur sont les barrières douanières américaines appliquées à l'acier ?
En vertu de la mesure de sauvegarde prise sur le fondement de la section 232, tout produit importé aux États-Unis est taxé à 25 %.
Les produits faisant l'objet de mesures anti-dumping se voient appliquer des droits supplémentaires ; mais ces dispositions préexistantes sont d'une autre nature.
Pourriez-vous nous préparer une note de synthèse pour clarifier ces questions ?
Tout à fait. Je précise que les mesures anti-dumping sont prises à l'encontre d'une entreprise en particulier, tandis que les mesures fondées sur la section 232 portent sur un produit en général. À ce stade, la réponse européenne est en train d'être déployée ; mais on peut d'ores et déjà tirer un bilan positif de cette réforme des instruments de défense commerciale. Jusqu'à présent, la règle du droit moindre limitait le montant des droits imposés à tel État ou à telle entreprise. Il est désormais possible de revenir sur cette règle et ainsi d'imposer des droits beaucoup plus élevés qu'auparavant. Quelques conditions sont imposées pour ce qui concerne les droits anti-dumping. À cet égard, la négociation a été très délicate ; une partie de nos partenaires européens estiment toujours que de telles mesures sont essentiellement protectionnistes. En France, certaines entreprises importatrices plaident également pour que ces instruments de défense commerciale soient utilisés le moins possible, par exemple les acteurs de la filière automobile. Chaque État membre de l'Union européenne arbitre selon ces différents intérêts. Traditionnellement, la France défend ses intérêts producteurs, tandis que l'Allemagne et l'Europe du Nord défendent les industries utilisatrices, lesquelles veulent de l'acier à prix compétitif.
La France cherche-t-elle à protéger la production à l'échelle de l'Union européenne ?
Avant tout, la France cherche à défendre les intérêts producteurs de l'Europe : c'est un choix politique constant, très net et très bien identifié à Bruxelles. À l'échelle de l'Union, cette vision française, fondamentalement activiste, doit se conjuguer avec les priorités des autres pays. La position française n'est pas majoritaire à Bruxelles : notre travail est donc de construire des coalitions, au cas par cas, pour lutter énergiquement contre les pratiques de dumping ou de subventions.
Le projet de nouvelles routes de la soie est sans ambiguïté : les entreprises chinoises sont invitées à reconstituer hors de Chine leurs capacités de production, surtout lorsqu'elles sont polluantes. Elles s'installent donc au Vietnam, en l'Indonésie, en l'Égypte. Ces routes de la soie vont même en Europe et au-delà du Pacifique : le concept est très plastique. Les pays d'accueil semblent plutôt satisfaits de recevoir cette activité. De son côté, grâce à cette stratégie, la Chine contourne les mesures anti-dumping prises par les États-Unis et par l'Union européenne.
Le phénomène est parfaitement identifié, et il est étudié de très près par l'Union européenne. Les flux allant de ces pays vers l'Union européenne sont suivis avec une attention particulière. Ils augmentent assez vite. Il faut inciter la Commission européenne à utiliser les instruments anti-dumping qui sont à sa disposition. Vers la Chine directement, cette action est difficile, car les dispositifs de subventionnement chinois peuvent être très sophistiqués.
Un véritable contournement au sens douanier du terme, fondé sur de fausses origines, c'est le système dit « de l'usine tournevis ». La Chine l'emploie notamment à Singapour. L'Union européenne a déployé des mesures efficaces à cet égard. Désormais, la Chine cherche donc à produire à l'extérieur. Le dumping est parfois difficile à mettre au jour ; il faut donc aller sur le terrain des mesures anti-subventions. À ce titre, l'Europe s'efforce de caractériser le fait qu'un État subventionne une industrie dans un autre État : c'est le cas quand de l'argent public chinois vient aider une entreprise à l'étranger, avec des conditions d'établissement très privilégiées. Ainsi, en plein coeur de l'Égypte, un territoire chinois a pour ainsi dire vu le jour. Les entreprises chinoises y fabriquent selon les normes et le droit du travail applicables en Chine. Puis, la marchandise est exportée en Europe. Actuellement, nos instruments de défense commerciale ne sont pas assez robustes pour détecter parfaitement ces pratiques. Nous essayons donc de les adapter.
En définitive, la Chine a toujours un temps d'avance. Or, dans le champ de la concurrence, la taxe carbone est un outil comme un autre. En outre, il récompense les efforts de nos industries européennes et françaises, qu'il s'agisse de la contribution carbone, avec les quotas carbone, des efforts en matière de recherche et d'innovation, ou des investissements divers. On pourrait très bien prévoir, aux frontières de l'Union européenne, une fiscalité adaptée en vue du respect des accords de Paris. Dans les dix années qui viennent, les sidérurgies française et européenne peuvent-elles tenir le choc de la mondialisation et passer le cap du verdissement sans ce filtre, rééquilibrant les règles commerciales sans dénaturer les principes fixés par l'OMC ? La France entend-elle défendre cette solution auprès des autres États membres ?
À notre niveau, nous constatons une évolution positive. Il y a encore quelques années, Bruxelles exprimait presque du dégoût pour les instruments de défense commerciale. Mais, depuis trois ans, le changement de mentalité est très net au sein de la Commission européenne, vis-à-vis de la Chine.
Depuis 2016, la Commission lance régulièrement l'alerte : la Chine est également un compétiteur stratégique. Le service européen pour l'action extérieure tire lui aussi les conséquences de cette rivalité économique. L'enjeu, à présent, c'est le choix des instruments à mettre en oeuvre, qu'il s'agisse de la défense commerciale, de l'attribution des marchés publics, ou encore du mécanisme d'inclusion carbone, le MIC. Depuis quelques années, l'utilisation des instruments de défense commerciale a beaucoup crû, surtout dans le domaine de l'acier. Au total, 90 000 emplois du secteur de l'acier sont protégés par ces instruments de défense commerciale de l'Union européenne.
Ces mesures de sauvegarde permettent également de se prémunir face à l'Indonésie ou à la Turquie. Le secteur européen de l'acier est protégé, mais pas au même niveau que les États-Unis, et pour cause : dans l'Union européenne, un quota de marchandises importées est libre de droits. Depuis le choc de 2015, le but des aciéristes, c'est de créer des marchés régionaux ; ArcelorMittal, premier groupe sidérurgique au monde, est derrière la demande de mise en oeuvre de la section 232 aux États-Unis. Mais, au nom de la défense de ses intérêts américains, cette entreprise a compromis ses intérêts en Europe.
La politique de défense commerciale implique-t-elle nécessairement la concentration du secteur ?
La concentration semble effectivement la règle à l'heure actuelle. En Méditerranée, ArcelorMittal s'est rapproché d'Ilva ; en Europe du Nord, Thyssen entreprend de fusionner avec Tata Steel. Mais cette évolution entraîne une hausse des prix, qui n'est pas sans soulever des critiques.
Pour nous, l'enjeu est également de renforcer les obligations de transparence auxquelles les membres de l'OMC sont soumis. Ils doivent notamment notifier l'ensemble des subventions versées aux entreprises. Or, à ce titre, la Chine cherche à maintenir une grande opacité. Afin d'accroître la transparence, un groupe spécial - le forum global sur l'acier - a été formé au sein du G20, alors même que ce dernier était présidé par la Chine.
Combien d'usines la Chine rachète-t-elle en Europe ? Dans quelle mesure les subventions massives sont-elles incluses dans les conditions de rachat ?
Nous en sommes persuadés, il faut prendre en compte les mécanismes de subventions, non seulement pour les investissements étrangers, mais aussi pour l'accès aux marchés publics européens. Dès lors, certains candidats pourraient être exclus d'emblée. Mais, pour l'heure, la France est extrêmement minoritaire sur ce sujet. Ainsi par exemple, pour le Premier ministre portugais, il n'est pas question que le Portugal renonce à recourir aux entreprises chinoises.
Il en allait de même pour les filtrages ; puis, des évolutions sont intervenues.
Certes, monsieur le président. Mais l'Allemagne est, elle aussi, extrêmement réservée.
Beaucoup de grands groupes ont quitté la France après y avoir développé une activité pendant quelques années, mais en conservant l'unité de recherche grâce à laquelle ils obtiennent un avantage fiscal, via le crédit d'impôt recherche, le CIR. Que comptez-vous faire à ce titre ? Nous pouvons vous donner des cibles très précises à expertiser.
Il faut que je consulte mes collègues responsables du dossier : nous vous adresserons une réponse écrite.
On annonce la prise de contrôle des fonderies de Pont-à-Mousson par le groupe chinois Xinxing. Sur le marché des tuyaux de fonte, cette opération risque d'entraîner un abus de position dominante : en effet, elle revient à fusionner les deux premiers acteurs mondiaux en la matière.
Le décret relatif aux investissements étrangers en France vient d'être révisé. La Direction générale du Trésor est consciente du problème, mais ce dernier n'est pas du ressort de notre bureau. Quant au volet concurrentiel, il relève, non du bureau Intercom à proprement parler, mais de l'Autorité de la concurrence.
Disposez-vous d'informations au sujet de la ferraille ? On nous fait part de volumes estimés en millions de tonnes. Où va-t-elle ? Comment chemine-t-elle ?
Il est difficile d'évaluer finement ces flux au titre de l'import-export. Tout dépend des lignes tarifaires examinées : les chiffres dont je dispose sont beaucoup plus modestes que les vôtres, mais ils ne sont pas agrégés. Nous pourrons vous adresser ces éléments par écrit.
Volontiers. Nous souhaitons également obtenir des précisions sur les logiques d'exportation des entreprises du secteur.
Nous vous les ferons parvenir.