Nous y serons tout aussi vigilants que vous et je n'oublie pas que, comme vous l'avez dit, le produit de la taxe pourrait être minoré par les reports de trafic sur les autoroutes, ce qui était l'un des objectifs de l'écotaxe poids lourds évoqués lors du Grenelle. Ces reports vont accroître les revenus des sociétés d'autoroute, ce qui rend légitime d'en récupérer une partie. Frédéric Cuvillier a annoncé une augmentation de la redevance domaniale de 200 millions d'euros, cela ne représentera qu'une faible ponction sur les bénéfices des autoroutes. Ces moyens supplémentaires devront être alloués aux alternatives à la route, en particulier aux trains d'équilibre du territoire (TET).
Les sociétés concessionnaires, privatisées en 2005 pour 15 milliards d'euros, ont dégagé l'an passé un résultat net cumulé de 1,94 milliard d'euros. Un tel rendement dans les infrastructures de transports à si brève échéance, c'est plutôt rare ! Sans porter aucun jugement de valeur, cette privatisation n'est-elle pas devenue si profitable qu'on puisse légitimement y voir une forme de captation de l'investissement public d'hier, voire d'aujourd'hui ?
Quoi qu'il en soit, nous devons être vigilants lorsque les sociétés concessionnaires proposent de prolonger la durée de leur concession en échange de travaux pour améliorer le service, pour respecter certaines normes environnementales, ou encore en échange de nouveaux segments et « petits bouts manquants » de voies, ce que le Conseil d'Etat a accepté dans le principe. Ces propositions sont habiles : l'Etat manque de moyens, les sociétés d'autoroutes en ont beaucoup, pourquoi ne pas prolonger un peu la bonne affaire, quitte à y consacrer une partie des bénéfices : c'est de la bonne gestion d'une affaire bien rentable... Est-ce dans l'intérêt général ? Je ne le pense pas, et je préfèrerais voir les autoroutes revenir dans le giron public, puisqu'elles sont une véritable « manne ». Comment en débattrons-nous ? Des questions se posent pour le transfert de nouveaux segments de routes à des sociétés concessionnaires, où l'intérêt pour la collectivité ne va pas de soi - je pense en particulier à l'A63 (ex RN 10) au sud de Bordeaux, à la RN 154 Orléans-Dreux, ou encore à la route centre Europe Atlantique (RCEA) entre Moulins et Mâcon. Je serai très attentif sur ce point.
Deuxième sujet : la sélection des projets d'infrastructures, et plus largement les choix qui président à l'allocation des ressources.
Le Grenelle de l'environnement a largement débattu des critères devant présider au choix d'infrastructures et à l'allocation des ressources publiques. La loi « Grenelle I » a énoncé et hiérarchisé six critères tenant aux émissions de gaz à effet de serre, aux perspectives de saturation et à la sécurité, à la performance environnementale, à l'accessibilité multimodale, au développement économique, à l'aménagement des territoires et enfin à l'accessibilité des personnes à mobilité réduite. Cette nouvelle « ligne » préside-t-elle à la sélection des projets, à la répartition des ressources dont nous disposons ? A ma grande surprise, j'ai constaté que les nouveaux critères n'étaient pas véritablement intégrés. Pour instruire les dossiers, l'administration utilise toujours une instruction cadre de 2004, rédigée pour prendre en compte le rapport « Boiteux II » de 2001 ! Cette lenteur est décalée avec l'agenda politique du Grenelle et la demande sociale. L'administration m'a répondu que les services travaillaient à une « actualisation » de cette instruction, sans plus de précision. Le risque, c'est que cette grille de critères économiques, sociaux et environnementaux, ajustée au Grenelle de l'environnement, ne soit pas disponible pour la commission « Mobilité 21 », dont la commande politique est précisément de hiérarchiser les projets.
Je n'ai pas l'illusion qu'une grille parfaite existe, je sais bien qu'il faut toujours tenir compte de facteurs particuliers d'aménagement du territoire. Mais nous sommes en retard sur la stratégie d'ensemble et le défaut d'analyse ne peut que faire perdurer le choix « au doigt mouillé »... L'existence même de l'AFITF sanctuarise des crédits pour les infrastructures, c'est indispensable à la visibilité des investissements, mais nous devons y ajouter davantage d'analyse, pour préciser notre stratégie et mieux arbitrer entre les projets.
Voyez le 44 tonnes, exemple même où la stratégie d'ensemble n'est pas claire. On finance le report modal, mais on va autoriser les poids lourds de 44 tonnes sur 5 essieux à circuler sur nos routes jusqu'en 2019 : qu'est-ce qui aura le plus d'impact ? On aide les autoroutes ferroviaires mais des 44 tonnes vont traverser notre territoire du nord au sud : quel sera le bilan croisé de ces deux mesures, pour le report modal ? Et pour l'état de nos routes ? Ne risque-t-on pas que les 44 tonnes dégradent nos routes bien davantage qu'on ne pourra les réparer grâce aux moyens supplémentaires que nous consacrons aux « grosses réparations » ? Je ne fais que poser les questions, mais pour constater que ces calculs ne sont pas faits, faute d'une vision globale.
Le « bleu » budgétaire n'hésite pas à souligner l'« orientation résolument intermodale » de ce budget : est-ce véritablement le cas ? Pour le savoir, il faudrait comparer l'ensemble des mesures : les investissements, les actions spécifiques, bien sûr, mais aussi les actions incitatives et l'ensemble des normes qui ont une incidence sur l'usage des infrastructures. Je partage l'opinion exprimée par Rémy Pointereau sur les transports terrestres : les infrastructures de transports sont des équipements si utiles qu'on ne peut pas les regarder seulement en termes de dette, il faut considérer leur utilité très largement, bien au-delà de leur rentabilité à court terme.
Des changements d'ordre normatif peuvent modifier les conditions de rentabilité de grandes infrastructures. Je pense aux autoroutes ferroviaires, par exemple celle entre le Luxembourg et l'Espagne. Dès lors qu'une telle infrastructure existe, ne faut-il pas interdire ou rendre plus contraignante la traversée de notre territoire sur le même parcours ? La contrainte n'est-elle pas un moyen d'accélérer la mise en place des infrastructures que nous voulons ? Ici encore, je n'ai pas les réponses, mais je regrette que l'analyse présentée par l'Etat ne soit pas plus globale, qu'elle ne permette pas suffisamment de comparer ce qui se passe sur plusieurs plans, pour que nous puissions apprécier l'effet conjoint des investissements et des normes. C'est un débat important dans le cadre du SNIT, autant s'y préparer !
Autre sujet, qui mérite un chapitre à lui seul : le bonus-malus écologique automobile. L'Etat y a mis beaucoup de moyens : 1,2 milliard d'euros en cinq ans, à quoi s'ajoutent les 800 millions de la prime à la casse entre 2009 et 2010. Deux milliards, pour quels résultats ? Le taux d'émission de CO2 des véhicules neufs vendus sur notre territoire a beaucoup baissé. Mais la baisse est générale en Europe, y compris dans les pays qui n'ont pas de bonus-malus écologique. La comparaison des courbes montre que nous sommes allés un peu plus vite que d'autres pays, mais est-ce que cela valait les deux milliards d'euros d'argent public que nous y avons mis ? Ici encore, j'ai été surpris d'une certaine indigence du « bleu » budgétaire, pour constater ensuite, lors des auditions, que l'Etat manque d'évaluation précise du dispositif : les effets sont mesurés dans leur grande masse, avec une marge d'incertitude sur les causes, mais pas du tout à l'échelle micro, celle de la décision d'achat et de l'influence effective sur le comportement de l'acheteur. A partir de quel niveau un bonus est-il efficace ? L'Etat ne peut pas le dire, parce qu'il manque de sondages précis sur la question.
Ensuite, le bonus-malus est-il utile à l'industrie automobile française ?