Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, il n’était pas prévu, voilà quelques semaines, que je m’exprime en tant que président de la commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel. Je souhaite donc saluer en préambule la manière dont Jean-Pierre Godefroy a conduit les travaux de cette commission et la qualité des débats qui s’y sont déroulés.
J’adresse également mes remerciements à Mme la rapporteur, Michelle Meunier, dont l’investissement et les convictions sont toujours aussi forts. La commission spéciale a rencontré, durant cinq mois, près de quatre-vingts personnes, représentants du monde associatif, des milieux judiciaire et policier, personnes prostituées, chercheurs et personnalités qualifiées. J’ai été frappé, à cet égard, d’entendre un certain nombre de personnes nous dire qu’elles étaient invitées pour la première fois à s’exprimer sur cette proposition de loi, qui avait pourtant déjà fait l’objet d’un examen par l’Assemblée nationale. Ainsi, sur ce texte comme sur d’autres, le Sénat aura travaillé de manière approfondie, en faisant preuve d’écoute et de pragmatisme, alors même que le sujet suscite de nombreuses réactions passionnelles et souvent contradictoires.
En effet, depuis le début de son processus législatif, entamé à l’automne 2013, ce texte, et plus précisément sa mesure la plus médiatique, qui prévoit la pénalisation des clients de prostituées, divise profondément. Il divise, comme on le verra dans un instant, non seulement les groupes politiques, mais aussi les associations féministes, les acteurs de terrain qui aident les personnes prostituées, les chercheurs, les milieux judiciaires, médicaux, voire, madame la secrétaire d’État, les membres du Gouvernement : certains d’entre eux, dans le cadre de leur audition par la commission spéciale, ne nous ont pas semblé particulièrement enthousiasmés par cette mesure.
Membre de la commission spéciale depuis sa création, j’ai observé que certains collègues, en écoutant les personnes concernées et les associations œuvrant au plus près du terrain, ont changé d’avis – c’est assez rare pour être souligné –, prenant notamment conscience des effets négatifs que pourrait avoir cette disposition du texte. La présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme elle-même nous a indiqué qu’elle avait été initialement favorable à la pénalisation des clients de prostituées, mais que sa position s’était inversée durant les travaux qu’elle avait menés.
On le constate, la question est donc loin d’être simple. La pénalisation soulève en effet deux interrogations de nature bien différente.
La première est d’ordre conceptuel, philosophique, voire moral, et concerne les fondements mêmes du phénomène : peut-on admettre qu’existe une prostitution librement choisie, comme le revendiquent un certain nombre de personnes prostituées et d’associations ? Ou bien la prostitution est-elle par définition une activité ne pouvant s’exercer que sous la contrainte, sans parler d’autres considérations ?
La seconde question obéit à une logique plus pragmatique, ou plus réaliste. Dans la mesure où le texte ne s’inscrit pas dans le cadre de la prohibition et s’intéresse aux effets concrets d’une telle mesure, comment lutter au mieux contre la traite des êtres humains à des fins sexuelles, véritable fléau progressant en Europe, et mieux protéger celles qui en sont victimes ? Sur ce point, madame la secrétaire d’État, nous sommes tous d’accord. Les chiffres sont d’ailleurs suffisamment accablants pour y prêter l’attention nécessaire.
S’agissant de la première question, nous ne pouvons ignorer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle, dans un arrêt datant de 2007, considère que « la prostitution [est] incompatible avec la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte ». Cet aspect juridique est bien souvent écarté des débats, je me permettrai d’y revenir.
Dès lors, peut-on présumer et décréter que la prostitution est toujours contrainte, en dépit des nombreuses déclarations de celles qui affirment exercer librement leur activité ? Au-delà de ces témoignages, l’Inspection générale des affaires sociales elle-même, au terme d’une enquête menée en 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution, a constaté que « l’examen de la diversité des situations de prostitution fait apparaître des degrés très variables dans la contrainte ou au contraire dans la liberté. » De même, dans l’avis qu’elle a rendu au mois de juin 2014 sur ce texte, la Commission nationale consultative des droits de l’homme indique : « le phénomène prostitutionnel est hétérogène et […] particulièrement difficile à appréhender. Il couvre un ensemble large de pratiques sociales, dont on ne connaît ni l’étendue, ni les limites exactes, ni la diversité. La prostitution peut être “traditionnelle”, de rue ou indoor, féminine, masculine ou transgenre – on considère aujourd'hui que la prostitution masculine est de l’ordre de 20 % –, régulière ou occasionnelle, etc. Cette hétérogénéité témoigne du fait qu’il n’y a pas “d’état de prostitution”, mais des “situations de prostitution”. »
Si l’on accepte de prendre en compte cette diversité, il devient difficile de considérer que la prostitution s’exerce toujours, par définition, sous la contrainte. Dès lors, on peut douter de la compatibilité de la mesure proposée avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
S’agissant de la seconde interrogation, qui concerne les effets concrets d’une telle disposition, la commission spéciale a cherché à obtenir une évaluation des effets de la législation suédoise, qui est souvent citée. Dans ce pays, l’achat d’un acte sexuel est interdit. Or le bilan en l’espèce est loin d’être probant. Il est très difficile d’obtenir des chiffres précis, mais plusieurs rapports indiquent que, loin de tarir la demande, la pénalisation des clients l’a plutôt déplacée et dissimulée.
À cet égard, je prendrai comme exemple le Danemark, lequel, par culture et système, est considéré comme relativement proche de la Suède et de la Norvège. Or ce pays a justement décidé, je le souligne, de s’éloigner des dispositifs mis en place chez ses voisins.
Pour les policiers et les magistrats, la pénalisation des clients ne constituera pas un instrument très utile dans la lutte contre les réseaux, puisque les clients n’ont, par nature, aucun lien avec ceux-ci. C’est là un aspect sur lequel je reviendrai : il n’est pas insignifiant dans le choix que nous pouvons faire.
En revanche, la commission spéciale a été alertée à de nombreuses reprises par la quasi-totalité des associations œuvrant pour l’accès aux droits et aux soins des personnes prostituées sur les risques sociaux et sanitaires de cette mesure. Ces associations nous ont dit que les personnes prostituées seraient davantage précarisées et fragilisées, alors même que c’est l’objectif inverse qui est recherché.
Pour toutes ces raisons, à la fois juridiques et pragmatiques, la majorité des membres de la commission spéciale a jugé, en harmonie avec de nombreuses associations, que la mesure proposée était plus porteuse de risques que de bénéfices. Cette dernière a donc été supprimée du texte adopté par la commission.
Cette suppression conduisait logiquement au rétablissement du délit de racolage, que les magistrats et policiers auditionnés nous avaient très largement demandé de ne pas abroger. En effet, selon eux, l’unique moyen d’accéder aux personnes prostituées est de les isoler des réseaux qui les exploitent.
Je le rappelle, en 2012, l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains a démantelé 52 réseaux de prostitution et 751 victimes de la traite ont été identifiées dans le cadre de procédures judiciaires. Selon les responsables de la brigade de répression du proxénétisme, un quart à un tiers des 50 à 65 procédures closes chaque année avec succès à Paris en matière de proxénétisme a pour point de départ des informations recueillies lors d’une garde à vue pour racolage.