Intervention de Charles Guené

Réunion du 26 mars 2013 à 14h30
Débat sur les conclusions de la mission commune d'information sur les conséquences de la suppression de la taxe professionnelle

Photo de Charles GuenéCharles Guené :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà quelques semaines, à travers l’étroite « fenêtre de tir » consentie par les amis des loups, j’avais pu brosser devant vous le tableau détaillé des conséquences de la réforme de la taxe professionnelle. Mais la plupart d’entre vous étaient sortis frustrés d’un débat tronqué.

Aujourd’hui, grâce à la pugnacité du groupe RDSE, nous pouvons mener notre exercice à bonne fin. Aussi, je tiens à remercier le président Jacques Mézard de m’avoir donné la possibilité de m’exprimer de nouveau, fût-ce de manière légèrement réduite, pour introduire la reprise attendue de ce débat.

Après avoir rappelé les insuffisances de la réforme et les ajustements qui restent à lui apporter après plusieurs lois de finances, je tenterai d’expliquer comment les textes affectent profondément le paysage fiscal et notre conception même des finances publiques.

Il est indéniable que la réforme de la taxe professionnelle a renforcé la compétitivité des entreprises, ainsi que l’établissent tous les rapports. Rappelons que seules 20 % des entreprises ont été reconnues perdantes, alors que 20 % d’entre elles ont connu la stabilité et que les 60 % restantes, relevant essentiellement du secteur industriel, ont enregistré une évolution favorable de leur imposition – l’allégement allant de 30 % à 80 % –, certes au détriment des services et au prix de quelques désagréments pour l’intérim.

Pour l’État, la réforme a eu un coût de l’ordre de 4, 5 milliards d’euros en régime de croisière, après une année charnière qui lui en aura coûté le double. En revanche, l’État a « fixé » l’hémorragie que lui imposaient les contreparties aux collectivités locales au titre de cet impôt et dont il était le principal pourvoyeur : c’est là le gain essentiel qu’il en a retiré. Il a, en quelque sorte, « payé pour solde de tout compte ».

Enfin, s’agissant des collectivités locales, si elles ont été indemnisées à l’euro près, ce que plus personne ne conteste, la réforme a profondément affecté leur relations avec l’État ; j’y reviendrai.

D’un point de vue pratique, l’incidence majeure de la réforme est le rebasage de la ressource sur les ménages, notamment pour le bloc communal, et sur une part d’impôt économique considérablement diminuée, qui évolue désormais au même rythme que la richesse nationale. Cela induit une dynamique nouvelle, corrélée à l’évolution économique et aux capacités contributives des habitants.

Les parlementaires ont, à cet égard, dû affiner considérablement les critères, de manière à corriger les anomalies et à tenir compte du poids de l’histoire. Nous ne reviendrons pas sur ce travail fastidieux, mais nous soulignerons les résultats obtenus et la nécessité de poursuivre la tâche.

Les deux dernières lois de finances ont procédé à des ajustements afin de mieux prendre en compte les établissements industriels et leurs spécificités, tout comme leurs effectifs, et introduit certaines mesures préconisées par notre rapport sénatorial, telle l’indexation de l’imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux, l’IFER.

À l’heure actuelle, subsiste la problématique liée à la poursuite de la mise en place de la péréquation, corollaire essentiel du nouveau système, car le fondement de la ressource nouvelle des collectivités et son dynamisme asymétrique exigent une appréciation de la richesse en stock, mais aussi une appréciation des charges des collectivités.

La mise en œuvre de ces corrections est l’un des chantiers essentiels sur lesquels le Parlement est appelé à travailler.

Il importe que la montée en puissance programmée puisse suivre le calendrier fixé, mais en prenant garde au contexte contraint que nous traversons et en liant l’effort aux flux annuels.

S’agissant du bloc communal, nous pouvons nous féliciter du cap maintenu par le Gouvernement quant à la progression du fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales, le FPIC, voire son rattrapage.

Comme la répartition sur la base du coefficient d’intégration fiscale – CIF – à l’échelon intercommunal, l’introduction du revenu des habitants – il vient modifier le prélèvement à hauteur de 20 % – constitue une correction utile apportée par la loi de finances pour 2013 au profit de certains territoires urbains.

Le dossier de l’appréciation des charges de centralité reste également ouvert. Il conviendra sans nul doute d’introduire des correctifs en déplafonnant progressivement le prélèvement du FPIC et du FSRIF – fonds de solidarité des communes de la région d’Île-de-France –, mais nous devons aussi attendre que l’Île-de-France puisse ajuster son propre système en tenant compte des besoins spécifiques et différenciés de son territoire, qui n’a pas encore, rappelons-le, opéré sa mutation intercommunale.

Il reste beaucoup plus de travail au sujet des mécanismes de solidarité concernant les régions et les départements, ces collectivités ayant apporté moins d’attention auxdits mécanismes. Elles auraient sans doute intérêt à faire rapidement des propositions concrètes à cet égard.

Sur le plan technique, monsieur le ministre, il convient d’insister sur les trois pierres d’achoppement subsistant autour de la CET, la contribution économique territoriale.

Il s’agit tout d’abord du dossier de la cotisation minimale au titre de la contribution foncière des entreprises – ce qu’on appelle la « CFE minimale » –, que le Gouvernement n’a pas voulu régler définitivement dans la dernière loi de finances. Nous avions proposé un plafonnement sur la valeur ajoutée, à l’instar de ce qui existe pour les autres contribuables. Il est indispensable de le décider pour 2014, en temps utile, dans un cadre constitutionnel durable.

Il sera également impératif d’adapter la répartition de la CVAE, la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, aux caractéristiques des groupes. En effet, actuellement, les décisions d’organisation juridique des groupes permettent de déterminer largement les lieux de répartition de la valeur ajoutée. Sachant que ces groupes réalisent plus de la moitié de la valeur ajoutée au niveau national et qu’ils sont concentrés sur certaines zones, le mécanisme n’est pas neutre...

Il a été proposé, dans le rapport parlementaire, que cet aspect soit corrigé pour ramener les principes à ceux qui régissent les entreprises multi-établissements classiques. Tant Valérie Pécresse que son successeur, Jérôme Cahuzac, ont prétexté le besoin de simulations pour envisager d’en modifier l’approche. Mais le phénomène est maintenant parfaitement identifié.

Enfin, subsistera la mesure des incidences de la revalorisation des valeurs locatives, dont le calendrier est désormais établi. Cette dernière révolution fiscale produira de nouvelles modifications sur la géographie fiscale locale, mais aussi sur la fiscalité locale, car elle porte également en germe une nouvelle carte des richesses et, par là même, des critères qui sont utilisés pour la péréquation de ces mêmes richesses sur le territoire.

Cette réforme est d’autant plus nécessaire que la perte du levier fiscal impose la revalorisation permanente de la matière fiscale, de manière différenciée.

Convenons à cet égard que la mise en place d’une nouvelle fiscalité locale qui ne s’appuie plus pour l’essentiel sur le levier fiscal doit pouvoir bénéficier d’un renseignement, d’une expertise et de rapports permanents qui ne soient pas à la seule discrétion du Gouvernement.

Il faut que les parlementaires puissent disposer en permanence des simulations et des états nécessaires, de façon qu’ils n’aient pas à s’en remettre à la seule expertise de leurs associations d’élus, dont les rapports de prospectives sont au demeurant très intéressants. Il est urgent de mettre à la disposition des parlementaires les outils et les sources nécessaires à une veille et à une mise à jour permanentes de la fiscalité locale.

Venons-en maintenant à l’aspect prospectif et aux conséquences les plus durables de cette réforme.

La taxe professionnelle a vu le jour à la fin des Trente glorieuses, sur des bases conceptuelles liées à une ère de croissance, ainsi qu’à une volonté d’autonomie fiscale des collectivités locales et de transfert de compétences à ces dernières, de façon à leur permettre d’assumer elles-mêmes, en lieu et place de l’État, les besoins de reconstruction et de développement.

Le texte sur la taxe professionnelle, dont les fondements remontent à 1959, arriva à maturité alors que nous venions juste de changer d’époque, avec le choc pétrolier de 1974 et, en 1975, la fin des budgets en équilibre : ces deux événements vont placer le pays en situation de crise, laquelle ira crescendo avec la mondialisation.

La taxe professionnelle en subira très rapidement les conséquences avec la suppression de la part salaires en 1987, avec sa compensation relative en 1999, au grand dam d’un État soucieux de ses finances, avec la prise en compte de la valeur ajoutée à travers les modifications de 1979 et 2006, qui portaient déjà en germe la réforme de 2009.

Comme l’indique le rapport Fouquet, dès lors que la taxe professionnelle n’était plus portée que par les seuls investissements, elle était condamnée.

Alors que les collectivités se réjouissaient de la liberté fiscale acquise, ailleurs, on réfléchissait à de nouvelles étapes. L’État était déjà en période de contrainte, et l’on va assister à un chassé-croisé de mesures contradictoires, avec l’illusion d’une autonomie fiscale, les collectivités étant en fait, à travers des dégrèvements croissants, de plus en plus financées par l’État.

Il faudra attendre la charnière de 2002-2004, avec l’inscription de l’article 72-2 dans la Constitution, pour que l’horizon bascule. Cependant, sur le moment, le monde élu n’a pas perçu la portée de cette disposition. Le Gouvernement et l’administration venaient d’imposer définitivement la norme de référence : exit l’autonomie fiscale ; l’autonomie financière était née !

En 2009, la réforme de la taxe professionnelle, a priori à destination des entreprises, vient porter le coup de grâce en diminuant le poids de l’économie dans la ressource locale, en figeant les taux et en réaffectant les impôts par niveaux, souvent sous forme de parts d’impôt national.

Pour être tout à fait complète, cette réforme exigeait un second pilier, celui de la péréquation horizontale : en effet, si elle a réduit le poids de la richesse économique dans la ressource, elle n’en a pas moins laissé subsister les inégalités territoriales accumulées. En même temps, la réforme permet à l’État de substituer la péréquation horizontale à la péréquation verticale dont il était comptable, dernier verrou posé sur le dispositif, avant que ne vienne s’ajouter la rationalisation des compétences, qui nous occupera dans les deux mois à venir.

Il est important de souligner ce double mouvement contradictoire, où le cheminement des élus s’est heurté à une radicalisation de l’administration et des gouvernements, et où les élus ont accusé un temps de retard par rapport à l’évolution de l’histoire fiscale.

Cela ne veut pas dire que ce mouvement est inéluctable et ne peut être inversé ; cela signifie seulement que les circonstances l’imposent pour quelques décennies et qu’il importe d’en prendre acte, à l’instar de nos collègues européens.

Je formulerai une interrogation supplémentaire, en lien avec la réduction drastique des dotations qui vient de nous être annoncée : 4, 5 milliards d’euros sur deux ans, soit 6 % de leur montant.

Si l’on peut comprendre une telle décision dans le contexte que je viens d’évoquer, il importe que sa nécessité soit rapidement et largement admise et que, en outre, la répartition de l’effort au sein des niveaux de collectivités soit équitablement répartie.

Monsieur le ministre, pouvez-vous nous préciser quelles sont les intentions du Gouvernement à ce sujet, dans le cadre de la nouvelle gouvernance qui s’installe ?

Pour terminer sur une note prospective, je souhaite dire que la taxe professionnelle ne correspond pas seulement à une grande réforme fiscale technique ; elle doit aussi être lue, selon la formule du professeur Michel Bouvier, comme « le basculement tangible d’un monde quasi révolu, fondé sur une régulation par des États nationaux maîtres de leurs choix financiers, à un autre, fondé sur des espaces supranationaux intégrant des espaces territoriaux et fonctionnels à autonomie financière limitée ».

La crise que nous traversons accélère cette évolution avec une violence inaccoutumée, en poussant à une plus forte intégration des acteurs publics locaux, nationaux et européens, et à la mise en place d’outils nouveaux, comme le Conseil des exécutifs, hier, ou, demain, le Haut Conseil des territoires, auquel nous devons donner force opérationnelle au plus vite, dans le cadre d’un véritable dialogue.

C’est l’équilibre de la société et du lien social qui est en jeu, avec une nouvelle forme de gouvernance qui intégrera démocratie, solidarité et liberté. Le seul risque que comporte l’exercice, c’est que cette intégration prenne la voie d’une recentralisation.

Aussi, souhaitons que le Parlement ne se contente pas de considérer cet épisode comme celui d’une réforme réalisée à la hâte ou souffrant d’improvisation, où les uns et les autres auraient failli, car il passerait alors à côté de l’histoire fiscale de nos collectivités. §

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