Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce n’est jamais dans l’indifférence que l’on aborde un sujet tel que celui qui nous réunit aujourd’hui. Je me réjouis d’autant plus que le Sénat débatte et conclue sur ce projet de loi dans un climat de tranquillité et de responsabilité. Le débat qui s’est déroulé en commission a témoigné de ce sentiment partagé.
La France dispose d’un dispositif juridique déjà complet et adapté pour lutter contre le terrorisme, un dispositif construit par étapes, au fur et à mesure des différentes crises que nous-mêmes ou nos voisins et alliés avons affrontées. M. le ministre l’évoquait à l’instant, ce dispositif s’est enrichi et perfectionné grâce à la coopération internationale et à l’échange entre démocraties sur les méthodes d’action légales qui étaient les plus fructueuses et les plus efficaces.
Arrêtons-nous un instant sur les résultats appréciables que ce dispositif nous a permis d’obtenir. Bien évidemment, cela ne se lisait pas dans la presse, et c’est préférable, mais nous sommes nombreux ici à savoir que nos services ont pu, et à de multiples reprises, démanteler des entreprises terroristes de plus ou moins grande portée et de plus ou moins grande efficacité.
Bien entendu, comme M. le ministre le disait dans son propos liminaire, pas plus que la perfection, l’assurance tous risques face à ces menées n’existe. Néanmoins, il serait fâcheux, lors d’un débat comme celui que nous avons aujourd'hui, de ne pas rendre hommage à la conscience professionnelle, au courage et à la persévérance des hommes et des femmes qui travaillent au sein de services dont la mission est d’enquêter et de lutter contre les menées terroristes, oui, il serait fâcheux de ne pas saluer leur action et de ne pas apprécier tout ce qu’ils nous ont permis d’éviter.
Notre dispositif légal a donc évolué, il a été perfectionné à plusieurs reprises. Aujourd'hui, nous sommes devant une nouvelle étape de cette évolution, et ce pour une raison qui, je crois, est partagée par tous ici : il s’agit de faire face à des formes, elles-mêmes évolutives, d’entrée dans l’action terroriste d’individus ou de petits groupes.
Nous l’évoquerons de nouveau lors de la discussion des articles, nous voyons bien que la question centrale à laquelle cherche à répondre ce projet de loi en ses diverses dispositions, c’est ce mécanisme d’endoctrinement puis d’enrôlement de personnalités vulnérables, souvent isolées socialement, qui entrent par persuasion dans un refus de notre société et de ses valeurs, dans une fascination pour une violence prétendument rédemptrice venant donner un sens à un besoin d’engagement qu’elles n’ont pu satisfaire.
Cette forme d’accès au terrorisme, bien plus dispersée et bien plus souterraine, qui ne se manifeste pas par des réseaux dont on sache observer les mouvements et les échanges, méritait qu’un pas supplémentaire soit franchi dans le perfectionnement de notre dispositif de prévention et de répression pénale.
On entendra peut-être l’un ou l’autre de nos collègues évoquer, à l’occasion de ce débat, un « texte de circonstance ». Pour ma part, il m’apparaît qu’il n’est pas possible, dans une démocratie, même quand les services font leur travail méthodiquement et consciencieusement, de parvenir en une seule fois à un dispositif achevé et répondant à tous les risques – cela est vrai chez tous nos voisins, dans toutes les démocraties avec lesquelles nous coopérons. Nous sommes donc contraints d’évoluer avec la menace.
Plutôt donc que de parler de « texte de circonstance », mes chers collègues, rappelons- nous que l’appel au meurtre ou au combat sur internet n’a rien d’un phénomène nouveau que nous découvririons depuis quelques mois ! Ces faits étaient déjà connus, et des actions ayant malheureusement atteint leur but – je pense notamment aux événements du début du printemps 2012 à Toulouse – avaient, d'ailleurs, conduit la majorité politique précédente à déposer, dès avant la fin du dernier quinquennat, un projet de loi ayant, pour partie, les mêmes objectifs que le présent texte.
La démarche dans laquelle nous nous inscrivons – celle d’une démocratie qui perfectionne son système de droit de façon graduelle et réfléchie – me paraît donc logique et cohérente.
En réalité, le projet de loi dont nous allons débattre aura des effets limités, mais concrets. Pour aller à l’essentiel, il définit un nouveau délit, celui de l’entreprise individuelle de terrorisme, que Jean-Jacques Hyest décrira mieux que je ne saurais le faire. Il fait naître deux procédures préventives : la procédure d’interdiction de sortie du territoire et celle de suspension ou de suppression des contenus de provocation au terrorisme sur internet. Enfin – j’évoquerai plus brièvement ces points précis –, il apporte plusieurs perfectionnements à des procédures pénales destinées à la lutte contre le terrorisme, de manière à améliorer leur efficacité.
Je reviens sur les deux procédures administratives ici créées.
Pour ce qui concerne, première mesure administrative nouvelle, l’interdiction de sortie du territoire, je serai très bref. Il s’agit d’une mesure temporaire, motivée et contrôlée par le juge.
La mesure est temporaire, car elle n’est prise que pour une durée de six mois et, si elle peut être renouvelée, elle ne peut, au total, excéder une certaine durée. Elle est motivée, car le dossier sur la base duquel elle est prise doit suffisamment établir la dangerosité du comportement de la personne concernée, donc sa connexion avec des groupements ou des mouvances terroristes, de manière que le juge puisse, en cas de recours, confirmer que la mesure était bien justifiée.
Au regard des réflexions qui se sont justement fait jour sur l’équilibre de ce dispositif, aussi bien à l’Assemblée nationale qu’ici même, en commission, je veux souligner que nous avons encadré la possibilité d’intervention du juge dans un délai réduit. En outre, en cas d’urgence, si la personne concernée projette un déplacement prochain, on entre dans le cadre du référé-liberté, et c’est alors au juge du référé de prendre, en quelques heures, une décision.
Le Gouvernement nous a confirmé quel était l’usage en matière d’expulsion, où cette procédure existe déjà : l’ensemble du dossier et les renseignements recueillis par les services pour motiver la décision sont soumis au juge et, par conséquent, au défenseur de la personne.
Certes, l’interdiction de sortie du territoire n’est pas un outil parfait. D’ailleurs, à la fin des travaux de la commission, le Gouvernement nous a présenté des dispositifs permettant d’éviter que la mesure ne soit tournée. Néanmoins, celle-ci présentera une utilité indiscutable pour contrer le phénomène des « nouveaux enrôlés », qui se développe rapidement, non seulement en France, mais aussi chez beaucoup de nos voisins et amis européens – le ministre a évoqué ce point avec précision tout à l'heure. Au reste, cette mesure utile sera complétée par la coopération internationale.
Dans le même esprit, l’interdiction de sortie pourra être complétée par une interdiction de transport adressée aux transporteurs ainsi que par une interdiction administrative d’entrer en contact avec d’autres personnes prises à l’encontre de personnes assignées à résidence sur une base terroriste, de manière à couper le circuit de l’embrigadement.
Pour ce qui concerne la seconde mesure administrative nouvelle, la suppression des messages terroristes sur internet, autrement dit de toute expression d’encouragement ou de soutien à l’embrigadement des internautes, je veux souligner qu’elle est graduée. C'est ce qui fonde le débat sur le délai opportun – vingt-quatre ou quarante-huit heures –, dont M. le ministre vient d’expliquer très clairement les termes.
En effet, le dispositif prévu fait d'abord appel à l’esprit de responsabilité des hébergeurs, des professionnels du net. Les grands gestionnaires de réseaux savent très bien qu’il est à la fois de leur mission citoyenne et de leur intérêt économique de ne pas laisser « proliférer » ces messages de soutien au terrorisme ; le témoignage qu’évoquait le ministre à l’instant et les contacts que nous avons eus nous-mêmes le montrent bien.
Nous sommes donc convaincus que, dans bien des cas, la mise en demeure de l’hébergeur – plus que de l’éditeur – aura pour conséquence le retrait spontané du contenu.
À cet égard, il nous semble que la durée de quarante-huit heures permettra d’aboutir plus souvent à des retraits effectifs, notamment en cas de désaccord entre l’hébergeur favorable au retrait et l’éditeur, qui, évidemment, cherchera à s’y opposer. Le Sénat tranchera.
Mais en outre, si l’on veut que le retrait décidé à l’amiable et de manière responsable soit effectif, il faut probablement qu’une procédure de contrainte soit également prévue pour que, à défaut, le message puisse faire l’objet d’une suppression administrative.
Ce blocage est entouré de précautions toutes particulières puisque, à la suite d’une avancée importante votée par l’Assemblée nationale, on fait intervenir, dans la procédure administrative, une personnalité qualifiée issue de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL. À la réflexion, nous nous sommes convaincus que la CNIL est bien l’instance la plus légitime, la mieux préparée à mener cette action. Là encore, la décision sera sanctionnée par le juge.
Bien sûr, d’aucuns nous feront observer, non sans ironie, qu’un tel blocage administratif n’est pas efficace. Que la mesure ne soit pas efficace à 100 %, nous l’envisageons tous ! Mais si, en matière de sécurité, nous devions attendre le dispositif efficace à 100 % pour agir, nous resterions largement inoccupés…
Il est bien évident que les réseaux ou les propagateurs de messages les plus organisés et les plus déterminés arriveront à contourner le blocage. Le vieux principe de Pareto des 80-20 trouvera ici aussi à s’appliquer. Cela étant, si, avec cette mesure, nous parvenons à éliminer une partie importante des messages répétitifs sur internet, le risque que des jeunes perdus et des personnalités un peu ébranlées ne soient attirés dans le circuit de la persuasion, puis de l’embrigadement sera réduit très substantiellement.
Gardons-nous donc de caricaturer le débat ou de le réduire à un tout ou rien qui nous condamnerait à l’inaction. J’y insiste, la procédure introduite aura une efficacité et permettra de limiter l’embrigadement.
Outre les deux procédures administratives créées, plusieurs procédures pénales spécialisées seront améliorées ou durcies.
Ainsi, on étend la compétence des juridictions spécialisées siégeant à Paris. On applique les procédures propres au terrorisme à la diffusion de messages de provocation au terrorisme, de manière à pouvoir « remonter » les réseaux. On accroît le droit des juges, ou des policiers travaillant sous leurs ordres, d’accéder aux données et aux communications électroniques.
Enfin, sur le cas particulier de la conservation des écoutes pendant une durée allongée, mesure que le Gouvernement défend, nous proposons une solution de compromis.
Pour terminer, et en encourageant le Sénat à approuver l’ensemble de ce projet de loi avec les quelques modifications que nous proposons, généralement en convergence avec l’Assemblée nationale, dans un souci de perfectionnement, je veux dire que tout a été fait pour que les mesures tendant à accroître l’efficacité de la lutte antiterroriste soient entièrement assorties de garanties pour les droits individuels, auxquels nous tenons tous.
Le Gouvernement a deux premières réussites à son actif. Premièrement, il a convaincu une large majorité, d’abord à l’Assemblée nationale, puis parmi les membres de notre commission. Deuxièmement – je termine par où j’ai commencé –, il a réussi à faire en sorte qu’un nouveau pas en matière d’efficacité de la lutte contre le terrorisme par les moyens légaux soit franchi dans un climat serein et de compréhension.
Que l’on soit aujourd'hui capable de faire évoluer et d’améliorer, chemin faisant, le dispositif français de sécurité contre le terrorisme sans que cela soulève des débats passionnés est un signe de maturité et de solidité des fondamentaux de notre société et de notre vie collective. Je crois que nous pouvons tous nous en féliciter !