Google a dévoilé mardi les derniers résultats de son activité : son chiffre d'affaires pour 2012 a dépassé les 50 milliards de dollars, soit une progression de 32 % en un an. Parallèlement, son bénéfice net a augmenté de 10 %, franchissant le seuil symbolique des 10 milliards de dollars. Pourtant, au terme d'un mécanisme - complexe mais légal - d'optimisation fiscale, Google déclare la quasi-intégralité de son bénéfice aux Bermudes, via l'Irlande et les Pays-Bas. Or, les Bermudes ne taxent pas les bénéfices. D'autres sociétés, Facebook, Amazon et Apple en tête, appliquent les mêmes recettes pour un résultat identique : minorer le paiement de l'impôt dans les pays dont elles tirent l'essentiel de leurs revenus, notamment en Europe et aux États-Unis.
Le Conseil national du numérique estime que les revenus générés, en France uniquement, par ceux qu'il est convenu d'appeler les « GAFA » (Google, Amazon, Facebook, Apple) oscilleraient entre 2,5 et 3 milliards d'euros. L'application stricte du régime fiscal français les conduirait à s'acquitter de 500 millions d'euros d'impôt sur les sociétés, au lieu des 4 millions d'euros par an en moyenne qu'ils versent au Trésor public. S'agissant de la TVA, le manque à gagner pour le budget de l'État s'établit à près de 600 millions d'euros. Cette situation a de graves conséquences pour nos finances publiques, et constitue une distorsion de concurrence pour les entreprises françaises du numérique, qui sont pour certaines en grande difficulté. En dix ans, ces entreprises étrangères se sont imposées comme des acteurs incontournables de l'économie numérique et ont popularisé leur modèle technologique. De fait, ces géants de l'Internet aux activités dématérialisées et mondialisées sont un véritable défi pour les administrations fiscales nationales.
La proposition de loi pour une fiscalité du numérique neutre et équitable, déposée par notre collègue Philippe Marini, tente de remédier à ce problème en proposant une taxation ad hoc de certaines transactions de l'économie numérique réalisées sur le territoire national. Elle constitue la traduction législative des travaux menés depuis 2010 par la commission des finances du Sénat sur ce sujet. Souvenez-vous de la création, éphémère car supprimée avant son entrée en vigueur, dans le cadre de la loi de finances pour 2011, de ce qui avait été appelé la « taxe Google » sur la publicité en ligne.
L'article premier de la présente proposition de loi prévoit, à son tour, la création de deux taxes nouvelles sur la publicité en ligne et le commerce électronique (Tascoé), dont serait redevable toute entreprise tirant des revenus en France au titre de l'une ou l'autre de ces activités. L'assiette de ces taxes serait calculée en fonction de la déclaration, volontaire ou par le biais d'un représentant fiscal, de ces revenus par l'entreprise. Elle propose également, dans son article 2, d'étendre aux entreprises établies hors du territoire national la taxe existante sur les ventes et location de vidéogrammes à la demande, dont le produit bénéficie au Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Il est en outre demandé au gouvernement, à l'article 3, de fournir un rapport au Parlement sur plusieurs pistes plus ambitieuses de réforme de la fiscalité numérique, au plan national, communautaire et international.
Notre commission de la culture s'est saisie pour avis de l'ensemble de cette proposition de loi, en cohérence avec les travaux qu'elle a menés tout au long de l'année 2012 sous forme de tables rondes en collaboration avec le groupe d'études « Médias et nouvelles technologies ». Nous nous étions particulièrement penchés sur les enjeux de la fiscalité numérique sous l'angle de la rémunération des créateurs de contenus culturels diffusés en ligne et de la recherche de ressources dynamiques destinées au financement des industries culturelles. En tant que rapporteur pour avis, je me suis attaché à analyser le dispositif proposé à l'aune de ces préoccupations. En effet, les commissions des affaires économiques et du développement durable se sont également saisies du texte, dont elles examineront les conséquences pour les domaines qui les intéressent, notamment la taxation du e-commerce et le financement du haut et du très haut débit sur l'ensemble du territoire.
J'ai également souhaité replacer les propositions de notre collègue Philippe Marini dans un contexte européen et international. Si le législateur français a vocation à porter un message fort sur l'instauration nécessaire d'une fiscalité numérique, il ne peut à lui seul en déterminer le contenu. Dans ce cadre, j'ai mené plusieurs auditions : Amazon Europe, Google France, le Syndicat des régies publicitaires et la Fédération française des télécoms, en commun avec Yvon Collin, rapporteur au fond de la commission des finances. J'ai également souhaité rencontrer les principaux opérateurs de l'industrie culturelle : le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), le Centre national du livre (CNL) ainsi que le Centre national de la chanson, des variétés et du jazz (CNV). Les opérateurs de la culture, auxquels notre commission prête évidemment une attention particulière, ne peuvent rester étrangers au débat sur la fiscalité numérique. L'essentiel de leurs ressources consiste en des taxes affectées qui reposent sur les acteurs de l'industrie numérique. Toute modification de la réglementation fiscale applicable à ce secteur d'activité est donc de nature à impacter les acteurs de la culture. En outre, l'industrie numérique est une industrie de contenus, qui bénéficie de la valeur ajoutée et des revenus liés à l'édition et à la distribution des oeuvres françaises et européennes qui ont un lourd besoin de financement. Enfin, le changement des modes de consommation des contenus culturels entraîne une stabilisation, voire un ralentissement, des marchés classiques et donc une érosion de l'assiette de la taxation, qui met en péril le rendement des taxes affectées au financement de l'ensemble de la filière.
Or, pour intéressante que soit l'initiative prise par Philippe Marini d'instaurer une taxation, même modeste, des revenus créés en France par l'économie numérique, elle n'en demeure pas moins inopérante quant à l'affectation d'une partie du produit de la fiscalité numérique au financement de la culture. Seul l'article 2 de la proposition de loi, qui étend la taxe sur la vente et la location de vidéogrammes à la demande aux sociétés étrangères réalisant ce type de transactions au bénéfice d'un consommateur établi en France, instaure un mécanisme qui bénéficie à un opérateur de la culture - en l'espèce, le CNC. L'article premier, qui crée les taxes sur la publicité en ligne et sur le e-commerce, affecte ces nouvelles ressources non pas aux industries culturelles mais, respectivement, au budget général de l'État et aux collectivités territoriales.
Pourtant, les besoins de financement des opérateurs de la culture sont considérables. A titre d'exemple, le CNL est confronté aux difficultés des librairies indépendantes, dont notre commission se préoccupe particulièrement. Il doit également répondre aux enjeux de la numérisation du patrimoine littéraire que constituent les oeuvres sous droits, dans un contexte où les évolutions technologiques font peser une menace sur le rendement de la taxe sur la vente des appareils de reprographie, de reproduction et d'impression. Des défis aussi considérables attendent les acteurs français de la musique. Le succès de Deezer masque la fragilité du secteur : en 2012, la Fnac a ainsi abandonné sa musique en ligne à iTunes, et AlloMusic a fermé. Parallèlement, les ventes de supports physiques s'effondrent, ce qui met en grande difficulté les disquaires indépendants comme les grandes enseignes. Si le secteur de la musique ne dispose pas de son propre opérateur, depuis l'abandon du projet de création d'un Centre national de la musique (CNM), il n'en demeure pas moins qu'il a plus que jamais besoin de soutien financier. A cet égard, l'élargissement des missions du CNV à la musique est envisageable dès lors qu'une nouvelle ressource est affectée au centre, ce qui avait manqué au projet de création du CNM. Quoi qu'il en soit, le CNL et le CNV pourraient utilement bénéficier de nouvelles ressources issues de la fiscalité numérique et notamment de la taxe sur la publicité en ligne créée par l'article premier de la proposition de loi. Son rendement est estimé par l'auteur à 20 millions d'euros par an, ce qui, divisé entre les deux opérateurs, permettrait de répondre à de nombreux besoins.
Outre cette lacune, cette proposition de loi a pour principal défaut de trop anticiper les bouleversements qui pourraient intervenir en 2013 dans ce domaine. Au niveau national tout d'abord, la mission confiée par le Gouvernement à Nicolas Colin et à Pierre Collin a rendu ses conclusions le 18 janvier. Ses propositions sont ambitieuses et quelque peu iconoclastes : les auteurs envisagent d'instaurer une fiscalité incitative assise sur la collecte et l'exploitation par les acteurs de l'Internet des données personnelles des internautes. Sa mise en oeuvre permettrait à l'administration fiscale d'acquérir sur l'activité de ces sociétés les informations nécessaires à l'établissement d'une négociation bilatérale avec les grands groupes en matière de recouvrement de l'impôt sur les sociétés. La mission Lescure, qui concerne plus spécifiquement la politique culturelle à l'ère du numérique et les moyens qui y sont accordés, devrait pour sa part rendre ses conclusions au mois de mars.
La fiscalité du numérique et la neutralité d'Internet, objets d'une table ronde organisée par Fleur Pellerin le 18 janvier, sont donc au coeur des préoccupations en ce début d'année. Le constat est identique au niveau communautaire et international : tous les grands pays consommateurs de services en ligne sont confrontés à la question du recouvrement de l'impôt et aux distorsions de concurrence. En marge du G20 des 5 et 6 novembre 2012, les ministres des finances de l'Allemagne, du Royaume-Uni et de la France ont publié une déclaration commune appelant à une action coordonnée en vue de renforcer les normes fiscales internationales et ont conjointement demandé à l'OCDE de conduire une réflexion sur les mesures permettant de remédier à l'érosion des bases imposables due au transfert des bénéfices vers des pays à basse fiscalité. Dans un contexte budgétaire de plus en plus contraint, des propositions gouvernementales devraient donc prochainement voir le jour afin de faire participer les grands acteurs du numérique à l'effort fiscal à due proportion des revenus qu'ils tirent de leur activité sur le territoire national. De telles dispositions, dont il est aujourd'hui prématuré d'envisager le contenu, devraient ainsi figurer dans le projet de loi de finances pour 2014. Notre commission de la culture veillera alors, j'en suis sûr, à ce que les mesures qui seront proposées prennent en compte les enjeux liés au financement des industries culturelles.
Dans l'attente de ces réformes, il me semble qu'il est urgent d'attendre avant de modifier unilatéralement et, du reste, de manière fort modeste au regard des enjeux, notre réglementation fiscale dans ce domaine. Je vous propose donc de donner un avis favorable à la motion de renvoi en commission que la commission des finances a adoptée à l'unanimité lors de l'examen de la proposition de loi hier après-midi.