Comment penser prévenir la récidive si l’on ne donne pas de moyens pour la réinsertion ou la probation, si l’on oblige les magistrats à travailler dans des conditions ubuesques, à la limite de la sécurité sur leur propre lieu de travail ?
Monsieur le ministre, mes chers collègues, vous l’aurez compris, la majorité de mon groupe attend aujourd’hui une refondation de notre politique pénale. Il y a urgence, près de dix-huit mois après le changement de majorité ! Il y a urgence, alors que le bruit de fond de la société est inquiétant et que de nombreux citoyens sont excédés par la délinquance quotidienne, preuve, s’il en fallait, de l’inefficacité de la politique pénale du tout-répressif ! Voilà pourquoi notre groupe a choisi de soumettre au Sénat, comme un préambule, cette proposition de loi portant réforme de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, dite CRPC.
Comme vous le savez, la CRPC a été introduite dans notre procédure pénale par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite loi « Perben II », avant d’être successivement modifiée par les lois du 26 juillet 2005, du 12 mai 2009 et, enfin, du 13 décembre 2011. Son objectif avoué était de diminuer le délai de traitement des affaires correctionnelles, dans un contexte de surcharge des juridictions qui, d’ailleurs, n’a pas changé depuis lors.
Ce nouveau mode de poursuite a constitué une rupture avec nos traditions juridiques, fondées sur la procédure inquisitoriale. Inspirée du guilty plea britannique et du plea bargaining américain, la CRPC, pour la présenter schématiquement, permet à une personne mise en cause de négocier directement avec le procureur de la République une peine automatiquement réduite si elle reconnaît elle-même, en échange, sa culpabilité. Elle donne donc un pouvoir important au procureur, déjà maître de l’opportunité des poursuites, même si la peine négociée devra nécessairement être homologuée par un magistrat du siège, en présence d’un avocat.
Cette procédure s’appuie en réalité sur une forme de contractualisation du droit pénal tout à fait étrangère aux fondamentaux de notre droit pénal, qui se fondent sur l’intangibilité de la décision du juge. Le risque est donc que le juge du siège chargé d’homologuer ne soit qu’une simple autorité d’enregistrement d’un accord sur lequel il ne peut intervenir.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, si l’allégement de la charge des tribunaux constitue une finalité acceptable, il ne peut se faire au prix du sacrifice des principes fondamentaux d’un procès pénal équitable. Or, en plaçant le procureur de la République au cœur de la procédure, la CRPC porte en elle le risque d’un déséquilibre, une place démesurée étant réservée à l’aveu.
L’article préliminaire du code de procédure pénale, dont je recommande une lecture régulière, complété par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, énonce quels doivent être ces grands principes : égalité devant la loi et son application, respect de la présomption d’innocence, du contradictoire et de l’égalité des armes entre parties, séparation des autorités de poursuite et de jugement, proportionnalité des mesures de contrainte sous le contrôle de l’autorité judiciaire.
La CRPC recentre le procès pénal autour du parquet, lequel a acquis, en plus de son pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites, un pouvoir de détermination de la culpabilité et de la sanction, certes sous le contrôle ultime d’un magistrat du siège. Or je rappelle que le statut du ministère public en droit français fait régulièrement l’objet de critiques de la part de la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier depuis l’arrêt Moulin contre France du 23 novembre 2010, qui a qualifié l’absence de garantie d’indépendance du parquet d’attentatoire aux libertés fondamentales.
Lorsqu’elle était dans l’opposition, l’actuelle majorité n’avait pas manqué de souligner à de nombreuses reprises l’impérieuse nécessité de réformer le statut du parquet. Nous ne doutons pas que tel sera bientôt le cas. À cet égard, je vous rappelle les propos de notre collègue André Vallini, qui déclarait, lorsqu’il était encore député, que la CRPC « réunirait en fait les pouvoirs d’accusation, d’investigation et de jugement entre les mains d’une seule et même personne, le procureur, qui sera chargé d’accuser, d’enquêter et de sanctionner, ce qui est beaucoup pour un seul homme. Le juge ne serait là que pour homologuer dans des conditions qui, je le répète, prêtent à discussion ».
De la même manière, l’actuelle majorité s’était interrogée dès 2003 sur la nature de la CRPC au regard des principes généraux du droit, à l’instar du député socialiste Jean-Yves Le Bouillonnec, qui déclarait à la tribune de l’Assemblée nationale que « la création de la comparution sur déclaration préalable de culpabilité accentue davantage encore l’empreinte [de l’action publique], en laissant au surplus planer de grandes interrogations sur le respect du principe du droit à un procès équitable ».
En tout état de cause, nous ne demandons rien d’autre qu’une mise en cohérence des actes et des paroles.
Force est de constater que la CRPC induit une véritable opacité par rapport aux autres modes de poursuite, puisque les décisions relatives à la culpabilité de l’auteur et à la détermination de sa peine sont prises dans le bureau du procureur et non, comme c’est le cas par ailleurs, en audience publique. Elle va ainsi à l’encontre du principe de publicité des débats et occulte l’intérêt de l’audience d’homologation, même si le juge du siège doit intégralement exercer son office. C’est ce qui faisait dire, à cette tribune, le 1er octobre 2003, à notre regretté collègue Michel Dreyfus-Schmidt, que cette procédure « [avait] le mérite d’être, à défaut d’un classement sans suite, d’une discrétion absolue ! Et il est évident que telle ou telle personnalité qui se serait livrée à un trafic d’intérêt, à une concussion, pourrait se voir proposer un arrangement et cet arrangement serait discrètement validé par un juge, puisqu’il y aurait accord entre le procureur et l’avocat, étant entendu que le magistrat ne peut pas fixer la peine ».
Parallèlement, la CRPC, utilisée de façon systématique, favorise substantiellement une culture de l’aveu dont nous savons les dangers qu’elle peut receler. Ainsi, l’atténuation automatique de peine favorise cette attitude, qui devient l’élément déclencheur de la procédure elle-même. Le prévenu est de la sorte susceptible de subir une forte pression pour avouer, avec la promesse d’une peine moindre, au risque d’inciter à une auto-incrimination abusive, y compris en cas d’innocence, dans le seul but d’échapper à une peine plus sévère. Cette pression, inacceptable, a pu être accrue par la pratique de la double convocation.
Bien sûr, nous n’ignorons pas le remarquable travail qu’a réalisé notre rapporteur à la suite des nombreuses auditions qu’il a menées. Son rapport, comme il nous le dira dans quelques instants, a mis en lumière le décalage entre les craintes exprimées à l’origine, y compris par lui-même, et la pratique de la CRPC, telle qu’elle s’est forgée et affinée au cours des neuf dernières années.
Il apparaît ainsi que la CRPC est majoritairement utilisée dans des contentieux de masse et des affaires simples, des cas où la véracité des faits ne fait pas de doute, comme les délits routiers, notamment avec alcoolémie. L’aveu n’y étant pas toujours nécessaire, le procureur recourt précisément à cette procédure dans de telles affaires. De fait, la présence obligatoire de l’avocat lors de l’audience avec le procureur est venue renforcer la portée des aveux, mais se posera toujours la question de l’égalité de traitement des personnes mises en cause, selon qu’elles bénéficient ou non d’un défenseur, qu’il ait été choisi ou désigné, qu’il soit spécialisé ou profane en matière pénale.
En tout état de cause, il ne nous paraît donc pas opportun d’étendre un système favorisant l’aveu comme la preuve ultime dans notre droit pénal, ainsi que la loi du 13 décembre 2011 a eu tendance à le faire en élargissant la liste des délits susceptibles d’être sanctionnés par le biais d’une CRPC. Ainsi, sont aujourd’hui concernés non seulement des délits d’une gravité importante, mais aussi des délits ayant trait à des matières qui s’accommodent mal de la confidentialité et des suspicions qui peuvent découler de cette procédure.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, malgré ce que la pratique de la CRPC a démontré au fil des années, nous continuons à nous interroger sur l’égalité de traitement entre justiciables. Dans Des réactions politiques, Benjamin Constant nous a appris que « l’arbitraire n’est pas seulement funeste lorsqu’on s’en sert pour le crime. Employé contre le crime, il est encore dangereux ».
Or, outre la compétence parfois fluctuante de l’avocat, c’est bien la logique même de la CRPC, comme moyen de réguler les flux de contentieux d’une juridiction à une autre, qui nous interpelle. Cet objectif, louable en soi, ne peut devenir la seule finalité, car le degré d’encombrement de telle ou telle juridiction et le choix du chef de cour d’opter pour la CRPC selon le type de contentieux induisent une inégalité de traitement des justiciables qu’aggrave la diminution automatique de peine.
Dans les juridictions peu encombrées – il en existe encore ! –, le justiciable sera prioritairement traité par la voie traditionnelle de l’audience correctionnelle. Dans les juridictions surchargées, ce sera l’inverse. Des prévenus comparaissant pour des faits identiques devant des juridictions aux contextes différents ne seront donc pas jugés de la même manière et, surtout, n’encourront pas la même peine. À cela, il faut ajouter la charge supplémentaire de travail que peut représenter, pour les juridictions, l’utilisation de la CRPC dans le contexte budgétaire très contraint que nous connaissons. En effet, le recours trop important à cette procédure ralentit l’enrôlement des affaires sur citation directe ou provenant de l’instruction.
L’ensemble de ces raisons nous avaient initialement amenés à proposer des modifications qui devaient conduire à diminuer drastiquement le recours à la CRPC, en prévoyant un encadrement plus rigoureux de celle-ci : restriction aux seuls délits punis de trois ans d’emprisonnement au maximum, suppression de l’atténuation de peine, possibilité pour le juge du siège de moduler à la baisse la peine proposée pour ne pas encombrer le rôle des audiences correctionnelles, présence obligatoire du parquet lors de l’audience, suppression de la double convocation.
Monsieur le rapporteur, nous avons lu très attentivement votre rapport. Vous avez voulu apaiser nos craintes et calmer nos ardeurs, qui furent non seulement les nôtres, mais aussi celles d’une grande partie de cet hémicycle lors des différents débats sur la CRPC tenus depuis sa création en 2004. Comme vous l’avez relevé, les inquiétudes exprimées lors de l’introduction de la CRPC dans notre droit ont été en grande partie démenties par les faits, une majorité de praticiens lui trouvant désormais une utilité indéniable. Il est vrai qu’avec 65 000 procédures mises en œuvre en 2012, dont près de 58 % pour le contentieux routier, la CRPC a représenté près de 13 % des poursuites enclenchées.
Il est tout aussi vrai que la CRPC a été progressivement encadrée pour apporter aux prévenus davantage de garanties : précision par le Conseil constitutionnel des conditions dans lesquelles doit s’exercer l’office du juge d’homologation pour permettre un examen réel et approfondi, assouplissement des conditions de délai pour la présentation devant le juge homologateur, exclusion du champ de la procédure de certains délits qui requièrent toute la solennité et la publicité d’une audience correctionnelle.
Nous prenons acte du constat ainsi formulé et des observations d’un certain nombre de praticiens, mais nous continuons à penser que l’utilisation massive de la CRPC ne doit pas constituer un remède systématique à la lenteur et à l’encombrement des tribunaux. Faciliter le traitement accéléré de certains contentieux simples doit être encouragé, mais toujours en respectant les principes du contradictoire et du droit à un procès équitable, qui constituent désormais le jus commune du droit processuel en Europe.
Nous nous satisfaisons donc que la commission ait fait le choix, dans sa sagesse, d’aménager la CRPC pour qu’elle reste confinée à des contentieux simples, mais en renforçant ses garanties. À cette fin, le rapporteur a pris l’initiative de modifier le droit sur trois points que nous approuvons : introduire la possibilité pour le juge homologateur de moduler à la baisse la peine dans la limite d’un tiers, prévoir les conditions de caducité de la convocation en audience correctionnelle et permettre aux victimes de transmettre leurs observations au procureur afin d’améliorer son information. Ces mesures simples conforteront une procédure qui a su trouver sa place dans notre droit, même si nous en appelons une nouvelle fois à la vigilance pour que ses principes dérogatoires demeurent circonscrits. En d’autres temps, nous avons malheureusement connu des exceptions qui, au fil des lois successives, sont devenues des principes.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, vous avez compris que notre groupe a d’abord voulu faire preuve d’une démarche pragmatique et a rejeté toute posture idéologique. Le droit pénal et les libertés publiques sont des sujets trop sérieux pour que nous laissions la querelle partisane diriger le législateur. L’essentiel demeure, à nos yeux, que le droit pénal garantisse à nouveau un véritable équilibre entre les intérêts de la société et des victimes et les droits des mis en cause. Nous souhaitons ainsi faire refluer la justice de sûreté qui s’est imposée ces dernières années, au profit d’une justice de liberté. C’est la raison pour laquelle nous vous invitons, mes chers collègues, à voter ce texte.